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Histoire de légitimation par Jean-François Chazerans

Publié le jeudi 5 juillet 2007.


A la fin de l’année scolaire 2001-2002, le 2ème colloque Nouvelles pratiques de la philosophie en classe et dans la cité a eu lieu à Rennes. Apres le premier colloque fondateur à l’INRP les 23 et 24 avril 2001, celui de Rennes inaugura l’instituion de ce qu’on a appelé plus tard, en reprenant le concept lipmanien, une communaute de recherche.

Juste après ce colloque de Rennes, j’ai proposé aux adhérents de la liste de discussion-diffusion Pratiques Philosophiques1 que je coordonne et à d’autres praticiens qui n’utilisaient pas internet, de contribuer à une publication coopérative sur l’histoire des pratiques innovantes de philosophie hors la terminale avec un chapitre de chacun d’entre eux. Il s’agissait d’écrire un article expliquant pourquoi et comment ils avaient décidé de faire de la philosophie avec leurs élèves (ou des élèves), ou de faire philosopher leurs élèves (ou des élèves). Je leur ai demandé de relater leurs expériences et réflexions, leur itinéraire, leurs recherches, leurs rencontres, éventuellement les auteurs qui ont permis de développer tel ou tel point dans la pratique mise en œuvre, la ou les méthodes ou le ou les dispositifs utilisés.

Dès le début tous ont adhéré au projet. Certains il est vrai s’y investissant plus que d’autres, surtout qu’il ne s’agissait pas, comme dans les publications savantes, d’écrire un article théorique sur un point de doctrine, mais avant tout de se raconter. Si nous reprenons la distinction que fait Pierre Hadot entre assentiment notionnel ou formel et assentiment réel2, il ne s’agissait pas de s’investir simplement intellectuellement mais de s’engager réellement. Les québécois y ont réussi au début bien mieux que les français et les instits mieux que les profs de philo ou que les chercheurs, ce qui manifeste peut-être l’aspect très intellectualiste de la formation universitaire française. Mais progressivement tout le monde y est plus ou moins arrivé.

Il nous a paru essentiel d’abord d’associer à ce projet nos devanciers américains, québécois et belges qui n’ont malheureusement pas pu tous répondre présents. Je tiens surtout à remercier ici chaleusereusement Matthiew Lipman qui a de suite été à l’écoute du projet et a accepté avec gentillesse de contribuer.

Rapidement l’ouvrage est devenu demesuré car je découvrais toujours dans les contributions qu’on m’envoyait de nouveaux praticiens. J’ai plusieurs fois mis de côté les contributions qui n’étaient pas assez axées sur l’histoire et la pratique personnelles ou celles de ceux qui ont commencé beaucoup plus tard mais, ayant trouvé un cyberéditeur et le nombre de contributions s’étant stabilisé, il a été plus facile de tout publier sans exception.

Pourtant, il manque encore certains acteurs historiques, les français Alain Taurisson de la Creuse, Pascal Chevalier de Rouen ou Pascal Sonzogni du Gard, les québécois Louise Lafortune et Gilbert Talbot, la morale non-confessionnelle belge...

Pour ce qui est de l’émergence en France de ces nouvelles pratiques de la philosophie, comme l’explique Michel Tozzi dans l’un de ses articles : « Nous avons bien affaire à une innovation, lancée de manière significative en France dans les années 1997-1998 (il y a eu des tentatives antérieures), par des enseignants du premier degré qui avaient une formation philosophique (ex : A. Lalanne, P. Sonzogni ou J.C. Pettier) et ne se sont autorisés que d’eux-mêmes dans un premier temps ; ou qui travaillaient dans un réseau associatif (ex : A. Pautard, D. Sénore, et le réseau de l’AGSAS de J. Lévine) ; de professeurs d’IUFM qui avaient rencontré lors de colloques internationaux des québécois lipmaniens (ex : M. Bailleul à Caen, E. Auriac-Peyronnet à Clermont-Ferrand) et ont commencé à animer des actions de formation continue d’enseignants ; de diplômés de philosophie intéressés (ex : les intervenants philosophes dans les SEGPA travaillant avec la Fondation 93 d’A. Beretetsky), parfois animateurs de cafés-philo (ex : J.F. Chazerans à Poitiers, O. Brénifier à Paris) ; d’enseignants de philosophie ou et de sciences de l’éducation à l’université (F. Galichet à Strasbourg, Solère-Queval à Lille, M. Tozzi à Montpellier). » Toutefois cette manière de voir est à mon sens un peu imprécise.

Il faudrait avant tout replacer les choses dans le contexte très particulier de l’hégémonie des professeurs de philosophie en France et de leur influence sur l’enseignement de cette discipline au sein même de l’éducation nationale. La question qui se posait à eux était celle de la légitimation disciplinaire. Déjà à partir de 92 et surtout de 95, avec le développement des cafés-philo un peu partout en France, l’institution de philosophie se recroquevillait sur ses prérogatives3. Légalement, la philosophie n’est pas la médecine, et son exercice ne peut pas être déclaré illégal, pourtant on ne parlait plus beaucoup de popularisation et rares étaient à l’époque les professeurs de philosophie qui se sont investis dans ces pratiques. Ainsi dans un premier temps, l’institution de l’enseignement de la philosophie de par son action a contribué à marginaliser ces nouvelles pratiques. Action salutaire il est vrai pour pallier à certaines dérives qui pourraient tenter les professeurs de philosophie, en particulier des dérives dogmatiques historisantes, sociologisantes ou psychologisantes mais qui empêchent aussi, c’est le cas avec la philosophie avant la terminale, toute innovation radicale.

De là le titre même de cet ouvrage. Il y avait, surtout venant des pays anglo saxons et de la Belgique, l’appellation de philosophy for children P4C ou philosophie pour les enfants. Nous avons eu quelques débats entre nous sur la liste de discussion à ce sujet. Philosophie pour les enfants ou philosophie avec les enfants ? Et puis, nous qui avions des « élèves », le terme « enfants » ne nous convenait guère. Alors philosophie pour les élèves ou philosophie avec les élèves ? Cela non plus n’était pas satisfaisant car cela n’avait pas de sens. La spécificité française de ces pratiques innovantes nécessitait de faire référence à la philosophie cantonnée en classe de terminale : philosophie avant la terminale donc. Mais c’était encore un peu austère. Philosophie hors classe convenait bien par le jeu de mots. Non seulement la philosophie sortait du lot mais elle s’étendait hors de la classe de philosophie.

A partir de ce constat, il me semble donc que excepté quelques précurseurs et en particulier Marc Sautet, nous avons tous commencé sans concertation chacun de notre côté, en même temps, en 97-98. Il y a eu deux sortes de praticiens qui se sont lancés dans l’aventure. Des enseignants du premier degré qui ont pratiqué quasi clandestinement avec leur classe des ateliers de débats philosophiques, Anne Lalanne à Montpelier, Pascal Sonzogni dans le Gard, Jean-Charles Pettier en Seine Saint Denis, Agnès Pautard dans la région de Lyon, comme l’indique Michel Tozzi, mais aussi Alain Delsol à Narbonne, Jean-Marc Juret à Angers, Alain Taurisson dans la Creuse, Pascal Chevalier à Rouen, Thierry Bour en Seine Saint Denis ... et des animateurs de café-philo ayant une formation universitaire, Jean-Christophe Grellety, O. Brénifier, François Housset, Gale Rrawda à Paris et moi-même à Poitiers4. A côté de ces praticiens de terrain, il y a eu des formateurs de formateurs, M. Bailleul à Caen, E. Auriac-Peyronnet à Clermont-Ferrand, Francois Galichet a Strasbourg et un chercheur en science de l’éducation animateur de cafés-philo très impliqué dans la didactique de la philosophie, Michel Tozzi à Montpellier. Nous pouvons rajouter ici le psychanalyste Jacques Levine.

Tous ces innovateurs n’étaient pas égaux devant la légitimité. Un certain nombre était légitimé par une formation universitaire5, outre les animateurs de cafés-philo, Michel Tozzi, Jean-Christophe Grellety, O. Brénifier, François Housset et moi-même, Anne Lalanne, J.-C. Pettier, Jean-Marc Juret en ont une. Mais cela n’était pas toutefois suffisant. Même Michel Tozzi n’était pas si légitime que nous pourrions l’imaginer : bien que professeur de philosophie, puis professeur de science de l’éducation, il a été depuis toujours en marge de l’enseignement de la philosophie à cause de ses positions partisanes en faveur de la didactique de cette discipline. Oscar Brenifier a une thèse de philosophie mais, ni certifié ni agrégé, il n’avait pas le label enseignant. Moi-même, ayant une maîtrise de philosophie et ayant enseigné à l’époque 6 ans, j’étais seulement Maître-auxiliaire et de plus au chômage. Anne Lalanne avait une Maîtrise de philosophie et Jean-Marc Juret un DEUG. Seul J.-C. Pettier armé d’un CAPES de philosophie pouvait tirer son épingle du jeu. Mais son goût pour la philosophie avec les élèves en difficulté lui enlevait jusqu’au moindre semblant de respectabilité.

Les autres innovateurs semblaient encore plus mal lotis. C’est pourquoi, chacun avec sa sensibilité et en gardant plus ou moins de distance, s’est tourné vers une figure légitimante. Agnès Pautard a pris contact et travaillé avec le psychanalyste Jacques Lévine et utilisé le réseau de Dominique Sénore. Alain Taurisson, Pascal Chevalier, Marc Bailleul et Emmanuèle Auriac-Peyronnet, se sont tournés vers les canadiens lipmaniens, Richard Palascio, Louise Lafortune et Marie-France-Daniel. Jean-Marc Juret s’est senti investi par Jacques Lévine et a travaillé avec Lipman, Et Anne Lalanne et surtout Alain Delsol se sont fait légitimer par Michel Tozzi. Si bien que nous sommes en présence d’un cas exemplaire d’émergence et de diffusion d’une innovation. D’abord des praticiens de terrain sans légitimité qui ont ensuite trouvé des figures légitimantes, ce qui a conduit à une diffusion accélérée par les échanges par internet.

Il y a eu de nombreuses autres légitimations croisés entre ces innovateurs premiers, cela reste à découvrir au fil de la lecture des articles. Et la plupart a initié d’autres praticiens. Par exemple, Agnès Pautard, Jacques Lévine et Dominique Sénore ont initié Corinne Famelart et Rémi Castérès, Marc Bailleul à initié Gilles Geneviève, Alain trouvé et Nadia Lamm. Plus on est praticien impliqué sur le terrain, moins on initie en donnant le goût à d’autres. Et c’est le moins praticien de tous, Michel Tozzi qui a permis de développer ces pratiques et qui a légitimé un grand nombre de commencements.

Très rapidement après ces premiers pionniers innovateurs, les professeurs de philosophie, particulièrement ceux d’IUFM, ont investi ce champ de pratique étant souvent légitimés par Michel Tozzi ou par les informations qu’ils avaient pu avoir, connaissant les méthodes lipman et lévine, ils ont fabriqué leur propre méthode inspirée par leur formation universitaire et leur concours de professeur de philosophie. Edwige Chirouter au Mans et Nadia Lamm et Alain Trouvé à Rouen.

Le cas de Francois Galichet est particulier puisque professeur de philosophie et non-praticien lui même, il a travaillé surtout avec des instits versés dans la pédagogie institutionnelle.

Quoi qu’il en soit, la diversité du début a évolué vers des courants repérés rapidement par Sylvain Connac. Selon lui, il y a 5 méthodes présentes au début, qui ont servi à innover, dont certaines sont devenus autant de « courants » et qui servent de titres de sections :
- Philosophie pour enfants de Lipman
- « Courant des préalables à la pensée philosophique » ou Philosophie naturelle : Pautard-Lévine
- L’assemblée démocratique et compétences philosophiques : Alain Delsol-Michel Tozzi
- Entretien philosophique de groupe à fort guidage de l’enseignant : Anne Lalanne, à laquelle je rajouterais Oscar Brenifier, Edwige Chrouter, Alain Trouvé et Nadia Lham. Si nous considérons maintenant plutôt que la méthode utilisée, la ou les personnes qui les ont initiés, ces deux derniers pourraient aussi être rangés du côtés des lipmaniens ou même des tozziens.
- Méthode de l’intervenant ou Philosophie populaire : ma propre méthode

Certains praticiens comme Jean-Marc Juret, Thierry Bour ou Jean-Charles Pettier, ont mis en place des pratiques originales qui n’ont pas évolué en « courants ». Peut-être manquait-il à Jean-Marc Juret la conscience que ce qu’il faisait était une pure innovation, à Thierry Bour la légitimité dont nous parlions au début et à Jean-Charles Pettier le désir de faire école ? Quoi qu’il en soit, étant donné qu’ils pratiquent en éducation spécialisée et bien que nous aurions pu les classer dans d’autres courants, nous les avons regroupés le même le « Droit à la philosophie ». Et même, certains initiateurs comme Alain Beretetsky n’ont jamais pratiqué en classe et n’ont pas formé un courant. Nous aurions pu le classer, ainsi que les intervenants-philosophes de la Fondation 93 dans le « Droit à la philosophie » ou même certains d’entre eux dans le courant « Entretien philosophique de groupe à fort guidage de l’enseignant ». Nous aurions même pu circonscrire un courant café-philo, puisque plus ou moins a la suite de Marc Sautet, un bon nombre de praticiens evoluaient dans ce mouvement ce qui apparait toujours avec la difference des Nouvelles pratiques de la philosophie « en classe » et « dans la cites », mais le mouvement des cafes-philo etant lui-même multiple voire hétérogène, nous avons eu des difficultes à en dégager une unité. De même, nous aurions pu distinguer un courant « Dialogue socratique » mais ce dernier, même s’il existait par certains côtés dès le début, ne s’est manifesté avec évidence que quelques années plus tard.


1 http://fr.groups.yahoo.com/group/pratiques-philosophiques liste créée après le premier colloque en avril 2001 avec les adresses mél récupérées le dernier jour et liée au site internet collaboratif www.pratiques-philosophiques.net . Pour des informations complémentaires voir

2 Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Albin Michel 2001. Biblio-essais, Le Livre de Poche, p. 102.

3 Il faut se rappeler le tollé provoqué par la création des cafés-philo et les réactions des professionnels et profs de philo. Le « De Kant à Kanterbraut » du Monde de l’Education ou le « Du comptoir au trottoir »... A ce sujet voir par exemple Cafés-philo : pourquoi la philosophie est-elle devenue si populaire ? http://www.philopartous.org/apptt/pourq2.html

4 Contrairement à ce qu’écrit Michel Tozzi, Oscar Brenifier et moi-même avons commencé à intervenir dans les classes avant notre participation au projet de la Fondation 93.

5 Il faudrait arriver à évaluer la relation entre le degré de légitimation et le fait que les instituteurs sont devenus des professeurs des écoles niveau licence et que certains ont fait des études de philosophie.


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