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Du cours d’éducation musicale... à la discussion philosophique par Christine Vallin

Professeur d’éducation musicale - Collège de Chauffaillles (71)
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Lorsqu’un professeur d’éducation musicale en collège croise sur son chemin la discussion philosophique, il s’agit alors de tenter de conjuguer un besoin de se mettre et de mettre l’autre « en réflexion » avec à la fois une discipline, la musique, un métier, la transmission, sans trahir la philosophie. L’entreprise est exigeante, les champs de recherche sont multiples, mais l’enjeu pour concilier ce qui peut paraître inconciliable de prime abord semble en valoir « la peine ». D’autant qu’il s’agit d’inscrire une démarche individuelle et très particulière au sein d’une action mettant en lien des acteurs divers dont la synergie, porteuse, est riche de découvertes et de promesses.

Douze ans de cours d’éducation musicale en collège. Jusqu’à cinq cents élèves de 11 à 15 ans et dix-huit classes dans les années « fastes », avec en point commun à chaque heure, le tourbillon de vingt-cinq adolescents entrant en cours. L’heure de musique, c’est souvent pour les élèves une parenthèse dans la semaine, un sorte de vide où le souffle se détend, où l’énergie se libère, où la voix s’envole. Bon gré, mal gré. Dans le meilleur des cas, c’est à dire le moment d’exception où cette dynamique juvénile et dispersée trouve en face d’elle une prof suffisamment ferme et détendue et des activités adaptées, c’est avec légèreté que nous traversons ces moments passés ensemble mais non sans efforts ni accrochages. Il paraît que « j’y crois trop ». Ce sont mes élèves qui me le disent. Et c’est vrai que je suis très attachée à cette heure hebdomadaire de musique. Pour tous. Pas seulement pour les vingt pour-cent d’entre eux qui, souvent de par leur milieu social ouvert à la culture, passeront le mercredi à l’école de musique locale et assisteront à des concerts le samedi soir. Pas seulement pour ceux qui, dans la discothèque familiale, trouveront à « se mettre dans l’oreille » autre chose que le succès du moment ressassé par les radios « jeunes » qui prémâchent et finissent par faire aimer à force de répétition. Ne vous y trompez pas : pas de dédain dans ces paroles, juste un sentiment d’injustice. Gardons les quatre derniers siècles de musique : vous avez à votre portée, telle une carte alléchante d’un menu de restaurant, tout ce à quoi il vous plairait de goûter au moment où une petite faim s’empare de vous. Douceur pétillante de Mozart, ardent acidulé de la musique latine, harmonie pimentée d’Honegger, vibrations des papilles par un Miles Davis, cristal sucré de Debussy, tout est présenté sur un plateau, avec ensuite la possibilité d’aimer ou non, d’en reprendre ou non ; encore faut-il aller ailleurs que dans ces endroits où l’on vous sert toujours le même plat insipide sans surprise. Reste ensuite à passer de l’autre côté de la barrière, à devenir cuisinier, à pratiquer la musique par le corps, le chant, l’instrument : place à la technique alors, au « langage » musical dans lequel les mots sont des notes et où le rythme fait advenir les phrases.

Nos programmes d’éducation musicale préconisent une démarche éclairante : « sentir d’abord, comprendre ensuite, apprendre enfin ». C’est lorsque l’on a goûté à toute une variété de mets que l’on sait ce que l’on aime puis pourquoi on l’aime. Mais pour moi tout l’art du professeur de musique consiste à ne pas proposer de prime abord du trop épicé ou du trop exotique sans préparation, à chercher ce qui dans le connu des élèves, pourrait les amener vers « autre chose ». Ou alors parfois, sciemment, les « saisir » par l’étonnement. Il ne s’agira pas de refuser « leur » musique profondément identitaire, mais non plus de les laisser trop longtemps se complaire dans le connu. Restera alors, en les aidant, à faire preuve d’ouverture vers l’inconnu et d’esprit critique sur ce que les copains ou les médias peuvent juger, à leur place, leur convenir.

Le meilleur de la Musique pour tous, musique à pratiquer, ensemble, progressivement ; souci de passer d’une perception intérieure à sa formulation ; découverte de l’inconnu, de cette culture que l’on pourrait espérer commune, ouvrant sur les derniers siècles de musique : tels sont les points forts du cours.

...et de ses manques

Je n’ai je crois, jamais connu l’ennui. J’irai jusqu’à dire que je le regrette devant un manque lié à la mise en activité de groupes permanente en cours, laissant peu de place à la réflexion ou à la prise en compte individuelle. Pourtant, la porte de la classe fermée, j’avais si souvent affaire à des détresses ou des enthousiasmes personnels, à des questionnements, des peurs liées à l’avenir, à cette métamorphose de l’adolescence qui dénude et fragilise. J’entendais leurs doutes, leurs colères sur la « musique qui ne sert à rien », sur « l’école qui ne sert à rien ». Je suis restée méfiante sur la dérive « psychologisante » du rapport qui aurait pu se créer, n’ayant pas les compétences pour gérer cette dimension ; sans parvenir toujours à l’éviter. Pourtant, ces questionnements et ce mal-être existaient bel et bien. Il me paraissait de ma responsabilité de les prendre en compte. J’étais déjà impliquée dans une démarche pédagogique visant à rendre les élèves « acteurs » en classe à travers les activités musicales inhérentes à ma discipline (chanter, jouer, écouter, créer), à travers une implication à différents rôles matériels en cours, à travers aussi un système de contrat de classe destiné à les amener à se responsabiliser par rapport à des règles internes décidées en commun. Je me suis alors penchée sur la dimension relationnelle à l’intérieur et en dehors de la classe, avec un intérêt particulier pour l’approche Rogers, la négociation de conflits : communication, écoute active où une neutralité relative tente d’endiguer le risque de dépendance affective.

Pour poursuivre, fonder et étendre cette réflexion entamée, j’ai éprouvé le besoin de préparer la licence de Sciences de l’Education, par correspondance, à l’université de Bourgogne. Je dois dire que la philosophie de l’éducation fut comme une révélation pour moi qui n’y avait jamais eu accès, nouveau regard sur l’acte d’éduquer, nouvelle porte, avec derrière elle, le monde de la philosophie.

...à la discussion philosophique

On peut dire que ma rencontre avec la discussion philosophique fut un hasard. Ayant pour seule expérience philosophique mon année de terminale, rien ne m’avait réellement préparée à la faire pratiquer. On peut dire pourtant que ce fut une coïncidence dans le sens où la lecture de textes d’A. Delsol, A.Lalanne et M. Tozzi trouva un écho dans mon action globale à l’école. J’ai vu, au travers des diverses expériences, des dispositifs propres à faire émerger questionnements et parole individuels et à les « livrer » au groupe ; à sortir donc de la solitude, ou du seul dialogue maître/élève ; à dépasser également le cloisonnement inhérent aux disciplines en collège pour tenter de retrouver une cohérence plus globale. Est-ce le rôle de l’école ? Je n’en suis pas sûre. Je sais simplement, d’après les questionnaires soumis aux élèves, que cette réflexion n’a pas souvent lieu ailleurs. Et elle me paraît trop importante pour disparaître sous le flux médiatique des réponses « prêtes-à-porter »...

C’était il y a trois ans. Je notai très vite le parallèle entre les questions que je me posais et celles émanant des élèves. Mes lacunes (et c’est un euphémisme !) en matière de philosophie ne m’auraient sans doute pas « moralement » autorisées à me lancer seule dans l’animation. Je trouvai en la personne d’un collègue de lettres ayant eu accès à la philosophie jusqu’en maîtrise le « garant intellectuel » dont j’avais besoin pour me sentir honnête dans la démarche. Nous sommes intervenus la première année ponctuellement auprès d’une classe de 6e et de façon hebdomadaire avec des élèves de 4e et 3e. J’ai tenu un journal de bord cette année-là, envoyé à M Tozzi, j’ai beaucoup « utilisé » la liste de diffusion « pratiques philosophiques » dont s’occupe Jean-François Chazerans pour tenter de comprendre ce qui se passait et soutenir ma propre réflexion. L’année dernière, l’équipe s’est élargie à 4 personnes. Nous sommes intervenus auprès d’une classe de terminale BEP, une heure par semaine avec une classe de 5ème, ponctuellement en classe et toujours avec les élèves volontaires de 4e et 3e. Cette année, la discussion philosophique sera intégrée en réflexion préparatoire à un Itinéraire de découverte en 5ème dans lequel les élèves écriront un conte « à réfléchir ».

Dès le début de ces pratiques, de nombreuses interrogations se sont imposées à nous. La principale concerna le rôle de l’animateur et à travers lui la relation maître/élève. Les « modèles » représentés par Jean-François Chazerans et Oscar Brenifier, opposables en la matière, éclairent bien la tension, l’hésitation qui naquirent dans notre pratique. Nous décidâmes d’expérimenter les deux positions avant de prendre une place plus définitive. La disparition totale du maître présuppose que l’élève sait, qu’il est « capable », sans conditions, qu’il suffit de le laisser faire. De la même manière, le groupe s’autogèrera tôt ou tard. Maître et élèves en symbiose, tout est philosophie, toute parole est philosophique, le sujet est l’objet ; je prends pour illustrer, une phrase de Jean-François Chazerans « Il n’y a pas de question spécifiquement philosophique car l’objet du philosopher est pour moi le sujet philosophant. ». Non jugement de la part du maître, empathie et non directivité en sont les mots-clé, proches d’une écoute psychologique. Ils contribuent à rassurer les élèves et à leur faire suffisamment confiance également pour qu’ils construisent eux-mêmes un raisonnement dépassant l’opinion. A l’opposé, nous avons découvert avec Oscar Brenifier une exigence dans l’animation très forte. Il ne s’agissait plus seulement de dire, mais de peser et de « contempler » chaque mot, chaque idée, et de les refuser s’ils ne paraissaient pas adéquats. Extrêmement présent, souvent dans une relation duelle, Oscar Brenifier oppose des arguments nouveaux ou les provoque, veille à la formulation des questions incitant au retournement de la réflexion, à « penser l’impensable » (ex : peut-on ne pas être raciste ? ), accompagne l’élève dans sa réflexion selon la maïeutique socratique, « aiguillonne », voire défie, met en lumière les écueils dialectiques, privilégie une démarche philosophique en insistant avec une exigence forte sur la définition des concepts, sur la logique dans les idées, sur la cohérence du discours, sur l’argumentation des idées avancées. En ce qui nous concerne, nous avons trouvé petit à petit un compromis entre ces deux manières de procéder, ne négligeant pas l’aspect affectif très lié à la parole et l’accueillant donc avec une certaine bienveillance, mais ne souhaitant pas la laisser « brute ». Nous avons donc particulièrement veillé au raisonnement qui se construisait, le mettant en lumière par écrit au tableau, de façon à ce que l’impression en fin de séance ne soit pas une juxtaposition d’idées sans lien. C’était l’occasion ensuite d’insister sur ce qui n’était pas apparu dans les réponses souvent univoques du début, sur ce qui lui fut opposé, sur ce qu’il conviendrait encore de creuser.

Nous avons également éprouvé le besoin d’une recherche plus poussée autour du dispositif de prise de parole et des « rôles » que chacun pouvait y tenir, nous inspirant des techniques d’Alain Delsol. Nous avons remarqué qu’en imposant un cadre prédéfini donnant à des volontaires des responsabilités précises (donneur de parole, reformulateur, président de séance, observateurs parfois en ce qui nous concerne) les élèves se sentaient davantage investis. Ils disaient également se sentir plus protégés.

L’accompagnement par la lecture de textes de Michel Tozzi ou Jean-Charles Pettier théorisant les expériences ou par les récits fut rassurant pour nous.

Il nous est apparu important aussi de diversifier les supports et les prolongements : textes de chansons permettant d’introduire la discussion philosophique en cours de musique, textes littéraires, philosophiques, peintures, photos, dessins de BD (voir « Idées noires » de Franquin). Ces supports constituent une première approche et souvent une hypothèse à étayer ou contredire ; ou bien, venant en cours ou fin de discussion, ils permettent de dépasser le spontané, le bienséant si besoin est, d’aller plus loin. Les publications récentes des « Goûters philo » et de « Brin de philo » aident lorsqu’on n’est pas spécialiste. A titre personnel, considérant que le savoir ne s’oppose pas à la réflexion mais l’enrichit, je ressens très fortement mon manque de connaissances en philosophie, n’ayant pas à ma disposition une culture et une « bibliothèque » de textes utilisables avec des élèves de collège. Constituer un creuset d’extraits, en relation avec des professeurs de philosophie, me paraît souhaitable.

Du vécu à la théorie

J’ai commencé parallèlement mon mémoire de maîtrise. Ce mémoire représente à la fois pour moi un prétexte, une occasion et un cadre : prétexte dans le sens où il permet d’ouvrir à une réflexion dépassant très largement la discussion philosophique pour enfants, entraînant vers l’origine du désir de savoir, du besoin supposé de philosophie dans notre société ; occasion à des lectures philosophiques ; cadre également puisqu’il s’agira de rendre un travail « reconnaissable » sur un plan universitaire, donnant donc un but et une obligation dans le temps et la démarche. Liberté née d’une contrainte choisie : contrainte bien lourde me direz-vous. Vous aurez sans doute raison. Mais s’impose pour moi la nécessité de remettre en cause soit ce qui est condamné, soit ce qui est considéré comme acquis par les « innovateurs ».

Le problème de la controverse autour du qualificatif « philosophique » m’a particulièrement intriguée. En effet, dans le domaine musical, le spectacle de fin d’année fait se produire traditionnellement les enfants dans de petites chansons ou comptines illustrées de rythmes. Je n’ai jamais entendu parler d’un spectateur qui se serait levé et aurait proclamé d’un ton péremptoire : « Ah, non ! Appelez cela comme vous voulez, comme des sons organisés, ou comme un apprentissage vocal, mais n’appelez pas cela de la musique ! ». Et pourtant, en musique, on a bien « l’équivalent » d’un Kant dans le raffinement de Bach. J’ai décidé de me pencher sur le sujet, d’aller voir par moi-même les différentes acceptions du terme « philosophie », les arguments avancés, les points communs et les divergences entre philosophie et musique dans leurs aspects « spontanés » ou construits.

De la même manière, il reste à voir, en recoupant les arguments en présence, s’il existe une réellement demande de philosophie, si la philosophie peut être accessible à tous et ce, quel que soit l’âge. Partant du postulat que cette demande repose sur des interrogations autour du sens de la vie, du pour quoi et pourquoi vivre, autour du comment vivre aussi, la philosophie est-elle seulement à même de « répondre » à ce qui est demandé d’elle ? Les enfants et les adolescents se posent-ils « naturellement » des questions et en quoi ces questions sont-elles « philosophiques » ? Comment résoudre le problème de la formation ou de la non-formation des animateurs ? N’y a-t-il pas réellement un risque d’instrumentaliser la discussion philosophique, de lui donner une utilité et une « urgence » ? Et pour pousser un peu plus dans la remise en cause du bien-fondé, on pourrait même se demander si ce type de réflexion instituée, voire institutionnalisée, décidée arbitrairement en tout cas par un ou des adultes, n’est pas une violence faite aux élèves, liée à une méconnaissance des « mécanismes » du désir de savoir qui ne se décrète pas et ne se justifierait que lorsque ce savoir est en rapport avec des disciplines « scolaires ».

Vous l’aurez compris, ces doutes sont destinés à tenter d’aller toujours plus loin dans une démarche objective, alors que le domaine de la discussion philosophique repose très souvent, me semble-t-il sur les besoins individuels de « comprendre », les valeurs éthiques, politiques, de celui qui choisit de la mettre en place, besoins et valeurs dont l’origine est difficile à cerner. Une manière de ne pas m’en laisser conter, tout en sachant que ma neutralité n’est qu’un leurre. Je l’ai dit : je ne suis pas entrée sans raisons dans l’aventure, donc pas sans influences non plus... Il s’agit pourtant de savoir, le plus honnêtement possible, si ce que je vis depuis plus de dix ans dans le domaine de la musique pour tous est réellement transposable dans le domaine de la réflexion philosophique. Et si ce n’est pas le cas, de l’accepter et de passer mon chemin...

Modalités pratiques

Quelque soit la situation, les questions émanent généralement des élèves ou ont été soulevées dans une discussion précédente et retenues par moi. Un élève donne la parole, je reformule si besoin est et demande des explications supplémentaires sur des termes ou les arguments. J’apporte parfois des idées « extérieures » de philosophes, mets en lumière des points dialectiques qui apparaissent. J’utilise lorsque c’est souhaitable des extraits de textes, des citations, des tableaux comme illustrations ou points de départ à une discussion. J’encourage à sortir du consensus lorsque c’est le cas. Je note souvent au tableau les idées principales et le plan du raisonnement qui se construit au cours de la discussion entre les élèves.

Ponctuellement, je propose des discussions en lien avec le cours d’éducation musicale discussions allant de 10 à 20mn (en musique l’heure hebdomadaire limite la durée). Partant d’un thème ou d’une question évoqués dans une chanson travaillée en classe, il s’agit souvent d’en rester à la définition des termes ou à l’argumentation pour ne pas s’éparpiller, l’essentiel en 10mn étant de mettre les élèves « en mouvement », de leur faire entrevoir simplement par la diversité des points de vue (d’élèves ou de philosophes) que rien n’est simple et tranché. Les élèves restent en disposition classe généralement pour ne pas « perdre de temps », mais je leur demande parfois de s’asseoir en cercle sur les tables pour rompre l’habitude.

Nous sommes également déjà intervenus auprès d’une classe de terminale BEP dans le cadre des PPCP (Parcours Pluridiscplinaires à Caractère Professionnel) et à un IDD (Itinéraire De Découverte) en 5ème dans lequel les élèves ont écrit en groupe un conte « à réfléchir ». La discussion a été dans ces deux cas le point de départ à un autre travail.

Nous avons eu une classe de 5ème une heure par semaine, avec une collègue documentaliste. Pour la troisième année, des élèves volontaires de 4ème et 3ème se sont réunis pendant le temps de midi. Il est paru alors nécessaire dans ces deux cas de varier les approches et les supports, textes, tableaux, projets, oral approfondi ou stabilisé par un écrit (chaque élève devait noter ce qu’il avait retenu de la séance sur un carnet). Nous nous installions en cercle au CDI ou en salle de musique.


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