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Quels sont les enjeux de la discussion à visée philosophique à l’école ? par Nadia Lamm

Professeur de Philosophie - IUFM de l’Académie de Rouen.
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Quand on regarde la diversité des approches de ce qu’il est convenu d’appeler « la philosophie à l’école » aujourd’hui, il n’est pas vain de penser qu’on ne s’accorde pas sur les enjeux de cette nouvelle praxis pédagogique . D’où l’idée de s’y intéresser de plus près, non pour apporter ici quelque réponse définitive mais pour construire un chemin sur lequel, je l’espère, d’autres auront à cour de s’engager sans préjuger des étapes et des résultats auxquels il les mènera.

Dans un texte sur « Les ateliers philo de la maternelle au collège » Annick Perrin, Professeur de Philosophie à l’IUFM de Créteil a résumé de façon lapidaire les deux grandes familles de pensée de la philosophie à l’école : d’une part les démarches dérivées de Matthiew Lipman dans lesquelles « il s’agit d’initier les enfants à la pratique du concept, du raisonnement logique, de l’argumentation, bref de la pensée critique. Le modèle en est, dans ce cas, la philosophie en tant que discipline savante. » D’autre part les démarches issues de la réflexion du psychanalyste français, Jacques Lévine, avec Agnès Pautard et Dominique Sénore : « l’objet de l’atelier philosophique est tout à fait différent : il s’agit de permettre aux enfants d’explorer leur propre capacité à proposer des réponses aux grandes questions qui préoccupent les hommes de génération en génération. Cette manière de penser s’apparente à la philosophie populaire, pragmatique. Elle se situe en amont de la philosophie savante, du côté du désir : désir de comprendre et de percer les secrets de la vie . C’est une pensée exploratoire, non formalisée, qui procède par tâtonnements. »

Nous nous trouvons donc en présence d’une dichotomie qui ressemble à s’y tromper au classique dualisme platonicien ou cartésien de l’âme et du corps : d’un côté une pensée « froide » qui semble pouvoir se développer dans sa sphère propre sans interférence ( ou le moins possible dans l’idéal) des passions et de la vie du corps en général sur la vie idéelle ; de l’autre une pensée toute chargée de la chaleur du « désir » et n’ayant d’autre issue que la mise en mots des affects d’un corps qui peine à s’ « individuer ». Dans un article de la revue syndicale « Fenêtres sur cour » ) Lévine indique que chez beaucoup d’enfants les bases premières du Moi se constituent mal. « Leur corps n’a pas été investi et individué comme il aurait fallu, si bien que leur Moi social se construit sur des fondations restées en non finition. N’ayant pas été habitués à ce qu’on analyse finement ce qui se passe en eux au niveau des émotions et des sensations, ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes un regard qui analyse ce qu’ils font. Ils ne forment pas une « sphère de délibération » à l’intérieur d’eux-mêmes. De plus en plus nombreux sont les enfants porteurs de défaites familiales intimes non cicatrisées (jalousie, vécu de rejet, culpabilités.).De plus en plus nombreux sont ceux qui ressentent sur le mode d’une honte profonde les défaites de leurs parents et leur impuissance à les guérir. De plus en plus nombreux sont ceux qui, très rapidement, ne comptent plus sur leurs parents et organisent leurs relations sur le mode du « sans autrui », c’est-à-dire dans la négation de l’autorité des adultes et le déni que l’autre est une personne. »

Nous nous sommes permis de citer ce texte longuement parce qu’il nous donne l’arrière-plan de la conception lévinienne de la philosophie à l’école. Non, certes, le lieu d’une analyse par les enseignants de ce qui se passe dans l’enfant au niveau des émotions et des sensations qui le traversent (Levine sait bien que l’interprétation n’est pas et ne doit être, sous aucun prétexte, le rôle des enseignants) mais un espace d’écoute des enfants par les adultes pour permettre aux premiers de mieux entendre ce qui se passe en eux-mêmes et ainsi s’engager dans un processus de symbolisation d’affects qu’ils apprennent à reconnaître pour leurs face aux autres, premier pas vers la socialisation réelle que Lévine tient à distinguer de ses caricatures : suivisme, opposition systématique, marginalité.

Dans le fait, il semble que l’approche de Lévine ait fait davantage d’émules parmi les enseignants de l’Ecole maternelle que parmi les autres : elle s’appuie , d’une part, sur un modèle de développement psychologique de l’enfant, le modèle psychanalytique ; elle apparaît ainsi plus respectueuse des besoins spécifiques du jeune enfant, à commencer par la reconnaissance de sa vie affective, et des conflits intra-psychiques au moyen desquels il structure sa personnalité. Enfin elle vise davantage à l’épanouissement de l’enfant qu’à son développement intellectuel que l’on juge dangereux et contre-productif de « pousser » artificiellement à l’Ecole maternelle.

Pouvons-nous nous satisfaire d’un tel dualisme (au nom d’une éthique du pluralisme ) ? Ne devrions-nous pas, au contraire questionner les présupposés qui l’ont produit, quitte à proposer une troisième voie, susceptible de retenir le meilleur de ce que chaque démarche a, d’ores et déjà à nous proposer ?

Précisons que ces deux conceptions (qui se traduisent, on le sait, par des pratiques tout à fait différentes) tendent toutes les deux à faire participer à l’effort de pensée des personnes humaines complètes et non de purs esprits ici et de corps sans intellect là. Ce qui les oppose ce n’est pas la négation de la nécessaire intégration de toutes les dimensions de l’homme dans l’exercice de la pensée mais le moyen choisi pour y parvenir.

Dans le cas de Lipman c’est la participation active à la communauté de recherche animée par les relances du maître qui permet de se vivre comme sujet pensant ; dans le cas de Lévine, c’est plutôt le retour silencieux sur ce que j’ai dit et ce qu’ont dit les autres qui produira l’expérience intérieure débouchant sur une parole incarnée.

Comme toute démarche pédagogique, chacune de celles-ci nous paraît présenter des arguments forts en sa faveur tout comme des risques de dérives : La démarche de Lipman passe prioritairement par des textes que l’on peut lire et auxquels on peut revenir (ce qui est possible même quand les élèves n’ont pas encore appris à lire, grâce à la lecture du maître). Cette approche sollicite d’emblée les interactions entre élèves (est-ce qu’on a bien compris ? Est-ce qu’on n’a pas oublié tel ou tel aspect et envisagé le texte de façon unilatérale ? Comment les texte résonne-t-il en chacun de nous ? Quelles en sont les polysémies ? Pourquoi avons-nous intérêt à recenser une pluralité d’interprétations possibles plutôt qu’à en donner une seule ? ) Le texte favorise un processus de lecture ouverte pour lequel la coopération de tous les élèves est requise : l’éthique de la communication se vit alors en direct sans pour autant tourner à vide dans la dérive que Meirieu a appelé « dérive fusionnelle » (Outils pour apprendre en groupe, tome II de sa thèse sur les groupes d’apprentissages) . Les risques de dérives, pourtant existent : certains élèves en doute sur leur savoir-faire en matière de prise de parole et, en particulier d’argumentation, resteront vraisemblablement en retrait, même si le sujet les passionne et en dépit des encouragements du maître. Il risquera de se produire le phénomène bien connu des élèves-écran, brillants à l’oral et dont les prouesses, au fur et à mesure qu’elles se déploient, rejettent à l’arrière-plan les tâtonnements malhabiles des moyens et petits parleurs : parler en groupe est bien une praxis très fortement valorisée dans certains milieux sociaux, au contraire pénalisée dans d’autres (parents isolés en proie au mal-être, famille construites autour de graves secrets ou simplement habituées à un langage fortement contextualisé lié à la vie matérielle plus qu’à l’exploration de la vie intérieure ). Pour parer à ces inconvénients on s’efforcera de choisir des textes en rapport avec les centres d’intérêt du groupe-classe mais aussi de travailler la familiarisation des élèves avec la prise de parole en groupe à travers des situations à moindre connotation intellectuelle, tels les « Quoi de neuf » de la pédagogie Freinet et de la pédagogie institutionnelle ou encore le conseil de coopérative (pédagogie Freinet) et le conseil d’élèves (pour régler les conflits et réactualiser périodiquement le règlement intérieur de la classe). Toutes ces préparations se justifient pleinement et parviennent, dans certains cas (mais pas tous) à lever l’obstacle dont nous avons parlé.

La démarche de Lévine nous semble également tout à fait digne d’intérêt à la Maternelle et au-delà . En donnant à la pensée des élèves un espace d’écoute bienveillante, elle contribue réellement à la constitution d’une sphère de délibération » à l’intérieur de chaque personne. Le silence de l’adulte n’équivaut pas, en effet, à son absence pure et simple ; il revient à autoriser l’élève à faire silence en soi pour écouter et se laisser surprendre par un autre soi que celui des émotions à l’état brut et des stéréotypes qui en sont la rationalisation. Cette approche ambitionne de rompre avec les ratiocinations qui prennent souvent la place de la pensée proprement dite mais aussi avec une passion qui grève bien des réflexions d’adultes et même de philosophes de profession : celle d’avoir raison des autres (fût-ce par des arguments spécieux) d’être plus fort qu’eux , en d’autres mots la substitution du narcissisme à la recherche sincère du vrai.

Pourtant là encore certains inconvénients apparaissent : confrontation minimale aux autres, pensée tendant au solipsime , retour au relativisme des opinions (à chacun sa vérité ).

Comment sortir de cette dichotomie ?

Nous proposons de retenir le meilleur de chacune de ces deux démarches en combinant les vertus du silence et celles du débat d’idées car il nous semble que l’un sans l’autre conduit aux dérives que nous avons indiquées. Mais là encore nous ne pouvons que suggérer aux lecteurs d’essayer et de regarder, empiriquement, quels sont les résultats obtenus par ces différentes stratégies, persuadée que nous sommes qu’il n’existe aucune démarche qui ne comporte ses limites propres et que le maître, là encore, doit s’efforcer, sans dogmatisme aucun, de mettre au point sa propre procédure, celle qui lui semblera donner les résultats les plus probants. (cf. « Une proposition entre Lipman et Lévine » à insérer ci-après)

Précisons quels sont les rôles respectifs du texte et du maître dans cette approche puis nous indiquerons quels sont, d’après nous, quelques-uns des enjeux de la discussion à visée philosophique à l’école .

Le rôle du texte : loin d’être un simple prétexte comme le veulent certains (par exemple Oscar Brenifier), le texte nous paraît permettre d’éviter une focalisation excessive des élèves sur les interventions du maître qui devrait se situer ici comme un serviteur du vrai, au même titre que le groupe. Le texte vient d’ « ailleurs » d’un auteur mort ou vivant mais absent ; il place ainsi les élèves face à une transcendance qui à la fois traite de sujets qui les concernent au plus près mais leur demande aussi de s’intéresser à des situations, des arguments et des concepts comme tels, extérieurs à eux-mêmes comme à la personne de celui qui les a produit. Il invite activement les élèves à comprendre l’actualité vitale de la lecture pour se comprendre eux-mêmes. En ce sens seuls des textes véritablement fondateurs (contes traditionnels ou modernes mais plébiscités par leurs nombreuses rééditions ; extraits de la Bible, mythes et légendes , littérature de jeunesse portant sur la condition existentielle de l’homme ) devraient selon nous être proposés à la sagacité des enfants , étant donné que le temps de la scolarité est limité et qu’il faut impérativement faire partager aux élèves un patrimoine culturel commun. En ce sens, nous nous éloignons de Lipman et de ses textes rédigés exprès pour servir de base à la philosophie à l’école. Non qu’ils ne possèdent aucune vertu stimulante pour l’esprit ; mais leurs qualités stylistiques ne nous apparaissent pas suffisamment importantes pour justifier que les élèves s’y consacrent au détriment de textes du patrimoine littéraire tout aussi capables d’entraîner une problématisation de type philosophique en groupe.

Le rôle du maître : Plus il a conscience de la place centrale du texte qui sert de support à la méditation des élèves, plus il jouera son rôle (qui doit être selon nous tantôt actif et tantôt passif, comme le veut Lévine pourvu que le groupe avance) comme médiateur entre le texte et la communauté de recherche. Il permet d’abord au groupe de ne pas faire de contresens sur le texte en lui demandant d’en dégager les idées principales ; ensuite il instaure un débat entre les élèves sur l’ensemble ou tel ou tel aspect du texte (choisi par le groupe) en permettant le choix d’un thème comme point de départ de la réflexion collective (il n’est pas nécessaire d’embrasser tout le texte pour initier une démarche cohérente ). De cette façon il pourra intervenir dans la « zone proximale de développement » des élèves (Vigotsky) en restant au contact de leurs préoccupations (respect de la maturité du groupe) tout en étant simultanément un passeur de culture. En ménageant, d’autre part, des moments de silence, pendant cet exercice, il contribuera à sortir les élèves de la dérive « bavarde » qui les guette toujours et qui met l’amour de la polémique pour la polémique au premier plan. Enfin il se gardera de toute velléité de séduction à l’égard de ses élèves : ici Socrate nous apparaît plutôt comme un contre-exemple ; certes sans l’attirance qu’il produisit sur ses élèves l’ouvre de Platon n’aurait pas vu le jour, ni son fameux Banquet ! Mais gardons-nous de vouloir transposer ce type de relation passionnelle à l’école, avec des élèves encore immatures ! Encore une fois, le remède par excellence à une idéalisation du maître (qui se produit de toutes façon déjà , en période de latence et n’a pas besoin de recevoir de renfort) reste le recours aux textes auxquels la lecture et le débat doivent contribuer à donner tout leur poids pour donner aux élèves ce qui est le plus difficile : le goût de l’autonomie de pensée et d’action.

Avec le texte ( peut-être très court tel un proverbe ou un aphorisme) comme horizon de transcendance, donc Tiers entre les individus qui composent la communauté de recherche, la philosophie nous paraît pouvoir être à l’école et au collège un exercice d’ouverture à l’altérité. En effet réduit à l’ici et maintenant de ses préoccupations quotidiennes, la vie du groupe-classe risque de virer à la pure gestion des difficultés auxquelles elle est confrontée sans être capable de procurer à ses individus le recul qui leur permettra d’être eux-mêmes dans d’autres groupes, d’autres contextes. Cela, seule la culture le permet. Il serait dommage que l’exercice de la philosophie à l’école mène à l’oublier.

Les enjeux de la philosophie à l’école :

Pourquoi le nier ? La philosophie a d’emblée été un sport de combat . Ceux qui ont voulu la réduire à un exercice de pensée pour la pensée, succédané de l’art pour l’art, n’ont rien fait d’autre que démontrer leur carriérisme. Socrate et Platon aspiraient-ils à développer la virtuosité intellectuelle et verbale de leurs élèves comme une fin en soi ? Bien au contraire, ils fustigeaient les Sophistes, qui d’après eux n’avaient nul souci de la vérité et moins encore de sa traduction dans la marche des choses de la Cité. Pour ceux-là, maîtriser l’art du raisonnement et de la rhétorique n’avait qu’un seul objectif : venir à bout des arguments de leurs contradicteurs ou plutôt de ceux des adversaires des hommes politiques qui les payaient pour leur donner -démocratie oblige !-les moyens de les renverser. Nous le voyons : il y a sport de combat et sport de combat ! Dans le combat philosophique tel que nous l’entendons, ce qui importe ce n’est guère d’avoir raison des autres mais de rameuter tout ce que chacun peut penser au service du vrai - et pour cela il faut penser avec et contre les autres, avec et contre soi : c’est une ascèse, la vraie propédeutique à la politique comme art de vivre ensemble. C’est pourquoi les enjeux de la philosophie à l’école sont immenses : au moment où l’on veut renforcer l’enseignement du fait religieux à l’école et au collège, la défense de la laïcité veut qu’on n’enferme cet enseignement ni dans le relativisme historique et sociologique ni dans le prosélytisme : quoi, mieux que la discussion à visée philosophique peut amener les élèves à prendre progressivement conscience de leur animisme de leur superstition et de leur polythéisme spontanés et à s’acheminer peu à peu vers une conception non idolâtre (et tolérante) d’un divin enfin libéré de tout anthropomorphisme ? (Relisez donc les Propos sur la religion de l’athée déclaré Alain !) . Au moment où notre société connaît le retour des communautarismes, du sexisme, du racisme et de l’antisémitisme (cf. le Rapport 2003 de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’homme, consultable sur Internet) être à même de se défier des stéréotypes, des rumeurs et des préjugés n’est pas d’un mince intérêt . C’est sans doute l’une des voies privilégiées du combat de l’école contre toutes les formes de racisme en permettant, sans irénisme, l’expression de certains préjugés (qui hélas s’exprimeraient de toutes façons), la mise en évidence de leur absence de fondement objectif et de l’impasse dans laquelle ils engagent ceux qui les cultivent complaisamment. C’est toujours en situation, en effet, que le combat pour les valeurs républicaines s’est mené et se mènera.


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