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Et pourquoi donc ? par Oscar Brenifier

Docteur en philosophie. Consultant - Formateur Institut de Pratiques Philosophiques
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


L’étranger

Depuis ma plus lointaine enfance, le mensonge m’est apparu comme une caractéristique fondamentale de l’être humain et de son discours. Mensonge par omission, mensonge par commission, mensonge par ignorance, mensonge par incohérence, mensonge par prétention, mensonge par habitude, mensonge par complaisance, mensonge par partialité, mensonge par convention, etc. Il ne s’agit pas tellement ici d’insister sur la nature immorale de ce mensonge, bien que cette dimension ne doive pas être pour autant occultée. Car le mensonge conçu comme rupture du discours, comme hiatus entre un sujet et sa parole, comme béance de l’être, comporte tout autant une dimension existentielle, esthétique, métaphysique ou épistémologique. D’ailleurs, au fil des ans, expérience et réflexion aidant, ou à cause d’une certaine fatigue qui envahit peu à peu l’âme et le corps, j’en suis aussi arrivé à admettre la nécessité ou à la beauté du mensonge. Paradoxalement, en dépit de ces diverses modifications, une même envie me taraude : mettre au jour le mensonge lorsqu’il se présente. Or, force est de conclure qu’il n’existe pas de parole qui ne soit mensongère ; peut-être pour avoir tant élargi ou dialectisé le concept de mensonge lui-même, comme certains lecteurs s’empresseront de le remarquer. Comme si le paradoxe était la mère de tout discours. Quoi qu’il en soit, toute parole est suspecte a priori, et le travail philosophique, la pratique qu’implique cette discipline, tend surtout à mettre en valeur le mensonge, non pas de manière générale et abstraite, mais individuellement, lorsqu’on le rencontre, chez l’individu qui en est le porteur, à défaut d’en être nécessairement l’auteur.

Ma rencontre avec Platon, à l’adolescence, fut donc une véritable révélation. Voici un personnage, Socrate, qui se donnait pour tâche, en désirant poursuivre la vérité, d’exposer le mensonge, en le faisant naître sous une forme bien concrète et déterminée. J’avais trouvé un maître, autant en profiter. Je ne suis pas sûr, avec un certain recul, que cette découverte fût particulièrement heureuse. Elle ne faisait que renforcer maintes tendances acquises, de par mon histoire personnelle, qui m’apportaient déjà quelques déboires. En effet, ayant passé mes jeunes années dans divers pays, en de nombreuses villes, déménageant sans cesse, j’étais toujours l’étranger, où que j’aille. L’étranger, celui qui ignore les règles, celui qui transgresse les pactes établis, celui qui dit ce qui ne doit pas être dit et questionne ce qui ne doit pas être questionné. Seul celui qui a vécu le décalage et le déracinement de l’exode peut comprendre à quel point toute société donnée, au travers de sa culture, sait imposer le tabou et le non-dit. Pour les autres, les indigènes chroniques, cette lourdeur est pour bonne part imperceptible.

Ainsi, Platon et Socrate, avec cette figure étrange de l’Étranger qui anime les dialogues tardifs, cet Étranger sous la forme duquel se cache peut-être le dieu de la réfutation, m’encourageaient dans une voie impraticable, d’ornières et de ronces, mais il me fallait m’y engager. La question ne se posait même pas. Toutefois, en un premier temps, si faire jaillir le mensonge était le chemin, l’aboutissement était la vérité. Une vérité que l’on pouvait énoncer, puisque Platon l’énonce. Le Bien, le Beau, le Vrai avaient un visage, un nom, des attributs. Lecture contestable certes, et je devais plus tard revoir ma copie. Question d’époque, sans doute. Car si les lieux nous déterminent, les années aussi. Nos années à nous, et celles de la société où nous vivons. Ainsi le questionnement socratique avait pour moi un but : accéder à une vérité dont la teneur était relativement certaine, elle était déjà écrite, inscrite dans l’ordre des choses. Et cette vérité-là, celle de par-delà les montagnes, devait s’opposer à une autre, factice, illusoire et mensongère, dont le voile épais ne demandait qu’à être déchiré.

Avec l’usure, celle des découvertes, des revirements et des trahisons, toutes ces inflexions qui n’en font qu’une - on la nomme le cours de la vie - j’ai appris à aimer ce que j’avais abhorré. Le relativisme, le scepticisme, le cynisme, que j’avais tant dénoncé comme une forme primaire de capitulation, de la pensée et de la vie, me tendaient leurs bras. Sans doute n’avaient-ils plus le même visage. Mais cette transformation d’apparence était-elle la cause ou la conséquence de ma propre transformation ? Je n’en savais rien. En une autre époque, cette question m’aurait intéressé : aujourd’hui, la poule et l’œuf m’écœurent quelque peu. Qu’avais-je à me soucier d’une vérité intrinsèque ? Seule me passionnait désormais la perspective esthétique. Le vrai m’avait jadis profondément fasciné, le bien ne m’avait jamais enthousiasmé. Toujours accessoire, le beau désormais réussissait seul à me toucher, à m’intriguer. Bien que l’on doive s’avouer que parmi ces trois concepts transcendantaux, celui que l’on choisit n’est jamais qu’une manière spécifique d’articuler l’ensemble. Ainsi la vérité, ou le bien d’une idée ou d’une pensée, se trouvait tout entière dans sa beauté. La beauté étant à la fois son unité, son originalité, son absence de superflu, sa précision, sa légèreté ; peu m’importait le contenu, sinon à travers les formes qu’il revêtait. Mais une forme qui est un fond, le seul fond substantiel sans doute, bien que cette perspective soit pour beaucoup difficile à concevoir.

Dès lors, pas plus que l’on ne pouvait juger en soi de la vérité d’un tableau, il ne me semblait être possible de parler de la vérité d’une idée. Néanmoins, pas plus que pour le tableau, il n’était question de brader l’exigence, bien au contraire, il s’agissait de repenser la vérité. Il serait hypocrite de ma part de prétendre à une sorte de révélation cosmique, ou à la persévérance d’une volonté dans le travail, pour rendre compte d’un tel basculement de pensée. Non, la vie s’était occupée de tout. Tels le sable et les eaux qui lentement grignotent la falaise, de nombreux événements, de nombreuses rencontres, s’étaient chargés de miner en profondeur le granit sur lequel je croyais reposer. Subrepticement, centimètre par centimètre, mon assise s’était déplacée. Rien là de bien glorieux : quoi de plus commun ? Si ce n’est que s’en rendre compte un beau jour, signifie reconnaître la fragilité de l’être, la fragilité de notre être. Ce qui en premier temps constitue toujours une expérience bizarre, en particulier, comme cela est ressenti en général, lorsqu’elle intervient tardivement dans l’existence.

En tout cas, la boucle était bouclée : après avoir pendant si longtemps et complaisamment été l’étranger aux autres, j’étais devenu l’étranger à moi-même. La figure de Socrate échappait soudain à Platon, même si la filiation restait indéniable, simple trahison routinière de la transmission ; d’autres figures apparaissant dans l’ombre, plus subtiles, plus provocantes, ou plus bâtardes encore. Toute finalité semblait disparaître de ma quête, une quête qui se retrouvait face à elle-même : peut-on encore parler d’une quête, lorsqu’elle n’attend plus rien ? Décidément, il n’y avait plus rien à dire : il n’y avait qu’à demander. Demander aux autres, car en vérité que peut-on se demander à soi-même ? Nous sommes si prévisible, si ennuyeux, si convenu. Alors que l’autre, c’est toujours lui le véritable étranger, celui à partir duquel on peut véritablement s’interroger. Quand bien même on se parle à soi-même, ce que d’aucuns appellent penser, nous ne saurions éviter de partir d’un appui à l’infini, insaisissable point de fuite qui prend la forme de l’altérité, sans indéfiniment se rabâcher. Mentir consistait donc à redire toujours la même chose. Par omission ou par commission, par abus ou par faiblesse, par incohérence ou par habitude, mentir, c’était répéter, ou croire se répéter.

Philosophies

Mes premiers cours de philosophie me laissent un souvenir mitigé. Un professeur polonais, avec un accent à couper au couteau, qui lâche de petits commentaires inattendus sur le quotidien, sur la neige et le froid. Un autre professeur, plus pompeux, qui se présente comme spécialiste de Kant, autorité suprême et morale à ce qu’il clame : lui et Kant, Kant et lui, indissociable garantie de vérité. Le premier m’inspire, le second me rebute. Visiblement, je ne suis pas le seul en classe à souffrir de cette allergie. Mais le premier joue la facilité, dirait le second. Peut-être bien : je dois aimer la facilité. Et je m’y cantonnerai. Sans doute choisissons-nous en fonction d’un vécu, de traumatismes, de modes en cours et de tout ce que l’on voudra, mais un choix reste un choix, et nous devons l’assumer. Ainsi, contre les cléricaux, j’ai choisi le camp des plaisantins. Ce qui ne devait guère m’empêcher de donner aussi à ma manière, périodiquement, dans le cléricalisme. La vie est ainsi faite, qui prend soin de nous : elle mêle incessamment le pur et l’impur.

Dans mon esprit, deux démarches s’opposent et s’entrecroisent chez les philosophes, opposition qui me fascine, et à laquelle je crois n’avoir jamais échappé. Ceux qui s’appliquent, méthodiques à souhait, adeptes du formalisme et du pas à pas. Puis les autres, plus subjectifs, ceux qui d’un revers de manche balancent aux orties les principes les plus sacrés. Évidemment, ils ont besoin les uns des autres, histoire de manques et de désirs, d’obsessions et de dénonciations mutuelles, tout comme l’église et ses hérétiques. Ceux qui découpent attentivement le saucisson, en minutieuses tranches, et ceux qui mordent allègrement dedans, dans toute la jouissance de l’instant. Deux modes contradictoires de la passion. Toutefois, il est clair qu’un des deux partis l’emporte de loin sur l’autre dans le monde officiel de la philosophie. Vieille institution, poussiéreuse à souhait, elle encourage surtout la prudence et la minutie, elle déteste le fracassant et l’emporte-pièce : la liberté n’est pas sa tasse de thé, pas plus que la subjectivité. Autant s’éclipser alors, je n’ai rien à faire en ces tristes lieux : il me semble qu’il y a là plus à perdre qu’à gagner. Mieux vaut encore détruire les yeux fermés que construire sur d’aussi misérables fondations.

Au cours des années qui s’ensuivent, le fossé se creuse. Platon me fascine, pour une seule raison : la mise en ouvre d’un personnage mythique, Socrate. Il va, vient, interpelle et questionne à tout va. J’en fais autant. Je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir d’autre à faire. Mis à part l’agenda de la vérité établie et connue qui me hante, j’imite comme je peux, je tâtonne, j’interroge plus ou moins habilement, plus ou moins violemment, plus ou moins à propos, et les résultats ne tardent pas à se faire sentir. Ça marche : ça agace, ça énerve, ça insupporte, ça fait réfléchir. Que demander de plus ? Tout de même, je lis de temps à autre diverses ouvres sur le sujet, produites par l’institution. Comment ne pas se flatter de l’avoir abandonnée et de la critiquer sans vergogne ! Les idées platoniciennes, la maïeutique socratique, les dialogues aporétiques, apodictiques et protreptiques. Que de classifications rigides, que de termes impossibles, que de surenchères théoriques creuses, que de vains découpages, que d’interprétations oiseuses, prétendues contributions toutes plus abstraites et absconses les unes que les autres, qui enferment la pensée sous prétexte de rigueur et de scientificité. Quelquefois, une intuition porteuse, mais noyée dans un fatras de citations, de références et d’arguties, histoire de montrer qu’on ne dit pas n’importe quoi : crédibilité oblige. Bref, autant de bonnes raisons de ne pas appartenir au club.

Mais les nôtres sont les nôtres, qu’on le veuille ou non, qu’on les déteste ou pas. Inévitable retour au bercail. Par le biais d’une rencontre, d’un individu, incident fortuit pourrait-on dire, accident et non fatalité. Mais ce serait se voiler la face : on ne trouve que ce que l’on cherche. Qu’alliez-vous faire en ces lieux, à une heure si tardive ? Que pensiez-vous donc y déterrer ? Fascination de l’originaire, quête du semblable, quand bien même nous l’avons dénoncé, vilipendé ou même assassiné. Le retour n’en est pas moins pénible. La rage est plus vivable lorsqu’elle reste loin de son objet. Tout de même, je me risque, la tentation est trop grande : je vais rédiger une thèse de doctorat. Souci de faire ses preuves, souci de crédibilité, souci d’efficacité, souci d’institutionnalisation, souci de mener un corps à corps ? Je ne sais pas, et peu importe. Peut-être une simple sympathie avec un homme, ce lien entre deux êtres qui parfois transcende et contredit les principes avoués. Parce que c’est lui, parce que c’est moi, et même si tant de choses nous séparent, quelque mystérieuse trame se tisse. La raison est durement mise à l’épreuve, ou alors elle se révèle à elle-même, secouant d’un rude mouvement d’épaule toutes les arguties et les dogmes qui l’encombraient.

Pour autant, s’agit-il de rentrer dans le rang ? Quitte à y perdre son âme. Je commence à rédiger, sans trop savoir où je vais : je pense au fil de l’écriture, ma plume pense pour moi. Petit à petit un projet émerge : produire une thèse de philosophie qui ne soit pas de l’histoire de la philosophie, cette maladie de l’érudition qui tend à transformer un passé dont le rôle est nous inspirer et nous permettre de penser, en un immense pensum où chacun guette l’autre, ses omissions et ses " fautes ". Les nains juchés sur des épaules de géants sont devenus des nains qui s’aplatissent sous les pas des géants, pour mieux s’en vanter. Pourquoi la pensée de nos grands prédécesseurs devient-elle des entraves plutôt que des échasses ?

La thèse s’intitule " La nature poétique de l’être ". Bric-à-brac de petits essais courts qui tentent d’établir une cohérence entre eux. La prétention en est de prouver comment des concepts comme celui de l’être, à l’instar de tout concept fondamental, ne peuvent procéder de postulats logiques déterminés a priori, mais d’une tentative de penser la multiplicité, le multiforme et le disparate pour lui donner forme, principe régulateur et non principe déterminant, dirait Kant. D’où l’importance cruciale du paradoxe et de l’ambiguïté, et c’est en ce sens que le réel est de nature poétique. Aucune citation, aucune bibliographie, rien de ce qui valorise et légitime une thèse " normale ". Je ne suis pas sans père ni mère, expliqué-je, trois auteurs m’inspirent : Platon, Leibniz et De Cues, mais plutôt que de les citer à tout bout de champ, je préfère montrer qu’ils m’ont appris à penser. Le pari est tenu, une dispute se met en place : j’espère avoir créé un précédent, ou l’avoir rappelé, car cette pétition de principe n’est pas vraiment nouvelle.

Toutefois je dois ajouter un élément important à cette description quelque peu libertaire de l’affaire : le rôle du maître. Rédiger une thèse, c’est mettre à l’épreuve sa pensée, pendant de longues heures, au fil des nombreuses pages qui composent un tel ouvrage. Confronter sa pensée à elle-même, l’élaborer à travers la mise en forme qui le rend transparente à elle-même. Exigence que l’on esquive d’ailleurs en tombant dans le travers de la compilation. Ici le regard exigeant du maître, la sympathie de celui qui représente le travail des années et la générosité de l’expérience - si ce maître sait ne pas se réduire à officier en tant que pointilleux juriste - nous est une aide précieuse. Il est des tâches que, pour la plupart d’entre nous, nous ne saurions accomplir si nous n’avions ce regard porté sur nous, cette oreille attentive, cette voix qui sait nous parler, qui tout en étant autre nous éveille à nous-même. Pour cela, il s’agit d’apprendre l’art de la confiance.

La cité

Que faire maintenant ? Entrer dans le giron de l’institution ? J’avais fait l’expérience d’enseigner quelques années en Terminale. Expérience intéressante, mais que je ne saurais poursuivre. Il me semble trouver là une corruption à cette philosophie que je révère plus que tout - un peu trop d’ailleurs, comme je le découvrirai plus tard. L’obligation pour les élèves d’assister au cours de philosophie, la contrainte d’un programme lourd, truffé d’incontournables, où peu de temps - sinon aucun - est réservé à l’échange et à la réflexion, me semblent instaurer une insupportable facticité. Le mensonge que représentent les contradictions du cours de philo, tel qu’il est défini officiellement, m’est insupportable. On prétend apprendre aux élèves à penser, ils sont théoriquement notés au bac sur cette capacité, mais on leur demande d’ingurgiter des heures durant de longues leçons, cours magistraux où un professeur débite sans pitié d’interminables tirades, étirant à plus soif des développements souvent incompréhensibles à la majorité des élèves, qui notent et notent, ou ne notent pas, la plupart du temps sans penser ce qui est dit. Combien de collègues fondent leur enseignement sur le présupposé que les élèves n’ont rien à dire et qu’ils ne pensent pas ? Combien d’élèves en concluent que la philosophie n’est qu’une matière, qui ne les concerne pas, qui simplement réduit la moyenne au bac ? De toute façon le prof les traite comme des ignares. Pacte de la banalité et de la pensée étriquée, de l’académisme et du préjugé.

Quant à l’université, elle m’est de fait interdite. Déjà à cause du parcours étrange qui est le mien, puis à cause de la non moins étrange thèse que j’ai soutenue, mais aussi par conviction personnelle : parce qu’il me semble que le lieu de la philosophie se trouve dans la cité, et non dans quelque tour d’ivoire, aussi tentante et nécessaire que soit parfois cette isolation, qui sait nous abriter des brouhahas du monde. Mais si j’avais prévu que la philosophie mettait le monde à l’épreuve, j’avais beaucoup moins envisagé l’inverse : que le monde met la philosophie au pied du mur.

Résolu, je frappe aux portes des mairies. Ma stratégie est la suivante. Proposer qu’entre les cours de théâtre et l’initiation au patchwork se tiennent des ateliers de philosophie. Je pars du principe que si la majorité de la population n’apprécie pas la philosophie, c’est uniquement parce qu’elle n’y a pas eu accès : connaître Platon, c’est l’aimer. J’imagine déjà toutes les villes de France et de Navarre avec un atelier, et du monde, beaucoup de monde. Pourquoi pas des stades entiers ! Ainsi fonctionnent les fantasmes. Mais heureusement, la réalité veille. Les fonctionnaires ou les élus me regardent bizarrement, ce sont de grands inquiets : " Que voulez-vous ? De quelle philosophie parlez-vous ? Vous faites cela pour présenter une liste aux élections ? Êtes-vous une secte ? Pourquoi n’allez-vous pas à l’université pour cela ? " Comme toujours, la suspicion devant l’étrange et l’inhabituel. C’était quelque temps avant que la philo devienne une mode : rapidement, entre autres à cause de la création et de la médiatisation des cafés-philo, l’idée allait devenir " air du temps ".

Pour l’instant, les portes restent closes, et enfin, la providence aidant, je trouve un écho favorable auprès d’une élue qui rentre tout juste de Grèce, des images plein la tête, et voici notre premier atelier officiel, tenu dans une salle municipale, deux fois par semaine : une l’après-midi pour les retraités et femmes au foyer, l’autre le soir pour ceux qui travaillent. Ambitieux projet : la révolution de la pensée est en marche. J’ai les coudées franches, je peux essayer toutes sortes d’activités : débat sur des questions sociales ou métaphysiques, échanges à partir de textes classiques ou articles de journaux, discussions après un film ou une pièce de théâtre, exercices d’écriture collective.

Nombreuses expériences pédagogiques qui me permettront d’élaborer lentement une pratique un tant soit peu constituée. Mettre Socrate en oeuvre : mon rêve s’accomplit. Pendant ce temps, le projet prend son essor. De nombreuses mairies, inspirées par un exemple concret qui semble fonctionner, viennent voir, et nous invitent chez elle, pour essayer, ponctuellement, ou s’engager dans la régularité. Plusieurs théâtres nous invitent pour des rencontres après la représentation. Des foyers de jeunes travailleurs, des associations de SDF, des maisons de retraite, des clubs sociaux divers, des écoles : tous peuvent et doivent philosopher. Certains ateliers embrayent, d’autres avortent rapidement, mais en général cela se passe assez bien. Dans la foulée, une association est créée, d’autres animateurs sont recrutés, un journal est inauguré, distribué en kiosque, qui devait durer plusieurs années, un concours d’essais est initié, bref, la barque est lancée.

J’apprends par la presse qu’il existe un café-philo à Paris. Je me méfie du parisianisme, de ses belles phrases et de son esprit de salon, mais je finis par y aller. L’ambiance est plaisante, l’atmosphère conviviale : ainsi il est possible à Paris de discuter sur de grandes questions sans invective ni mépris, en dépit des tendances narcissiques et idéologiques qui percent ici ou là. Rapidement, il semble intéressant de reproduire de tels lieux, entre autres à la Sorbonne, où je suis convaincu que cela devrait susciter un certain enthousiasme chez les étudiants. Deux grandes déceptions m’attendent. Tout d’abord, cette initiative à Paris même est perçue comme une concurrence menaçante par l’initiateur du premier café-philo, bien que je ne sois pas le seul à avoir cette idée de reproduction, car une mode, très médiatisée, allait rapidement être lancée à travers la France, qui devait voir pulluler ce type de lieux, de manière inattendue. L’idée d’un copyright sur le philosopher me hérisse. Ensuite, les étudiants ne sont pas vraiment intéressés : ils aiment l’odeur de l’institution, des maîtres, des diplômes, le parfum de l’autorité établie. De surcroît, le café-philo a une réputation catastrophique auprès des professionnels de la philosophie. Effrayés, les gardiens du temple rechignent à y mettre les pieds, prononçant de loin l’anathème : seules la classe et la bibliothèque sont des lieux appropriés pour penser. Socrate est trahi : il est interdit de philosopher au gymnase et sur la place publique.

En même temps, je dois le reconnaître, un combat reste à mener. Pour beaucoup de non-initiés, philosopher, c’est principalement discuter. Dire ce que l’on veut, parler pour parler, tenir de grands discours sans autre souci que celui d’être vu, entendu et admiré, pour d’autres il s’agit d’une nouvelle psychothérapie de groupe. Or il me semble que philosopher implique un travail réel : l’exigence de s’arracher à l’opinion, la sienne propre en particulier, à travers l’autre, concitoyen vivant ou auteur disparu. Sans tomber dans l’excès inverse qui consiste à nier la subjectivité en abusant de l’érudition, l’ascèse et le travail sur soi sont au cour de cette activité, afin de permettre à l’être singulier de se constituer. Le poujadisme qui consiste à affirmer " Tous philosophes ", " Pas besoin de livres " ou " Tout le monde a raison ", sans autres préambules ou considérations, assignent la pensée à ce qu’elle a de plus creux. Mêmes écueils que décrits chez Platon : d’un côté les sophistes qui savent et colportent un savoir, de l’autre des individus qui se contentent de débiter des phrases dont ils ignorent l’origine, le contenu et les implications. Comment tracer une voie entre Charybde et Scylla, un passage aussi ténu qu’une lame de rasoir ? Entre ceux qui attendent que l’on fasse cours et ceux qui veulent uniquement avoir raison, comment instaurer un philosopher digne de ce nom ? Je commence à déchanter. Il était temps. Quoi qu’il en soit, à travers mon travail, j’aurais été initié à une dimension cruciale de la pensée : le pluralisme conceptuel. Prendre la pensée là où elle est, la travailler à partir de sa singularité, la façonner à partir de ce qu’elle offre.

La classe

Il est ardu de philosopher avec des adultes : le constat s’impose. Mais peut-être mes attentes sont-elles trop précises, trop déterminées, trop arides. Néanmoins, je ne saurais encore pour l’instant me détacher du schéma socratique : il n’est pas de pensée sans désapprendre, sans appel du vide, sans lâcher prise, sans mise en abyme, sans aliénation, sans passage par l’infini. Travail ingrat de négation, essentiel à la perspective dialectique. Mes lectures orientales me confortent aussi en ce sens. On ne saurait faire l’économie d’une certaine violence, aussi policée soit-elle, condition à l’émergence du soi. Le geste inaugural que représente la mort du héros philosophe, trucidé par ses concitoyens, me hante. Les réactions de refus et de fuite face à l’interrogation ne sont pas un accident de l’histoire, une spécificité athénienne antique. On retrouve dans les ateliers de philosophie des réactions identiques à celles que Platon met en scène.

Je pars sur une nouvelle hypothèse. Pour bien des adultes, il est d’une certaine manière presque trop tard pour philosopher. Non pas qu’il s’agisse de leur dénier l’accès au philosopher, mais simplement parce que de nombreuses lourdeurs et rigidités se sont installées, qui cantonnent à l’immédiat, qui sapent l’énergie mentale. Sans pour autant abandonner le travail dans la cité, qui a son intérêt et doit continuer, il est temps de retourner à l’enseignement, examiner ce qu’il est possible d’entreprendre avec les plus jeunes, pendant qu’il est encore temps. Je n’avais pas oublié la classe, je continuais périodiquement à y intervenir ici et là, afin d’introduire le concept d’atelier de philosophie, du primaire au lycée. Mais désormais, quelques expériences approfondies se mettent en place, qui permettent d’adapter et de formaliser les pratiques initiées avec les adultes. Travail nécessaire car il s’agit ici de fournir quelques outils à des enseignants qui devraient pouvoir les réutiliser. Durant une année, je peux mener une après-midi par semaine un travail en maternelle, expérience cruciale, qui m’éclaire sur la dynamique présidant à la genèse de la pensée philosophique.

Quels sont les principes les plus généraux de ces ateliers, principes qui bien sûr doivent s’adapter au public concerné ? Premièrement, se risquer à penser, en articulant sa pensée, articulation qui est la substance même du penser. Deuxièmement, identifier le contenu de ce penser, ses implications, ses conséquences, puis en conceptualiser, en préciser les éléments cruciaux. Ceci s’effectue d’une part parce que l’on s’arrête un moment sur une hypothèse donnée, parce que l’on se pose, avant de partir ailleurs, pour ne pas tomber dans le piège du coq à l’âne et des processus associatifs de pensée, d’autre part parce que l’on soumet ces hypothèses particulières à l’examen, à travers questions et objections. Principe socratique qui permet de dénouer la pensée, de la faire naître. Plus que de dire et d’affirmer, les participants doivent apprendre à engendrer la pensée chez l’autre, condition fondamentale du penser, par un processus de décentrage productif et nécessaire. Troisièmement, il s’agit de problématiser, c’est-à-dire envisager la dimension purement possible de toute idée particulière, qui pourrait être remplacée par une autre, en partant de présupposés différents qu’il s’agit d’identifier. Analyse qui permet de saisir les enjeux entre divers schémas, ce qui nous entraîne dans une perspective plus dialectique et moins figée, puisqu’il ne s’agit plus de prendre des options rigides sur telle ou telle vision du monde.

Reprenant l’idée de Leibniz, on s’apercevra qu’est mis en jeu ici le concept de " lien substantiel ". Ce lien qui consiste à toujours travailler sur le rapport : rapport entre les idées, rapport entre les schémas qu’elles véhiculent, genèse de l’idée et rapport avec son auteur, rapport entre les êtres, principe des contraires, enjeux généraux de forme et de contenu, non plus les opinions en soi. Travail qui est loin d’être naturel, facile et immédiat. Il exige de s’interrompre, de méditer, de se contraindre, de se distancier de soi-même, d’écouter l’autre et soi-même, de faire le deuil de ses envies, de voir et d’accepter la nature limitée de toute pensée singulière, le réductionnisme de toute compréhension, ce qui n’est pas toujours plaisant, prise de conscience qui arrive très accessoirement dans une discussion " habituelle ", pétri de conviction et de sincérité.

Ainsi la tâche du philosophe, celle d’un " faire philosopher " comme condition du philosopher, consiste en tout premier à installer le cadre où peut se tenir une telle activité. Puisqu’il n’est plus question de fournir un contenu, c’est dans la forme que s’effectue le travail. Non pas une forme qui consiste à déterminer à priori ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, par un principe déterminant établi a priori, mais par un principe régulateur, qui opère par induction, en extrayant, à partir des propos tenus, des principes à prétention universelle qu’il s’agit d’articuler, de vérifier et de modifier. Partir de cas particuliers pour passer à la généralité, et vice versa. Qualifier les propos. Établir sens et non-sens au travers d’arguments dont le but premier est d’approfondir la pensée. Mais bizarrement, cette clarification ne peut s’effectuer que par une ascèse : si l’on passe de la grandiloquence à la bréviloquence, à sélectionner, à passer au tamis le fatras des idées. Quitte à rendre compte du contenu de sa pensée en un second temps.

Tout ceci est terriblement artificiel, et comme pour tout artifice, un artiste est nécessaire. Non pas pour opposer l’artiste au non-artiste, mais parce que si la faculté artistique est donnée, donnée à tous, l’art est aussi expérience et technique, ce que ne possèdent pas, ou moins, ceux qui n’ont pas eu l’occasion ou pris la peine d’exercer cet art. Ceci pour prévenir la tentation du romantisme du " Tous philosophes ! " qui, sous le couvert d’un discours égalitaire, occulte l’exigence du philosopher et l’abandon de soi qu’il représente, pour vanter le spontanéisme et déifier le quant-à-soi. En cela, le poujadisme philosophique a partie liée avec les gardiens du temple, qui eux aussi veulent protéger leurs chers acquis, leurs discours adorés, défendre leur petite personne qui leur tient tant à cour, se cachant derrière une science ou une raison qui les rend prétendument intouchable. Faux débat, sans doute indispensable : il nous protège simultanément des dogmatiques de tous bords, de ceux qui veulent brûler les livres et de ceux qui les adorent.

Les circonstances font que l’école primaire est très demandeuse de ce type d’exercices, ne serait-ce que parce que s’insinue dans notre société une certaine suspicion envers le savoir comme finalité en soi. Petit à petit ces pratiques s’officialisent, phénomène inattendu, l’institution nous ouvre ses portes, afin d’intervenir en classe et de former les enseignants. Avec quelques collègues, nous réussissons à faire éditer une collection d’ouvrages sur la question chez un grand éditeur. D’autres types de problèmes se posent alors : si les enseignants sont enthousiastes à l’idée de telles pratiques, ils rechignent pour beaucoup à essayer, et encore plus à continuer. Cela leur fait peur : ils ont trop à perdre, à raison sans doute. Perte d’autorité sur les élèves, perte de maîtrise sur le contenu, crainte du néant, de l’erreur et de l’inattendu. Que ferais-je, disent-ils, si tout n’est pas prévu ? L’idée de former une communauté de recherche où l’on risque d’être pris au dépourvu effraie. Il ne s’agit pas d’un savoir, mais d’un savoir-faire, qui s’apprend chemin faisant, en tâtonnant, en butant, en raturant, passe difficilement. Certes la culture philosophique est un atout, mais là n’est pas l’essentiel, quand bien même certains en expédient un peu vite l’utilité en proposant de simples recettes pédagogiques. L’important est de montrer l’en deçà de la connaissance, sa genèse, son brouillon, ne serait-ce qu’un petit temps chaque semaine. En sachant aimer cette tentative éternelle, en ne se laissant pas obnubiler par un au-delà philosophique, prétendu nirvana de la vraie pensée. Mais le lâcher prise, le risque, l’aventure, ne serait-ce qu’au niveau d’une expérience de pensée, est anxiogène et pose problème. Comme tout ce qui interpelle et engage l’être. Peu importe ! En dépit des résistances, ou en leur sein, sous l’éclairage du mensonge, nous sommes au cour du philosopher.

Fonctionnement de l’atelier

L’atelier de philosophie est théoriquement le lieu de fabrication de vérités : vérités individuelles et collectives, vérités de raison, vérités efficaces, vérités révélatrices de l’être, etc. Les modalités sont diverses qui permettent et favorisent une telle exigence, et les recettes varieront selon lieux et circonstances. Dans l’absolu, peu importe la nature des questions ou des supports (livre, film, objet...), la disposition de la classe, le rôle du maître, la durée ou autres considérations pratiques, libre à l’enseignant d’effectuer ces choix, selon sa compétence et sa sensibilité, ainsi que celles de la classe.

L’exigence philosophique seule nous paraît digne de considération. Et nous tentons de la définir à travers quelques caractéristiques qui devraient guider le travail du maître et de la classe. Premièrement : poser la discussion, afin de prendre le temps de penser. Il ne s’agit pas tant de produire de nombreuses idées que d’examiner lentement leur contenu. Cette temporisation de la parole permet d’évaluer et d’analyser, plutôt que de réagir ou de rebondir. Deuxièmement : établir des liens, afin de construire la pensée. Toute idée ou prise de parole devrait déterminer la nature de son rôle dans la discussion, établir son rapport avec ce qui a déjà été énoncé : est-elle là pour expliquer, justifier, questionner, contredire, exemplifier, analyser, etc. ? Troisièmement : problématiser les idées, à travers des questions, des objections et des interprétations diverses. Ceci permet d’extirper les idées de leur statut d’évidence, mettant au jour les présupposés ignorés. Quatrièmement : conceptualiser, afin de clarifier les opérateurs de pensée. Identifier et produire des termes qui servent de mots-clefs, de pierre angulaires, afin de conscientiser la pensée. Cinquièmement : approfondir, en définissant les enjeux, les obstacles et les accomplissements. De telles analyses obligent à distinguer l’essentiel du secondaire, d’effectuer un tri entre les idées, d’universaliser la spécificité des propos tenus. Ainsi, au fil de sa pratique, l’enseignant tentera de travailler ces divers fonctionnements et dysfonctionnements, en inventant des règles du jeu, en demandant aux élèves d’en faire autant. Cette démarche expérimentale nous paraît plus productive et conforme à la réalité philosophique que la transmission de règles établies, bien que rien n’empêche l’enseignant débutant de piocher ici et là des fonctionnements divers décrits par d’autres praticiens.


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