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Une démarche à visée philosophique avec des élèves de ZEP par Gilles Geneviève

professeur des écoles, chargé du poste ZEP à l’école élémentaire Vieira da Silva, à Caen
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Peut-on dire comment on a décidé de faire de la philo avec ses élèves ? Pour faire écho à des recherches en cours, on pourrait aussi se demander si la question de savoir ce que la pratique de la philo en classe a changé à son identité professionnelle est pertinente. Si j’en crois mon expérience, et les échanges que j’ai pu avoir avec un certain nombre d’enseignants, on se lance dans la pratique de la philo en amont de la terminale parce qu’on a DEJA certains principes éducatifs (prendre l’enfant tel qu’il est et pas tel qu’il devrait être ; considérer l’écoute de l’autre comme fondamentale ; éviter le recours exclusif au discours moralisateur ; considérer que l’enseignement ne se limite pas à déverser un flot de paroles du haut d’une chaire ; partir des représentations des élèves ; accorder une grande importance à la congruence entre ses actes et les théories que l’on prône ; se garder le plus possible, dans ses relations avec les autres, de se placer dans le rôle du « parent » au sens que l’analyse transactionnelle donne à ce mot ; ...). C’est pourquoi, probablement, bien des enseignants qui ont commencé à travailler dans cette voie avaient déjà expérimenté des pratiques pédagogiques voisines : méthodes actives, pédagogie Freinet, classe coopérative, pédagogie institutionnelle. La rencontre avec les activités de philosophie à destination des élèves d’école primaire et du collège est donc souvent la découverte de quelque chose d’évident, qu’on attendait presque, et qui donne l’occasion, par les sujets généraux qu’elle permet d’aborder, de dépasser le cadre très souvent scolaire de ces démarches.

Un stage à l’IUFM de Caen

C’est, en tous cas, ce que j’ai vécu. Titulaire du poste ZEP[1] de l’école Vieira da Silva, à Caen, mon rôle de « maitre en plus » m’avait permis de proposer la constitution d’un Conseil d’enfants de l’école, d’animer le journal, de mettre en place des activités autour des jeux coopératifs, avec tutorat d’élèves etc. En mars 1998, j’ai assisté à un stage de formation continue, organisé par l’IUFM[2] de Caen et initié par Marc Bailleul, qui y est professeur. C’est une rencontre avec Richard Pallascio, membre d’une des équipes québécoises qui travaille dans cette direction, qui a permis à Marc de découvrir la démarche. L’équipe de Pallascio, de l’Université du Québec à Montréal, s’est emparée de la démarche du philosophe américain Matthew Lipman pour l’adapter à l’objet de leur travail : la didactique des mathématiques. Ils ont écrit des romans[3] qu’ils utilisent comme Lipman prévoit de le faire avec les siens : lecture partagée d’un chapitre, cueillette de questions proposées par les élèves, choix de l’une d’elles au moyen d’un vote et débat différé, étayé par un plan de discussion proposé par l’animateur[4]. Pour cette session, en 1998, Richard Pallascio était d’ailleurs présent. Il faut insister, peut-être, sur le fait que ce stage durait assez longtemps, quatre semaines, et qu’il a été reconduit depuis d’année en année, même s’il a été un peu raccourci en 2002-2003 : trois semaines « seulement ».

Objectifs

J’ai adhéré d’emblée aux objectifs de la démarche : permettre aux élèves d’accéder à une pensée autonome et critique, en espérant que cette évolution pourrait être génératrice de changements sociaux ; restaurer pour chacun l’estime de soi ; s’initier à la vie démocratique « en situation » ; apprendre à dialoguer, à travailler ensemble. On voit tout de suite les implications : grande importance de l’oral, transformation progressive de la classe en « communauté de recherche entre pairs », pour reprendre le mot de Lipman, éducation citoyenne, capacité à penser par soi-même, développement des facultés de jugement... Il importe de montrer aux élèves qu’ils ont leur destin, individuel et collectif, entre leurs mains.

Il s’agit là, à mon sens, tant dans les finalités que dans la pratique, d’une innovation majeure. Et, comme le dit Anne-Marie Vaillé, « la seule innovation qui m’intéresse est celle qui est porteuse de ces valeurs de solidarité, d’éveil du jugement critique, de découverte de l’intérêt du travail collectif et du sens du monde environnant, pour y prendre position et y prendre des responsabilités. » [5]

Clairement, donc, cette démarche qui porte le mot « philosophie » dans son nom a des visées comportementales. Le développement d’une pensée construite, et de son expression par l’oral, me paraît propre à éviter ce que Alain Bentolila qualifie d’ « autisme social ». Il précise : « Cette langue illettrée est vécue comme une détresse linguistique globale : elle rend très difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée avec un monde devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe. »[6] Le recours au dialogue pour éviter la violence, les comportements agressifs semble être une évidence, pour tous. Comme le dit Michel Onfray, « la violence suppose une incapacité à se parler, une impossibilité à vider la querelle par le langage [...]. Ceux qui ne maîtrisent pas les mots, parlent mal, ne trouvent pas d’explications sont des proies désignées pour la violence. Ne pas savoir ou pouvoir s’exprimer conduit promptement à en venir aux solutions qui engagent la force physique. »[7] Sauf que, jusqu’à la parution en 2002 des dernières Instructions Officielles, les programmes de l’école élémentaire ne faisaient pas explicitement allusion à la nécessité d’organiser régulièrement des débats en classe. Et que la panoplie habituelle des enseignants, en dehors des temps consacrés aux exercices systématiques sur l’oral, et des recours à la parole des élèves dans le déroulement normal de la classe, cette panoplie donc se limitait à l’usage, certes non négligeable, de l’entretien matinal, ou de début de semaine, le « Quoi de neuf ? » de la pédagogie institutionnelle. Cette démarche, et quelques autres qui en sont proches, prévoit de mettre en place des temps de parole spécifiques, avec des objectifs plutôt organisationnels ou visant au règlement des conflits. On sort alors du côté parfois trop anecdotique de l’entretien. Mais des aspects importants de l’usage de la langue risquent d’être absents de ces débats : la rigueur, la nécessité de fonder ses dires sur des critères valables, la cohérence, la sensibilité au contexte ou la capacité à s’auto-corriger. Or c’est l’ensemble de ces habiletés, que Lipman appelle « pensée critique », qui font de l’expression orale un support de développement de la pensée.

Mise en place dans l’école

Au retour du stage, en avril 1998, nous avons tenté une première mise en place de la démarche, dans un cadre limité : quelques séances, dans une seule classe. L’année suivante, l’ensemble de l’équipe s’est emparé du projet, d’autres enseignants ont suivi le stage et la « philosophie pour enfants » a été inscrite au projet d’école.

Le dispositif

Dans la pratique, nous avons opté pour un travail en co-intervention. En tant que titulaire du poste ZEP de l’école, j’anime donc les différentes séquences dans les classes concernées[8]. Le maitre de la classe intervient également, mais de façon moins systématique. Il a plutôt un rôle d’observation du comportement des élèves, par exemple à l’aide de grilles mises au point en commun.

Les romans écrits par Lipman sont utilisés dans la quasi-totalité des séances organisées dans l’école. D’une façon générale, depuis le début de notre expérimentation, c’est le déroulement qu’il a prévu qui est appliqué :

1. Première séance du cycle

Lors d’une première séance, les élèves sont invités à lire le texte, puis à proposer des questions d’ordre général que leur inspire cette lecture. Un premier débat peut avoir lieu, portant sur l’intérêt, la pertinence, le caractère non particulier des questions posées. On choisit alors l’une d’elles au moyen d’un vote à main levée.

La lecture oralisée qui précède le questionnement est un des éléments de la lente transformation du groupe classe en « communauté de recherche entre pairs » (Lipman). Chaque participant est en effet invité à lire un extrait du texte, en s’arrêtant dès qu’il le souhaite. Son voisin doit alors poursuivre. C’est un moment où chaque participant prend la parole, et où s’éveillent l’attention portée à l’autre et la prise en compte du groupe par chacun de ses membres.

2. Deuxième séance

Le deuxième séance du cycle est consacrée au débat proprement dit, au cours duquel la question choisie est débattue dans la classe. Celle-ci devient alors réellement une « communauté de recherche entre pairs ». Cette dénomination ne doit rien au hasard. Elle reflète l’état d’esprit qui doit régner chez les participants à ce débat. On le pratique en effet dans une optique de non-jugement.. Tous les membres sont égaux, personne ne doit prétendre détenir la science infuse ou des vérités définitives. Quand un désaccord se manifeste, il doit s’exprimer comme tel et non sous la forme de moquerie, ou de jugements de valeur (« C’est nul,... »). Par contre, le groupe est considéré comme une entité permettant à chacun de ses membres de progresser, de s’approcher d’une vérité.

3. Le plan de discussion

Pour approfondir la réflexion, pour varier les approches, pour mettre en œuvre des dynamiques de travail différentes d’une séance à l’autre, ou à l’intérieur de la même séance, l’animateur du groupe peut proposer un plan de discussion. C’est un terme générique pour désigner l’animation mise en place pour lancer ou relancer le débat au cours de la deuxième séance du cycle. Il présente plusieurs intérêts :

1°) Il permet d’introduire des notions qui n’auraient pas forcément été présentes dans le débat, ou d’éclairer le sujet sous un autre angle.

2°) Il est généralement conçu de telle manière que tous les participants sont actifs. En évitant le recours systématique à la discussion en grand groupe, qui gêne peut-être certains de ses membres, il permet à tous de trouver un espace de parole et évite les frustrations liées au temps forcément limité des interventions de chacun au cours des phases en grand groupe. A l’inverse, il permet l’implication de ceux qui pensent « ne rien avoir d’intéressant à dire ».

3°) Il évite la monotonie et permet de soutenir l’intérêt au sein de la séance. Il renforce également l’envie de continuer à participer à la communauté de recherche, en évitant les situations trop répétitives.

Notons cependant que certains sujets se prêtent mal à la mise en place de plans de discussion. Le débat peut être tout à fait satisfaisant, tant du point de vue de sa rigueur philosophique que de la satisfaction de tous ses membres, même si la discussion est menée en grand groupe d’un bout à l’autre, sans plan de discussion explicite.

Cet état d’esprit, cette façon de procéder (lecture auto-organisée, questionnement, débat avec plan de discussion), montrent clairement les intentions des concepteurs de la méthode : développer les attitudes de solidarité, d’attention à l’autre, ainsi que la tolérance, l’ouverture d’esprit et toutes les qualités d’écoute, de dialogue. En cela, ces activités se veulent une forme d’éducation civique en situation et, plus précisément, elles se proposent de montrer quels sont les intérêts de la démocratie (et, au passage, comment elle fonctionne et quelles sont les conditions requises pour que ce fonctionnement soit le plus efficace possible).

Concernant le plan de discussion, il n’est peut-être pas inutile d’indiquer que le programme mis au point par Matthew Lipman comporte, outre les romans dont il a déjà été question, des "guides d’accompagnement" dans lesquels il suggère un certain nombre de pistes de travail à partir des différents chapitres des romans qu’il a écrits (il existe un guide pour chacun d’eux) : quels thèmes peuvent surgir ? comment les traiter ? quel plan de discussion envisager ? etc.

Nous n’utilisons pas ces guides, d’abord parce qu’il est actuellement très difficile, voire impossible, de se les procurer en Europe. D’autre part, parce qu’il nous parait que le travail le plus intéressant pour l’enseignant, outre l’animation des séances, quelle que soit la forme qu’elle revêt, est précisément de s’emparer de la question proposée par les élèves pour mener sa propre réflexion. Etayée par l’expérience acquise, mais aussi par des lectures, des discussions avec les collègues, cette réflexion sera probablement le meilleur moyen pour l’enseignant de s’assurer une sorte d’auto-formation permanente.

En cycle 3

La majorité des séances que j’ai animées ont concerné des classes de Cycle 3, du CE2 au CM2 (élèves de 8 à 11 ans). Nous avons utilisé surtout le roman « Elfie ». Les possibilités horaires n’étant pas extensibles, et les Instructions Officielles fournissant un cadre relativement strict, nous n’avons pu organiser, au mieux, qu’un cycle de deux séances par mois dans l’ensemble des classes. Ce qui correspond à un total d’une dizaine de cycles par année scolaire. Or le roman « Elfie » compte treize chapitres et certains, vu leur longueur, doivent être lus en deux fois. Ces chapitres donnent donc matière à travailler sur deux cycles. Ce qui fait que nous n’avons jamais pu, depuis le début de l’expérimentation, terminer, sur l’ensemble de l’année, le roman choisi.

Le cas des CP

Si, dans la majeure partie des séances, nous avons respecté la démarche proposée par Matthew Lipman, le travail avec les petites classes, en particulier les CP, nécessite quelques aménagements. Bien que Lipman ait prévu de commencer à utiliser ses romans dès la grande section de maternelle, il nous a d’abord semblé difficile de le faire avec nos plus jeunes élèves : ils ne sont pas lecteurs, au moins en début d’année. Les textes servant de support à l’émergence des questions doivent donc être lus par les adultes. Dans ces conditions, l’utilisation de ces romans, assez peu vivants, il faut bien le reconnaître, nous semblait peu appropriée, d’autant que l’intérêt de la phase de lecture partagée se trouvait considérablement amoindri. Nous avons donc tenté d’utiliser des images, et des contes de fée. Mais ces supports ne nous ont pas paru aussi satisfaisants que les romans de Lipman. Les albums destinés aux jeunes lecteurs, et même les contes, se sont finalement révélés moins riches quant aux sujets induits que les ouvrages écrits spécialement pour la démarche. Dans certains cas, seules une ou deux questions pouvaient émerger. Ne valait-il alors pas mieux faire l’économie de ce temps de lecture-questionnement, devenu quelque peu artificiel puisque les adultes savaient par avance à quelle question on arriverait ? N’était-il pas plus honnête, et même tout bonnement plus simple, de poser directement celles que nous avions en tête ? C’est ce que nous avons fait, pour quelques-unes des séances.

D’autres, plus tard dans l’année, ont été basées sur la lecture magistrale d’un passage d’Elfie. A notre grande surprise, la magie a opéré. Les élèves de CP ont parfaitement compris le fonctionnement du texte et ont proposé des thèmes proches de ceux qui émergent chez leurs camarades plus âgés, quoiqu’en moins grand nombre, et formulés moins systématiquement sous forme de questions.

Une évolution notable

Vers le milieu de l’année scolaire 2001-2002, ma pratique a évolué, dans le CM2 où les séances de philosophie pour enfants ont lieu avec la plus grande régularité (environ un "cycle" par mois). Influencé par des débats tenus sur Internet, en particulier avec Jean-François Chazerans (sur la liste pratiques-philosophiques[9]), et par l’enthousiasme des élèves, j’ai tenté, en accord avec le maître titulaire de cette classe, de me passer du support utilisé jusque là, à savoir le roman Elfie. J’ai demandé aux élèves de réfléchir aux questions d’ordre général qu’ils souhaiteraient voir débattues : questions posées lors de précédentes séances et non retenues à la suite du vote, ou questions entièrement « originales ». En fait, nous procédons un peu comme Marcel Conche envisage le lancement de débats à visée philosophique : « Si je devais aborder cela, je commencerais par dire : On va faire une interrogation écrite. Ecrivez les questions auxquelles vous voudriez que l’on réponde, les feuilles sont anonymes. »[10] Sauf que le mot d’interrogation n’est pas prononcé, et que la cueillette des questions, pour reprendre la jolie expression de nos collègues québécois, se fait en commun au tableau.

Si on peut mesurer le succès d’une telle séance au nombre de questions proposées, ce nouveau fonctionnement est une réussite. Au cours des recherches de questions des séances organisées selon ce principe, les questions posées ont été très nombreuses. C’est, bien souvent, des considérations liées au temps qui s’écoule qui nous contraignent à mettre un terme à cette phase. Le déroulement classique du programme Lipman est ensuite maintenu : choix par vote à deux tours de la question qui sera débattue, et débat proprement dit au cours d’une nouvelle séance qui a lieu généralement une semaine plus tard.

Auto-formation des enseignants

Des réunions de mises en situation ont également été organisées, où l’ensemble des collègues présents ont pratiqué la philosophie « pour adultes », en suivant une méthode comparable à celle utilisée pour les élèves. Le point de départ était là aussi un texte de fiction écrit spécialement, mais différent de celui que nous utilisons en classe avec les élèves. Il s’agissait, en fait, d’un « roman » que j’écrivais moi-même à mesure des besoins. [11] Ces séances ont ensuite été proposées à l’ensemble des personnels qui enseignent dans notre ZEP : ceux des trois groupes scolaires et du collège du secteur.

Ces séances d’« auto-formation » sont appréciées par les collègues. Elles sont recommandées par les concepteurs américains de la méthode. Il nous paraîtrait par ailleurs assez incohérent de prôner la mise en place de débats dans les classes en assénant à nos collègues un discours du haut de la chaire, même si ces pratiques incohérentes, qui relèvent du « Faites ce que je dis mais pas ce que je fais » sont monnaie courante dans l’Education Nationale. Alors même que sont régulièrement rappelés à tous niveaux les vertus de l’exemple. En ce sens, par ces mises en pratique destinées aux enseignants, nous allons plus loin que Fernand Oury, le théoricien de la pédagogie institutionnelle, qui annonçait, parlant des travaux de son équipe : « Ne rien dire que nous n’ayons fait ». Nous y ajouterions « Ne rien proposer à nos élèves que nous n’ayons nous-mêmes vécu ».[12]

Une évaluation ?

La question de l’évaluation d’une telle démarche est-elle pertinente ? Dans certains cercles, on pense que non, ce souci s’apparentant à une instrumentalisation de la philosophie, qu’on voudrait réduire à ses seuls effets, réels ou supposés.

Ailleurs, on pense que oui. C’est le cas au sein de l’équipe qui travaille sur la question dans l’Académie de Caen, pour qui l’évaluation devrait devenir un sujet de recherche, en des termes qu’on pourrait formuler ainsi : « Les objectifs assignés à la démarche de débat à visée philosophique sont-ils, au moins partiellement, atteints par les élèves ? ». Et ceci même si la plupart des membres de cette équipe sont convaincus que la pratique de ces activités relèvent au moins pour partie d’un « pari pédagogique ». Il n’en demeure pas moins que beaucoup d’enseignants, et surtout ceux qui sont confrontés pour la première fois à cette démarche, posent le même type de question. Il semble difficile, si on veut les convaincre de son intérêt, d’éluder ce point. Peut-on le balayer d’un revers de manche, même si c’est une manche de philosophe ? Peut-on le faire, par exemple, si cette question est posée dans des temps de formation ? On pourrait, à la rigueur, s’en tirer par une pirouette, en disant qu’il est quasiment impossible de trouver d’autres activités visant des objectifs aussi larges, et aussi ambitieux : développement de la pensée autonome, des habiletés langagières, aptitude au « philosopher », renforcement de l’estime de soi, le tout soutenu par un travail oral de discussion en groupe. On pourrait dire aussi, pour reprendre les mots de Françoise Cros, chercheuse à l’Institut national de la recherche pédagogique, que « l’apport de la preuve en matière de recherche en éducation est très difficile, voire impossible. »[13] A ce sujet, elle raconte l’anecdote suivante, survenue lors de la restitution de la recherche sur les collèges expérimentaux pilotée par Louis Legrand. « Après avoir restitué les résultats des recherches, de manière extrêmement rigoureuse et nuancée, Louis Legrand intervient et dit qu’au fond il ne sait pas si les résultats ainsi obtenus ne sont pas plus liés à la motivation des enseignants engagés qu’aux dispositifs pédagogiques novateurs eux-mêmes ! »[14] Dans le même esprit, Philippe Meirieu affirme que « si les épreuves d’évaluation permettent à l’enseignant de repérer qu’une compétence ou une capacité sont maîtrisées par un sujet, en toute rigueur, elles ne devraient jamais permettre d’affirmer qu’il n’en dispose pas, un échec pouvant toujours être attribué à des facteurs périphériques qui ne sont jamais totalement élucidés ».[15]

On le voit, que la question soit pertinente ou non, il sera, en tout état de cause, extrêmement difficile d’y répondre. C’est ma position, au sein du groupe de travail auquel j’appartiens. Pour répondre à une collègue qui souhaitait observer régulièrement quelques classes, je disais dans une note en juillet 2002 : « Le suivi privilégié de deux ou trois classes me parait assez lourd par rapport aux enseignements susceptibles d’être glanés. D’autant que, pour être crédible, il serait souhaitable de mesurer en parallèle l’évolution de groupes ne bénéficiant pas de séances de philo. Au niveau statistique, on ne peut nier, en effet, que tous les enfants progressent dans les domaines qui nous intéressent (pensée construite et son expression, pour faire court). Nous constaterons donc, fatalement, des avancées dans ce domaine. (Si nous constations des reculs dans des classes pratiquant la philo, il nous faudrait sérieusement nous interroger !). Et constatant des avancées, il serait facile de crier victoire. Mais une victoire bien fragile, rapidement démontée par le premier opposant venu. Ce qu’il nous faudrait donc déterminer, c’est si les enfants progressent PLUS VITE ici que là. »[16]

Peut-il y avoir des indicateurs de la réussite d’une telle activité ? Il semble que le nombre et la dimension philosophique des questions proposées par les élèves puisse en être un, ainsi que la « tenue » du débat. Pour Michel Tozzi, les questions philosophiques, seraient définies comme « non susceptibles :
- d’une seule solution (la « bonne ») ; d’une réponse factuelle, de connaissance (Qu’est ce qu’un conseil municipal ?) ; technique (Comment fabrique-t-on un cerf-volant ?) ou scientifique (Comment poussent les plantes ?).
- Mais au contraire des interrogations métaphysiques (sur la liberté, la vérité, Dieu, la vie, la mort, l’amour ... ), ontologiques, existentielles (Est-ce que j’existe ? Qui sommes-nous ?), éthiques (A-t-on le droit de tout faire ?), esthétique (Qu’est-ce que le beau ?), épistémologique (C’est quoi le dernier nombre ?) ; donc difficiles à résoudre et susceptibles de plusieurs réponses également fondées. »[17]

Voici une liste de questions posées dans une classe de Caen, en septembre 2002, à partir du premier chapitre de Elfie, de Matthew Lipman :[18]
- Pourquoi certaines personnes se posent-elles des questions ?
- Pourquoi certaines personnes sont-elles timides ?
- Pourquoi les enfants pensent-ils à leur futur métier ?
- Pourquoi certains ne s’aiment-ils pas ?
- Pourquoi des personnes veulent-elles ressembler à d’autres ?
- Pourquoi certains enfants sont-ils plus intelligents que d’autres ?
- Pourquoi certains enfants veulent-ils avoir les idées claires ?
- Pourquoi éprouve-t-on des sentiments pour les autres ?
- Pourquoi certaines personnes sont-elles différentes des autres ?

Il semble que ces questions correspondent aux critères exprimés par Michel Tozzi. De plus, le débat qui a suivi, sur la question « Pourquoi les enfants pensent-ils à leur futur métier ? » a été animé. La quasi-totalité des enfants se sont exprimés. Des positions argumentées ont été soutenues, des exemples et contre-exemples ont été trouvés, des désaccords se sont manifestés, certains ont été résolus, d’autres non. D’une façon générale, la qualité d’écoute a été très bonne, et à aucun moment le débat n’a été constitué d’une suite de monologues. Il y a vraiment eu des interactions constantes et une réelle co-construction de la progression du débat. Or, et c’est là un point essentiel, c’était la première fois que ces élèves participaient à une séance de « débat à visée philosophique », même si beaucoup avaient déjà une certaine pratique d’une forme d’entretien, inspiré du « Quoi de neuf » de la pédagogie institutionnelle. J’ai mené personnellement un nombre assez important de séances avec des élèves familiarisés depuis plusieurs années avec la démarche, et qui étaient beaucoup moins satisfaisantes tant au niveau des questions proposées que de la qualité du débat. Du point de vue de l’évaluation de la démarche, quelles conclusions tirer de telles disparités ? Cet exemple et d’autres semblent montrer que certains élèves, ou certains groupes d’élèves, même issus de milieux socio-économiques comparables, sont, au départ, mieux « armés » que d’autres pour se lancer dans une telle activité. Comment savoir, alors, si on compare différents groupes dans une perspective évaluative, quelles habiletés ont été développées par la pratique de la démarche, et quelles habiletés étaient présentes au départ ?

Des questions en suspens

De nombreuses questions nous sont encore posées. Parmi elles, le problème du dosage des interventions de l’animateur : en fait, tous les degrés semblent coexister dans les différentes pratiques qui ont cours actuellement en France ; depuis le guidage ferme, qui est au moins en filigrane dans la démarche Lipman appliquée à la lettre, jusqu’à la « disparition auto-programmée » de l’animateur (Chazerans). Même si tous les praticiens sont d’accord pour ne pas intervenir sur le fond des discussions. Autre question récurrente : pourquoi certains enfants gardent-ils le silence, au cours de ces activités ? Est-ce un problème ? Est-ce lié au type de démarche utilisée, voire au type d’animation ? Les guidages plus souples sont-ils garants, dans tous les cas, d’une participation plus grande ? On a vu aussi, dans l’exemple donné plus haut, que beaucoup de questions commencent par le mot « pourquoi ». Est-ce gênant ?

Toutes ces questions, et bien d’autres, restent sans réponse définitive. On pourrait s’en tenir là, et préconiser à chacun de faire ses choix parmi les pratiques actuellement utilisées, ou de s’en inspirer pour bâtir son propre dispositif. Mais l’intérêt de ce qui se passe actuellement en France, c’est que les praticiens des différentes « tendances » ne se regroupent pas au sein de chapelles aux cloisons hermétiques. Tout au contraire, des échanges constants ont lieu, grâce à des colloques, des séminaires, grâce aussi à des sites et listes de diffusion sur Internet et, bien sûr, grâce à des publications. La constitution d’une telle communauté de recherche entre pairs, formée d’enseignants désireux de réfléchir sur leurs pratiques, de les améliorer et de les diffuser, est, me semble-t-il, le meilleur garant de leur pérennisation.


Notes

[1] ZEP : Zone d’Education Prioritaire

[2] IUFM : Institut Universitaire de Formation des Maitres

[3] R. Pallascio et al. Les aventures mathématiques de Mathilde et David et Rencontre avec le monde des Sciences Québec, Le loup de gouttière, 1996

[4] Pour plus de détails sur la démarche de Lipman, voir Matthew Lipman, À l’école de la pensée, traduit de l’anglais par Nicole Decostre. « Pédagogies en développement. » Bruxelles, De Boeck, 1996

[5] Propos rapportés dans l’ouvrage collectif coordonné par Pascal Bouchard, Innovation école ! Paris, Autrement, 2001, p. 134

[6] Alain Bentolila, De l’illetrisme en général et de l’école en particulier, Paris, Plon, 1996

[7] Michel Onfray, Antimanuel de philosophie, Paris, Bréal, 2001, p.187

[8] sauf dans l’une d’elles, un CE1, pris en charge par la maitresse et la directrice de l’école, qui ont toutes deux suivi le stage.

[9] Voir aussi le site pratiques philosophiques.

[10] Entretien publié dans le Journal des instituteurs, n°7 de mars 2000, dossier Philosophie

[11] Voir à ce sujet l’article que j’ai écrit Philosopher au primaire en ZEP dans le numéro 12, de décembre 2001, de la revue Diotime-L’Agora.

[12] Il va sans dire que cette « auto-formation », si nécessaire qu’elle soit, ne doit pas être considérée comme suffisante. L’idéal serait bien sûr que de nombreux IUFM (tous ?) proposent des temps d’initiation à ces pratiques.

[13] Propos rapportés dans Innovation école !, op.cit. p.150

[14] Ibid.

[15] Philippe Meirieu, Apprendre... oui, mais comment, (3ème édition), Paris, ESF, 1988

[16] J’ai consacré un long texte à cette question de l’évaluation dans le site Internet que j’ai mis en ligne dans la rubrique « Notre expérience »

[17] Michel Tozzi, Pistes pour philosopher à l’école in Résonances, numéro 8, avril 2000

[18] Classe de CM2 de Florence Geneviève, école Lechatellier (située en ZEP)


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