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Le courant Lévine par Jacques Lévine

Docteur en Psychologie, Psychanalyste, fondateur de l’A.G.S.A.S. (Association des Groupes de Soutien au Soutien)
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


La métaphore qui est à la base de l’approche que je préconise est celle de trois cercles concentriques
  Le cercle du milieu, je l’appelle « la pensée du Petit Tout sur le Monde »
  Le cercle qui l’entoure, je l’appelle « la pensée du Moyen Tout sur le Monde »
  Le cercle qui les enveloppe, je l’appelle « la pensée du Grand Tout sur le Monde » ou encore le lieu de « l’instance Monde »

On peut effectivement envisager la relation au monde, d’un individu, de ces trois façons :
  le Petit Tout est le cercle que je forme avec moi-même ;
  le Moyen Tout est celui que je forme avec mes groupes d’appartenance (famille, école, profession, sexualité...) ;
  le Grand Tout correspond à mon inscription dans l’univers pris dans sa totalité.

Je définis la philosophie comme le spectacle du Petit Tout qui monte à l’assaut du Grand Tout pour connaître ses secrets. Il passe par les escaliers du Moyen Tout, après avoir rendu visite à ce que lui-même, en tant que Petit Tout, connaît du Grand Tout. Bien évidemment, cette définition ne suffit ni à rendre compte de la complexité du corpus que constitue la philosophie dite savante ou universitaire, ni à restituer l’esprit et les contenus de ce que nous avons convenu d’appeler le « monde philosophique des enfants ». Elle vise essentiellement a décrire la séance « Atelier de Philosophie » telle que nous la pratiquons, comme un voyage et à laisser entendre que ce voyage comporte des étapes précises lesquelles, par le travail d’exploration et d’interrogation qui s’y effectue, préparent à une pénétration dans le monde du Grand Tout.

Elle a également pour objectif de montrer en quoi notre démarche se démarque de celle de Lipman. Notre admiration est grande pour son travail de pionnier. Il est celui qui a ouvert la voie, mais nous mettons en doute que, pour fonder chez l’enfant une attitude de type philosophique, l’objectif premier doive être le débat. Problématiser, argumenter, conceptualiser, ne peuvent venir, dans l’optique où nous nous plaçons, que dans un deuxième temps.

Pour comprendre l’exemple qui suivra où est relatée une séance « Atelier de Philo », deux sortes de préalables sont nécessaires : l’une sur la procédure, l’autre sur les pré-supposés, notamment « ce qui motive nos enfants à philosopher ».

La procédure est régie par une règle fondamentale qui comporte quatre points :
  un avant-propos sur le sens du terme « philosophie » ;
  l’énoncé d’un thème ;
  l’annonce que la séance durera dix minutes ;
  l’annonce que l’enseignant n’interviendra pas, ou a minima.

A propos du terme « philosophie », il est spécifié qu’il correspond aux questions sur la vie que se posent les hommes depuis toujours. Une insistance particulière est mise sur le statut social que l’on donne à l’enfant au cours des Ateliers : il est autre chose qu’un élève, autre chose qu’un adulte, autre chose qu’un enfant. Il est une personne parmi les autres, un habitant de la terre qui pense à la façon dont les hommes se conduisent sur terre. Dans un premier document (janvier 2000) intitulé Atelier de Philosophie de l’A.G.S.A.S. Spécificité, pratique et fondements, puis dans un deuxième : Essai sur le monde philosophique de l’enfant. Le dialogue Moi Monde-Instance Monde (intervention au Parlement français de Bruxelles, février 2004), le dispositif est détaillé : taille des groupes, fonction symbolique du bâton de parole ou du micro, enregistrement, réécoute éventuelle. Le sens du silence de l’enseignant y est discuté en tant que signe de confiance dans la capacité de l’enfant d’avoir, autant que tout autre, une opinion réfléchie sur les choses du monde. Une liste des thèmes y figure qui montrent qu’il s’agit bien d’un voyage d’enquête sur la nature humaine. Les mots inducteurs qui ouvrent les séances ne procèdent pas du hasard. Une grande partie d’entre eux sont des interrogations sur la nature et la valeur civilisatrice des structures sociales : la famille, le travail, la loi, la différence masculin-féminin, homme-animal, les temps de la vie... D’autres thèmes : l’espoir, le chagrin, la violence, l’amitié, etc. invitent à plus de lucidité sur ce qui est heureux ou difficile dans nos vécus. D’autres encore concernent les idées qui nous guident dans la vie : ce qui est important et secondaire, la beauté, apprendre, comprendre, rêver... La séance fonctionne comme un mot qui s’ouvre pour laisser apparaître ce qu’est la pensée de tous au travers de la pensée de chacun. La parole est ici façon de prendre place dans la chaîne des vivants qui s’interrogent sur la vie. Nous avons établi des synopsis qui nous donnent des éléments pour comprendre la nature et l’évolution du regard des enfants selon les âges et également selon les milieux socio-culturels.

1) Il apparaît que l’enfant fait cinq expériences au cours de ce voyage au pays de la philosophie.
  l’expérience de lui-même en tant que lieu du « cogito », porteur de cette dimension fondamentale de l’être qu’est la pensée dont on est soi-même la source ;
  il se vit comme un interlocuteur valable pour ce qui concerne son droit à penser ;
  il y fait une expérience d’un nouveau vécu de la vie groupale scolaire, celle du groupe cogitant et de l’interpénétration de la pensée personnelle et de la pensée collective ;
  il découvre que sa parole se double d’un travail invisible de la pensée, le « langage oral interne » dont la conscientisation est un important facteur d’enrichissement de l’image de soi ;
  l’Atelier devient lieu de découverte de la complexité de la pensée, de ses ouvertures et de ses limites. Il met en marche une recherche en direction de concepts explicatifs et unifiants.

2) Ce qui motive nos enfants à philosopher est fait du vécu de quatre plaisirs :
  la fierté d’être invité à découvrir des secrets d’existence qui sont, d’une certaine façon, des secrets oedipiens sublimés sur le fonctionnement des relations ;
  la fierté d’être considérés comme équivalent à tout autre (sans pour autant que son statut de « petit Tout » verse dans la mégalomanie) ;
  la fierté de s’instaurer « analyseur » des situations fondamentales de la vie ;
  la fierté d’expérimenter ce que réfléchir veut dire.

3) Pour saisir pleinement ce qui se joue, il faut redonner toute leur place aux notions de Moi Monde et Instance Monde : Nous voyons, en effet, au travers des ateliers de philosophie, que tout enfant est « naturellement » possesseur d’un Moi Monde, c’est-à-dire d’une pulsion qui pousse son Moi à donner de l’intelligibilité au monde. Il recherche naturellement - c’est ce que signifient, entre autres, ses « pourquoi » - la raison d’être des choses. Il suffit d’assister à un atelier de philosophie pour voir qu’il fonctionne comme un catalyseur qui remet en marche le Moi-Monde lorsqu’il s’est trouvé insuffisamment alimenté. Quant à l’Instance Monde, c’ est un lieu imaginaire qui est sensé savoir comment fonctionne le monde et ce qu’il faut faire pour qu’il soit habitable. Ce n’est pas un Surmoi, ni une instance religieuse, c’est un référent laïque qui a valeur de parent allié. A l’intérieur de la boule monde, on trouverait, si on pouvait y accéder, le monde des sages, ceux qui veulent l’entente des hommes... il s’agit peut-être de ce que Rousseau avait, en son temps, considéré comme les inspirateurs du contrat social. L’analyse des séances montre qu’un double échange se produit. Une partie du Moi de l’enfant interroge en quelque sorte, depuis son balcon, l’Instance Monde sur l’expérience de la vie dont elle est dépositaire, en même temps que l’Instance Monde interroge le Moi de l’enfant sur sa propre expérience des choses. Le compagnonnage avec l’Instance Monde est un facteur essentiel de modification de l’image que l’enfant se fait de sa place dans le monde. Il fait l’expérience d’une nouvelle appartenance. C’est un élément essentiel de prise de hauteur, de décentration et de changement de regard sur la vie. Nous considérons donc le dialogue Moi Monde - Instance Monde comme condition incontournable de l’accès à l’esprit philosophique. Pour qu’il y ait désir de philosophie, il faut vivre l’Instance Monde comme ce qui fait rêver le Moi Monde, comme le lieu d’un immense vivier de savoirs qui excite l’appétit d’imaginaire. C’est le va et vient qui résulte de la capacité du Moi Monde à puiser dans ce qui est présumé êtres la richesse de l’Instance Monde qui féconde la recherche du sens des choses de la vie.

L’exemple sur lequel nous proposons une co-réflexion est celui d’une séance avec des élèves du cycle 3. La question est : « est-ce que j’existe ? ». Les réponses, pour la facilité de la lecture, ont été regroupées selon les préoccupations qu’elles semblent dénoter. Les chiffres indiquent la place de chaque réponse dans le déroulement de la séance. Premier groupe de réponses (qui semble correspondre au sentiment de réalité que donne le corps). (5) Je sais que j’existe. Quand je me touche, je me sens vraie. Je suis là. (10) L’essentiel c’est d’avoir une tête, boire, manger. Sans zizi, on n’est ni un homme, ni une femme. (12) Parce que mon cœur bat, je respire, sinon je ne serais pas ici à faire de la philo. (13) Parce qu’on peut bouger, parler. (24) Je sais que j’existe parce que je suis ici à l’école, avec mon bureau, mon cartable. Je suis bien dans ma vie. (39) J’existe parce que je fais du foot. Je suis gardien de but. Si je ne suis pas à l’entraînement, je ne suis pas mort. Deuxième groupe de réponses (qui semble correspondre à des doutes). ( 1) Des fois, les parents se disputent, sans se rendre compte que l’enfant est là. Bt lui se dit : « Est-ce que j’existe pour eux ? ». (4) C’est comme dans le livre que je lis : j’existe sans savoir si c est un rêve ou une réalité. (6) Certains, parce qu’ils n’ont pas de vie, alors ils veulent se tuer. Ils font comme si leur vie est un désastre. Ils croient à rien. Troisième groupe de réponses (qui semble correspondre à l’interrogation : avoir une famille, est-ce une condition nécessaire pour exister ?) (2) J’existe pour mes parents ; j’ai une famille ; je suis là. (35) Sans famille on ne peut pas exister. Si la mère, les grands-parents sont morts, on va dans un orphelinat ; c’est aussi une famille. (36) Même Si on va dans un orphelinat, on garde la mère dans notre cœur. (40) On existe parce que nos parents nous ont faits. (14) Les orphelins existent sans famille. (27) On peut ne pas avoir de famille et exister. (38) On existe même Si nos parents et grands-parents sont morts. (41) On peut ne plus avoir de famille et exister. Quatrième groupe de réponses (qui semble correspondre à l’interrogation : Existe-t-on pour tout le monde ?) (21) La plupart des gens se fichent de savoir si on existe ou pas. (22) Dans un jeu, Si on ne t’attrape jamais, on peut dire que tu n’existes pas. (45) On existe pour nous, mais peut-être que pour d’autres on n’existe pas. (46) Quand on fait le vide en soi, on a l’impression qu’on n’existe pas, qu’on est comme une image. (47) On existe, mais pas pour tout le monde, pas pour ceux qui ne nous connaissent pas. (48) On existe à peine quand on est mal formé. (49) Si on est un clone, la maman préfère son vrai enfant. Cinquième groupe de réponses (qui semble correspondre à la question : Continue-t-on d’exister si on est mort ?) (7) Si quelqu’un meurt, il n’existe plus. (10) Si on est mort, on existe toujours. (17) Quelqu’un qui est mort peut exister dans notre cœur. (18) Quand on est mort, par la pensée, on peut toujours exister. (23) Je ne suis pas d’accord avec moi-même (réponse 7). Quand on est mort, on existe, mais sous terre et les insectes viennent nous manger... Non, ils ne peuvent pas, à cause du cercueil. (37) Si on est dans le ciel, on n’a pas de famille, on n’existe plus.

Comme on l’aura remarqué, nous ne cherchons ni à conclure par une synthèse, ni à décréter que telle idée est meilleure qu’une autre. Si une telle intervention doit avoir lieu, elle se situe dans le cadre de la réécoute.

Ce qui nous paraît essentiel dans des démarches de ce type, c’est le statut social dont l’enfant se trouve investi et le statut qui est donné au langage. Ce n’est pas la même chose d’entendre un texte sur la honte ou le bonheur et de laisser parler les expériences du petit et du moyen Tout sur les mêmes problèmes.

De même, le rapport à la vie que nous expérimentons dans les ateliers de philosophie nous oblige à reconsidérer ce que nous entendons par : culture et pédagogie. La culture est, en effet, constituée par trois types de discours sur la vie et non un seul. *Il y a le discours prédominant officiel. C’est le « ça parle de type scolaire » tel qu’il est déposé dans les livres et dans les différents modes de transmission des patrimoines culturels. *Il y a le discours psychologique. C’est le « ça parle qui traduit le travail du Moi en recherche de son identité » *Il y a le discours direct du Moi-Monde sur le monde. C’est le « troisième ça parle », que nous voyons à l’œuvre dans les Ateliers de Philosophie où la pensée cherche à comprendre par elle-même et à reconstruire le monde.

Ajoutons que nous prolongeons les Ateliers de Philosophie par des Ateliers de Psychologie, fondés sur le principe de l’identification à l’autre et des Ateliers d’Interrogation Collective fondés sur le principe de l’identification à la pensée de l’Instance Monde.

La pédagogie peut être également profondément modifiée par la prise en compte de la réunion des trois « ça parle ». Car si la transmission du socle que représente le premier « ça parle » est indispensable, les temps sont venus pour que les savoirs sur la vie intérieure fassent partie intégrante de la pédagogie. De même, il faut envisager que le troisième « ça parle » puisse prendre toute sa place à l’intérieur même des disciplines scolaires. Nos enfants ont besoin d’être des « apportants » habitués et habilités à contribuer à la réflexion sur le fonctionnement du monde et des humains. C’est l’une des conditions, non seulement d’une rénovation de l’enseignement, mais d’un travail de fond pour redonner sens et confiance dans l’aventure humaine.


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