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Comment je me suis disputé : vers la philosophie avec les enfants par Edwige Chirouter

Professeur de philosophie à l’I.U.F.M. du Mans
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Un cheminement personnel vers la pratique de la philosophie avec les enfants.

Le récit de la préparation et du déroulement de la première séance de réflexion philosophique dans une classe de CP.

Vers la philosophie avec les enfants, vaincre les préjugés, les hostilités et les doutes...

Je n’avais jamais entendu parler de philosophie avec les enfants. Je n’avais jamais entendu parler d’un certain Matthew Lipman. Je n’avais jamais imaginé qu’une telle pratique de la philosophie fût possible.

Il faut bien l’avouer : la formation universitaire française - en tout cas celle que j’ai reçue en classe préparatoire puis en faculté, mais je ne pense pas être un cas unique - n’évoque jamais ne serait ce que la simple possibilité d’une pluralité du philosopher. Hors du cours magistral, de l’exposé de doctrines, d’histoire des idées, de la dissertation en trois parties et du commentaire, point de salut, point de philosophie véritable. Je me souviens de mon professeur de philosophie de Terminale, brillante jeune professeur par ailleurs et à qui je dois ma passion pour cette discipline, raillant ouvertement son collègue, l’autre professeur de philosophie du lycée, parce qu’il organisait des débats avec ses élèves. Odieuse démagogie qui finissait par abandonner les étudiants dans la fange de leurs préjugés et de leurs opinions les plus communes ! Je restais ainsi longtemps à considérer ces pratiques comme inutiles voire dangereuses puisque maintenant les individus dans leur ignorance et leur aliénation. Je connaissais bien sûr la pratique des cafés philo qui se développait au début des années 90 et je regardais ces activités - de loin car je n’y participais jamais - avec une certaine condescendance. Il s’agissait encore pour moi de bavardages de salon, babillages complaisants, stériles et désinvoltes, à mille lieux de ce que je concevais comme une authentique pratique philosophique, c’est-à-dire un exercice exigeant essentiellement une infinie rigueur, une culture encyclopédique et une concentration silencieuse quasi-mystique. J’exagère à peine.

C’est alors que je fis ma première expérience de l’enseignement dans une classe de Terminale scientifique au lycée Watteau de Valenciennes. Pour le dire simplement : je m’aperçus de l’étendu de la tâche. Je m’aperçus surtout qu’un grand nombre de mes élèves n’était visiblement pas prêts pour affronter la rigueur de la dissertation et du commentaire et surtout, comble de surprise et d’horreur, qu’ils ne disposaient pas spontanément d’un intérêt désintéressé pour les choses de l’esprit. Des opérations intellectuelles qui me paraissaient évidentes, « naturelles », et que j’exigeais d’eux, comme l’analyse, la critique, la concentration, la problématisation, la conceptualisation, l’argumentation, étaient en fait le fruit d’un long et complexe apprentissage. Penser, ça s’apprend ! Après dix années de passionnantes études universitaires, je sortais comme d’un cocon. Je plongeais alors dans de nouvelles lectures, explorant de nouveaux champs d’investigation. Je découvrais Bourdieu notamment qui me fit comprendre l’importance des habitus. Aucune aptitude intellectuelle, aucun soit disant talent, goût ou disposition ne sont le fruit d’une nature plus ou moins bienveillante, mais l’aboutissement d’un long processus d’incorporation de nos multiples influences sociales et culturelles. Et l’école, par ignorance de ces processus, exige de ses élèves des compétences qu’elle n’offre pas, creusant et légitimant ainsi les inégalités sociales. Je découvrais aussi à cette même époque la revendication d’un enseignement de la philosophie avant la terminale et surtout selon d’autres procédures que le cours magistral et l’exposé de doctrines. Je me souviens de débats animés entre collègues sur l’opportunité de telles démarches, avec toujours cette question lancinante : un tel enseignement serait-il encore de la philosophie ?

En septembre 1998, j’obtiens un poste à l’I.U.F.M. du Mans. Je m’occupe essentiellement de la préparation au concours de professeur des écoles. La philosophie de l’éducation et la question de l’école comme institution politique me plonge entièrement dans les problématiques de l’apprentissage du penser. Mais là je côtoie le monde de l’enseignement primaire, j’entends parler pour la première fois des théories et des expériences de Matthew Lipman... La philosophie avec les enfants ? La philosophie à l’école primaire ? Je venais juste d’être convaincue de l’opportunité d’ouvrir cet enseignement à la classe de Première, il fallait encore franchir un nouveau pas. Est-ce possible, à partir de quand, comment, pourquoi et toujours peut-on encore parler de philosophie ? Les exigences minimales pour qu’une pensée puisse être dite philosophique sont-elles compatibles avec les modes de pensée spécifiques de l’enfant marqués par la pensée magique et l’égocentrisme ?

Un autre événement me persuade à cette époque de l’intérêt de se pencher sérieusement sur ces problématiques. Ma fille aînée, Adèle, a quatre ans et les questions fusent, plus pertinentes, plus surprenantes, plus déroutantes les unes que les autres : Est-ce que le premier homme avait une maman ? Est-ce que Dieu a un Dieu ? Pourquoi il y a des animaux qu’on ne mange pas ? Si je meurs est-ce que je retourne dans ton ventre ? Je saisis alors la pertinence de la magnifique formule de Groethuysen : « La métaphysique consiste à répondre aux questions des enfants ». Je découvre surtout dans ses interrogations un questionnement authentique, l’intensité d’une soif de savoir et de comprendre que je n’ai jamais perçu chez mes élèves ou étudiants. Je vois naître et croître en elle l’expérience de l’étonnement devant le monde, cette magnifique expérience originelle dont parle Aristote et qui semble bien être à la source de toute quête, philosophique, scientifique, politique, religieuse, humaine. Pour « répondre » à ses questions, pour l’accompagner dans sa « réflexion », je décide de la guider à travers ce qui m’a moi-même toujours aidé dans mes propres quêtes : la lecture. La littérature enfantine en France est d’une rare richesse : les albums de Claude Ponti, Nadja, Jean Claverie, pour ne citer qu’eux et sans compter les nombreuses illustrations de contes traditionnels, permettent d’aborder avec intelligence toute une série de thèmes proprement philosophiques comme la mort, l’amour, la haine, la guerre, la misère, le mensonge, l’amitié. Cette première petite expérience de philosophie avec les enfants que je mène avec ma fille est peut-être transposable à l’école... Je commence sérieusement à penser à un projet de recherche au sein de l’I.U.F.M. Dernier élément décisif dans ma décision de m’investir dans ce champ d’étude : le colloque en avril 2001 à Paris sur les nouvelles pratiques du philosopher où je rencontre Michel Tozzi. Je découvre dans cette communauté de recherche à la fois les mêmes exigences intellectuelles concernant la pratique de la philosophie mais aussi la même conviction que ces exigences sont le fruit d’un long cheminement et qu’il faut saisir la curiosité des enfants pour commencer ce difficile et complexe apprentissage. Il ne s’agit de remettre en cause ni l’exercice de la dissertation et du commentaire, ni même le cours magistral sur Kant et l’histoire des idées, bien au contraire, mais d’affirmer que les compétences intellectuelles nécessaires pour réussir et donner sens à ces exercices sont à travailler le plus tôt possible. C’est une nécessité, une exigence politique, au sens le plus noble du terme, si l’on veut que cette culture, que cette richesse soit partagée par tous.

En juin 2001, avec mon collège Jean-Marc Lamarre, nous demandons à l’I.U.F.M. des Pays de la Loire une décharge d’heures de recherche pour mener à bien une réflexion théorique sur les enjeux de la philosophie à l’école primaire et surtout pour mener des expériences dans cinq classes du département de la Sarthe de la maternelle au cycle 3.

Les objectifs et les enjeux de cette recherche je les dois essentiellement à Michel Tozzi et je reprends à mon compte les quelques pistes de réflexion qu’il expose dans ses différents ouvrages sur la question :
- Le questionnement philosophique des enfants.
- Les outils que nous pouvons leur offrir pour enrichir leur réflexion.
- Les exigences minimales de problématisation, de conceptualisation et d’argumentation pour qu’une discussion puisse être dite philosophique.
- Un rapport non dogmatique au savoir.
- Une finalité politique : la construction d’une culture et de compétences propres au citoyen éclairé et autonome que l’école se doit de former.

Mon cheminement vers la philosophie avec les enfants aura donc bien été comme une dispute, au sens que lui donne la rhétorique, avec mes amis et collègues, mais aussi et surtout avec moi-même sur la définition et la pratique de la philosophie.

Le récit d’une expérience, la première dispute.

Pour constituer mon « équipe », je m’adresse essentiellement à des amis professeurs des écoles qui sont fortement intéressés par le sujet. Ils expérimentent tous les jours la curiosité de leurs élèves et restent perplexes devant la profondeur et la gravité des questions et des sujets évoqués. Ils n’ont plus fait de philosophie depuis la Terminale et ne savent comment s’y prendre pour répondre aux attentes des enfants. Nous décidons de travailler étroitement en commun dans la préparation des séances mais aussi dans leur déroulement que nous mènerons systématiquement ensemble.

La toute première séance de réflexion philosophique avec des enfants, je la prépare avec Edouard Binet qui travaille avec une classe de Cours Préparatoire à l’école élémentaire de Changé. Nous sommes tous les deux novices et nous bricolons notre façon de faire dans l’incertitude de bien faire la plus totale. J’ai pris connaissance des différents protocoles qui sont déjà expérimentés en France notamment par Anne Lalanne, Alain Delsol ou Sylvain Connac. Je me reconnais d’emblée dans le courant dit « philosophique » où les exigences intellectuelles restent premières et où la présence du maître est de fait importante.

Première étape du bricolage : Quel thème aborder pour la première séance ? La discussion ne peut pas venir spontanément après une question pertinente : nous voulons avoir le temps de la préparer et surtout avoir le temps de donner aux enfants des outils culturels dont ils pourront, peut-être, se servir dans la discussion. Je tiens beaucoup à étudier le rôle que peut tenir la littérature enfantine dans le développement de leur réflexion. Edouard a donc pour mission en début d’année de faire l’inventaire des questions posées, des thèmes qui semblent interroger les enfants. Trois ressortent inlassablement : la question de l’amour et de l’amitié, celle du bonheur et du malheur, et enfin celle de la vérité et du mensonge. Nous décidons de retenir la troisième problématique. C’est un choix complètement arbitraire : il me vient spontanément plus de références sur ce thème dans la littérature enfantine...

Nous procédons de la façon suivante : la première étape après la détermination du sujet consiste à apporter une culture générale par le biais d’un corpus de textes qui doivent servir dans et pour la discussion. Ces références permettent d’aborder les thèmes de la vérité et du mensonge, de la nécessité de la ruse dans certaines circonstances, du statut de la vantardise, de la trahison mais aussi du statut de l’imagination, du rêve et du jeu. J’insiste beaucoup sur ce point : pour éviter que la discussion ne dépasse pas le stade de l’échange d’opinions, il faut pouvoir donner aux enfants les moyens, les outils de problématiser leur questionnement, d’interroger les mots, les expressions, de sortir de leur expérience personnelle. La littérature permet indéniablement ce saut vers l’universel, cette décentration. On ne pense pas à partir de rien, on pense déjà à partir de notre langue, de ses structures linguistiques, on pense à partir de notre expérience et de notre connaissance du monde, de notre culture. Pour reprendre la leçon de Goya, « le sommeil de la raison engendre des monstres », l’ignorance est la pire des aliénations et le beau rôle du maître est d’offrir à ses élèves les outils les plus multiples de lecture et de compréhension du monde.

Au cours du premier trimestre, Edouard a ainsi lu à différents moments de la journée les albums que nous avons choisis pour aborder le thème du mensonge. Les enfants ne savent pas encore qu’ils vont être amenés à discuter entre eux de ce thème. Les moments de lecture sont vécus comme des moments de plaisir gratuit, désintéressé. Les albums sont les suivant :
- Tony Ross, Le petit garçon qui criait au loup ;
- Le tigre furibard de Gérard Montcombe ;
- Max raconte des bobards de D. Saint Mars et Serge Bloc ;
- Olivier Douzou, Records ;
- Didi Bonbon d’Olga Lecaye ;
- Sale Gosse de Babette Cole ;
- La petite fille du livre de Nadja, et les contes suivants :
-  Les habits neufs de l’empereur, de Hans Andersen ;
- Le loup et les sept chevreaux ; Le petit poucet ; Blanche Neige ; Le chat Botté ; Pinocchio.

Je vous livre telle quelle « la fiche de préparation » qu’Edouard et moi avions rédigée ainsi qu’un extrait de cette séance :

Pour de vrai/pour de faux : les objectifs conceptuels :

Il faudrait amener les enfants à faire des distinctions conceptuelles, à remettre en question les idées toutes faîtes, les préjugés, le « c’est pas bien de mentir ». Il y a différents types de mensonges (les petits et les gros, les graves et les pas graves) et il y a différentes raisons de mentir (les bonnes et les mauvaises). Cette réflexion peut amener à une réflexion encore plus large sur le bien et le mal, sur le juste et l’injuste.

Il faudrait donc amener les enfants à faire une distinction entre différentes catégories de mensonges (l’exagération, l’invention, la dissimulation, la ruse, la vantardise, etc.), à les définir et les analyser.

Questions possibles à poser lors du débat : Pourquoi est-on amené à mentir ? On peut également donner des exemples de situations concrètes ou faire appel aux textes pour relancer la discussion : est-ce qu’on a raison de mentir dans telle ou telle situation ?

Par exemple pour répondre à la question posée : on peut être amené à mentir pour ne pas faire de peine à quelqu’un quand on reçoit un cadeau qui ne nous plaît pas, quand on dit à maman que sa robe est belle alors qu’on la trouve affreuse, quand on cache à sa petite sœur que le père Noël en fait n’existe pas, quand on fait semblant de perdre à un jeu, etc. On ment aussi pour se protéger ou protéger ceux qu’on aime (la ruse dans les contes, dans le Petit poucet, dans Blanche-neige), on ment aussi pour se faire plaisir (vantardise, l’exagération). On ment aussi par lâcheté : Le silence est-il un mensonge : quand on fait une bêtise et qu’on ne le dit pas. Quel est le mensonge le plus grave et pourquoi ? Y a-t-il une hiérarchie dans le mensonge ? Pourquoi c’est grave ? Pourquoi c’est pas grave ? Qu’est-ce qu’un gros mensonge ? Essayer de transcender les exemples pour tirer des définitions conceptuelles. Par exemple : un mensonge grave c’est quand on trahit la confiance de quelqu’un, quand il a des conséquences néfastes pour les autres, quand on laisse punir par le silence ou quand on dénonce quelqu’un à sa place, etc. Un mensonge « pas grave », c’est un mensonge qui ne « fait de mal à personne ».

Autre thématique : Le jeu, les histoires que l’on raconte, inventer des histoires est-ce un mensonge ? Statut de l’imaginaire...

La séance se déroulera avec 11 enfants de la classe, dans la BCD, et durera 30minutes.

Mise en pratique : pour la première séance, il n’y aura pas de répartition des rôles dans le déroulement du débat (pas de président de séance, d’observateurs, de synthétiseurs, etc.) Tous les enfants participent au débat. Le maître et l’intervenant sont chargés de rappeler et de faire respecter les règles élémentaires du « débat démocratique » : demander la parole, écouter l’autre, ne pas se moquer, etc. Ils participent au débat (si nécessaire) pour relancer les questions, affiner les raisonnements, donner des pistes de réflexion, des contre-exemples, expliciter les concepts.


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