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Trois années de débat philo à l’école maternelle et élémentaire par Françoise Carraud

Institutrice - Formatrice IUFM (Lyon)- Rédactrice en chef des Cahiers pédagogiques
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à s’adonner à la philosophie, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser d’en poursuivre l’étude. Car personne ne peut soutenir qu’il est trop jeune ou trop vieux pour acquérir la santé de l’âme.

Epicure Lettre à Ménécée

Septembre 1999, je commence un nouveau travail : la classe de CP où j’enseignais depuis un an seulement vient de fermer, je retourne dans le REP (réseau d’éducation prioritaire) où j’ai travaillé pendant plus de dix ans (en maternelle) et vais occuper un nouveau poste : animation soutien ZEP dit le document officiel.

Dans l’été Michel Tozzi m’a parlé des débats philo à l’école primaire, il m’a fait passer un papier retraçant les objectifs et les grandes lignes du projet, j’ai très envie de me lancer. Dès avant la rentrée je rencontre mon nouvel inspecteur pour organiser mon service puisque je ne suis qu’à mi-temps à l’école (l’autre mi-temps étant consacré à mon travail pour les Cahiers pédagogiques), je lui parle d’emblée de mon projet, il ne réagit pas vraiment, il ne refuse pas mais ne semble pas particulièrement intéressé.

À la rentrée j’en parle à mes collègues animateurs ZEP mais ils me voient arriver d’un œil inquiet, ne vais-je pas remettre en cause leur manière de travailler ? De plus cette nouvelle année est pleine de changements et d’incertitudes : un contrat de réussite qui vient d’être signé avec le recteur annonce de nouveaux objectifs et modalités de travail, un nouvel inspecteur arrive... Face à certaines difficultés de fonctionnement je n’évoque plus de ce projet. Je cherche seulement à le tenter seule, discrètement.

Je dois intervenir dans deux écoles différentes qui viennent seulement d’être intégrées au REP avec à la fois satisfaction et ressentiment (leurs difficultés - ou du moins celles de leurs élèves sont reconnues - mais ils n’ont - et n’auront pas - pas la prime afférente) : une maternelle (deux classes), une élémentaire (cinq classes). Le projet fédérateur du REP est un défi lecture, certaines classes y ont déjà participé, d’autres le souhaitent. Je suis chargée d’aider les collègues qui le veulent. En plus je propose de mettre en place des débats, la plupart des collègues sont indifférents à ce projet (pour ne pas être ouvertement hostile ?). Deux s’affirment intéressées : une en grande section de maternelle et une en CE2. Leur intérêt se limite cependant à me confier régulièrement des groupes d’élèves sans pour autant s’impliquer dans le projet d’aucune manière (même si je m’efforce de leur raconter ce qui se passe dans les séances, même si je réalise des enregistrements audio des séances).

J’ai l’habitude d’animer des débats, des séances de discussion avec mes élèves, je le faisais régulièrement les années précédentes. Déjà lors ma formation à l’école normale j’avais été très intéressé par la lecture de Michel Lobrot, L’animation non directive des groupes, et j’avais travaillé les entretiens de langage en maternelle selon ce que j’avais compris de ces principes. Ici tout est différent, je ne travaille avec les élèves que quelques heures par semaine, je ne suis pas leur enseignante habituelle, ils ont même quelques difficultés à croire que je suis une vraie maîtresse.

En maternelle [1] les élèves n’ont visiblement pas l’habitude de se parler (je vérifierai ensuite que ce sera une des principales difficultés et à mon sens un des principaux intérêts de ce travail). Ils ne s’adressent qu’à moi et ne souhaitent être entendus que de moi.

Je prends beaucoup de temps pour qu’ils apprennent à bien s’installer, à voir et être attentif à tout le monde (et pas seulement à moi). L’installation matérielle est importante pour qu’ils se parlent. Il y a toujours un micro et un chef de la parole qui est chargé de faire passer ce micro selon les demandes et dans l’ordre dans lequel elles sont apparues et non pas selon son bon vouloir (on ne donne la parole qu’à ses copains). Quand je veux parler je dois moi aussi attendre d’avoir le micro. Les sujets de débat sont liés à la vie collective à l’école.

Peu à peu les élèves ont compris et font vivre les règles de fonctionnement, ils ont commencé à parler : d’abord des monologues puis quelques dialogues. Alvin qui était très silencieux est devenu presque bavard. Dylan au contraire qui s’affirmait comme leader dans le couloir, la cour de récréation, ou même lors des activités ordinaires de la classe et parlait beaucoup dans ces lieux a préféré se taire. Il semblait fortement en désaccord avec ce qui se passait là : il n’avait visiblement pas envie d’avoir à se plier à une règle pour parler, attendre son tour lui semblait indigne, que d’autres puissent avoir le micro avant lui et qu’il soit contraint d’attendre et aussi d’écouter leurs propos ne lui convenait pas. Malheureusement je n’ai pas pu aborder ce sujet avec lui, non seulement il avait décidé de ne pas parler lors du débat mais aussi de ne pas parler de ce qu’il s’y passait et même s’il m’adressait volontiers la parole dans le couloir, il ne répondait jamais à mes questions à ce propos.

Je me souviens aussi d’Imen qui avait immédiatement une relation très fortement affective avec tous les adultes qu’elle rencontrait. Dès le début elle se mettait à côté de moi dans le couloir, cherchait à me donner la main et elle avait ce comportement avec tout adulte intervenant dans l’école. Lors du débat elle s’installait près de moi et il lui fallait faire beaucoup d’efforts pour simplement se tourner vers le groupe. Elle aimait bien parler mais ne cherchait que mon écoute et mon approbation. Je la décevais beaucoup en ne répondant pas et en l’orientant vers les autres qui, souvent, ne lui étaient pas favorables et désavouaient ses propos. Lors de quelques séances cela a pu évoluer : une fois elle a pu avoir un véritable dialogue avec Quentin sur le fait que les mamans aussi pouvaient ne pas respecter la loi et rouler trop vite et avoir des PV. Elle n’était pas d’accord avec cette affirmation de Quentin, elle a pu à la fois le prendre comme un interlocuteur valable et être considérée de même par lui. Le reste du groupe les écoutait attentivement et je crois que cette expérience de parole était de nature à instaurer pour Imen comme pour les autres une véritable posture de sujet : en m’adressant à lui je reconnais l’autre comme sujet qui pense (qui a des idées, des positions, des affirmations) ce faisant je me reconnais aussi comme tel et inversement. Il était assez clair qu’Imen refusait d’appartenir au groupe qui la rejetait. Cette expérience de débat philo a pu, au moins ce jour-là, lui permettre d’en faire partie intellectuellement.

Il y avait aussi Alvin qui racontait longuement des histoires mi-rêvées, mi-inventées, mi-réelles. Il semblait avoir une vie intérieure très riche qui apparaissait ici au grand jour et qui visiblement impressionnait certains enfants. Il faisait preuve d’une certaine aisance à parler alors même qu’il était en difficulté dans sa classe. Il y avait encore Aimen dont j’avais du mal à comprendre les propos et qui cherchait à me séduire, à me faire plaisir en disant ce qu’il imaginait que je voulais qu’il dise en l’accompagnant de grands sourires charmeurs. Et Mustapha qui réfléchissait beaucoup, avait pas mal de difficultés de langue et de langage mais un vrai désir de communiquer et qui finissait par se faire comprendre. S’agissant de la discussion sur les règles de prêt des vélos dans la cour il avait des propos contredisant nettement ses pratiques, le groupe le lui faisait parfois remarquer sans que cela ne l’ébranle en rien¨ : entre le dire et le faire... Sans oublier Alexandre qui arrivait toujours en retard parce qu’il était au CMPP[2] qui ne comprenait pas bien ce qui se passait là.

J’ai eu d’autres moments de travail avec ces élèves (ateliers d’écriture, lecture). On se connaissait assez bien, j’ai aimé cette année avec eux. Je les ai revus les années suivantes lors d’autres interventions dans l’école, ils venaient me parler de ce que l’on avait fait ensemble mais je n’ai plus eu l’occasion de travailler avec eux. Je l’ai regretté. À chaque séance je parlais avec leur institutrice, j’expliquais ce qui se passait, mais elle n’a jamais souhaité y participer encore moins le faire elle-même. Elle était d’accord avec ce travail qu’elle semblait apprécier en le jugeant positif : elle trouvait que les enfants s’écoutaient davantage, parlaient moins tous en même temps, disaient « tu n’as pas la parole » à ceux qui intervenaient intempestivement, cherchaient à justifier leurs propos... mais elle n’a jamais voulu se lancer, cela lui semblait trop difficile, elle ne s’en sentait pas capable... Et malgré mes propositions les enseignantes qui ont eu ces élèves les années suivantes ont réagi de même. Dommage.

Cette même année j’ai travaillé avec une classe de CE2. Le mardi après-midi, une demi-classe venait débattre dans la salle de bibliothèque pendant une trentaine de minutes puis c’était au tour de l’autre demi-classe. Nous étions assis par terre avec le magnétophone au milieu du cercle, un élève (différent chaque semaine) faisait passer le micro.

Dans cette classe la parole semble beaucoup moins libre que celle des maternelles, beaucoup plus convenue. J’ai des difficultés pour qu’ils s’impliquent davantage dans ce qu’ils disent et ne se contentent pas de propos attendus. Il me semble que ces élèves n’ont pas confiance et ne se sentent pas autorisés à véritablement parler. De mon côté je suis très mal à l’aise dans cette école où il y a beaucoup de conflits entre les enseignants. Un ou deux élèves parlent toujours et longtemps, je me souviens de Jonathan qui bégayait beaucoup et parlait sans cesse de manière interminable pour son auditoire, d’autres restaient toujours silencieux (une ou deux filles) que les autres sollicitaient vivement ce qui les mettait encore plus en difficulté. J’ai essayé de travailler à partir de contes [3], mais cela ne fut pas très réussi. Il est resté très difficile d’aller au-delà de l’histoire elle-même.

Avec l’enseignante la collaboration inexistante au début est rapidement devenue agressive. Elle avait un discours très négatif sur la classe et les élèves qui n’étaient pas au niveau, beaucoup de déploration. Au bout de quelques semaines un conflit a éclaté, elle m’a reproché de ne pas être suffisamment présente et efficace pour le travail concernant le défi lecture. Mes activités avec les élèves se sont alors poursuivies sans qu’il n’y ait plus aucun contact avec l’enseignante. Je ne sais pas comment les élèves ont vécu cette situation, il n’était pas possible de le leur demander. Le seul élément dont je dispose : l’année suivante j’ai retrouvé deux de ces élèves dans une autre école et elles m’ont parlé avec enthousiasme du travail fait avec des souvenirs très précis. Peut-être ont-ils finalement eu un lieu de parole relativement préservé et important pour eux.

Ce conflit a entraîné une redéfinition totale de nos interventions d’animateurs ZEP ce qui a ouvert la voie à d’autres manières de travailler l’année suivante.

Ainsi, après que notre mission et la nature de nos interventions aient été redéfinies [4], l’année 1999-2000 s’est annoncée fort différente. Toute intervention des animateurs ZEP supposait un réel travail de même nature dans la classe, travail conduit par l’enseignant seul. Le débat philo toujours proposé a eu encore moins d’adeptes : on voulait bien que je vienne en faire mais avoir à le faire soi-même semblait rédhibitoire. Un premier collègue s’est néanmoins montré intéressé : il enseignait en CLIS[5], et devait terminer sa formation spécialisée par la rédaction d’un mémoire. Travailler sur ce sujet l’intéressait, il en avait entendu parler lors de sa formation, il souhaitait ma collaboration pour la mise en place et pour le travail documentaire.

L’organisation a donc été bien différente, le maître était présent à toutes les séances avec l’ensemble de la classe (une dizaine d’élèves ces jours-là), nous avons eu de nombreux temps d’échanges (formels et informels) entre les séances, nous décidions toujours ensemble des modifications, des améliorations à apporter au dispositif.

Le travail n’était pas facile, les élèves qui avaient de nombreuses difficultés de comportement, avaient beaucoup de mal à se parler et surtout à s’écouter : agressivité, refus, insultes, coups, esclandres, fuites... que nous gérions tant bien que mal. Les questions étaient choisies par les élèves qui s’investissaient beaucoup dans ces débats, ils avaient toujours beaucoup de choses à dire et leur parole était très impliquée. Mais ils restaient uniquement dans le récit, le fait divers si je puis dire. J’essayais de faire des liens entre les différentes histoires racontées et de dégager des interrogations communes soulevées par ces récits mais cela était rarement repris par eux. Ils voulaient se dire, se raconter et souhaitaient vivement que les autres (élèves et adultes) écoutent ces récits. Souvent nous avons filmé les séances puis visionné ces films avec les élèves. Ils étaient particulièrement surpris de voir leur comportement à l’écran.

Une fois nous leur avons montré un film d’une autre classe de la même école (donc des élèves qu’ils connaissaient) qui débattait sur une question semblable : est-ce que les bêtes sont vivantes ? Alors qu’eux avaient consacré deux séances à décrire, raconter différentes situations où ils avaient vu des animaux (souvent des insectes) morts ou qu’ils avaient tués, la classe de CE2 s’était interrogée sur les concepts du vivant : est vivant ce qui bouge, mange, respire... Les élèves de CLIS ont particulièrement retenu l’affirmation : les bêtes sont vivantes parce qu’elles ont un cœur (et du sang). Lors du débat suivant, cette question est devenu l’élément central de leur débat et ils ont repris leurs récits en cherchant si les animaux qu’ils avaient vu avaient ou non un cœur.

Nous avons poursuivi ce travail toute l’année avec des améliorations, des reculs mais toujours beaucoup d’intérêt de la part des élèves qui m’en parlaient souvent dans les couloirs, dans la cour et qui souhaitaient poursuivre l’année suivante. Avec l’enseignant de la classe nous avons véritablement travaillé en co-formation : toujours présents tous les deux, nous alternions les animations et prenions le temps de confronter nos observations et nos points de vue sur le déroulement des débats. Malheureusement, pour différentes raisons trop longues à détailler ici, mon collègue n’a pas réalisé son mémoire et n’a pas poursuivi ce travail l’année suivante.

Dans le même temps une autre classe de cette même école (un CE2) a présenté d’importants problèmes de comportement. Leur enseignant (en fonction depuis une trentaine d’années dans cette école) a été mis en difficulté par ces élèves très perturbés et perturbateurs. A priori cet enseignant qui avait ses habitudes de travail ne souhaitait pas particulièrement collaborer pour ce type de projet mais, au retour des congés de Noël, il a bien voulu tenter l’expérience.

Là aussi le maître était présent à toutes les séances que j’animais le plus souvent (il pouvait aussi animer mais il l’a peu fait) et que nous commentions toujours ensemble. Là aussi les séances ont été filmées. Nous étions installés dans la salle audiovisuelle, deux triangles de bancs : au centre la moitié de la classe qui débattait, autour l’autre moitié qui observait. Un élève chef de la parole faisait circuler le micro. Les élèves qui n’avaient pas les mêmes difficultés que ceux de CLIS, se sont assez facilement pliés aux exigences du dispositif : attendre son tour avant de pouvoir parler, écouter l’autre, ne pas se moquer...

Les questions faisant l’objet du débat étaient choisies par eux. Au début ils cherchaient immédiatement à généraliser leurs propos, c’est ce que j’ai appelé par ailleurs des pseudo-généralisations [6]. Il me semble que les élèves avaient intégré le fait qu’à l’école on ne parle pas de soi, on ne dit pas ce qu’on pense mais on doit avoir un discours abstrait, général, proche de ce qui est dans les leçons ou manuels. Ici mon travail a beaucoup constitué à les aider à élaborer une parole personnelle, à dire « je », à affirmer un « je pense » pour, dans un second temps, pouvoir argumenter cette pensée. Je leur ai souvent demandé de faire référence à leur expérience personnelle avant d’en déduire des généralités. Il me semble que pour eux l’accès à une parole philosophique, devait (ou du moins pouvait) passer par cette parole personnelle, impliquée. En ce sens, il me semble qu’ils se sont peu à peu davantage impliqués et affirmés comme sujets de pensée. Et je crois que cette affirmation leur a permis de reconnaître les autres comme des égaux, des interlocuteurs et des sujets de pensée eux aussi.

L’ambiance de la classe s’est quelque peu améliorée, les relations entre les élèves, avec leur enseignant, leurs rapports aux apprentissages aussi. Tout n’a pas été réglé, la classe s’est encore trouvée difficile à gérer les années suivantes (sans que leurs enseignants souhaitent poursuivre ce travail de débat que les élèves réclamaient cependant), mais cela a quand même permis à l’année de se dérouler normalement. Le collègue concerné a, quant à lui, poursuivi ce travail l’année suivante, seul dans sa classe et alors même que c’était sa dernière année d’enseignement.

Ces deux premières années d’expérience de débat philosophique parfois difficiles mais toujours encourageantes m’ont encouragé à poursuivre en travaillant toujours davantage les conditions d’émergence d’une parole et d’une pensée philosophiques : qu’est-ce qui les rend possibles ?

Une des fonctions principale du travail de débat philo est bien l’instauration d’un certain rapport à la parole, à une parole particulièrement liée à la pensée. Mes constations (récurrentes) sont qu’à l’école, non seulement les élèves parlent peu mais, surtout, ils ne parlent que pour l’adulte, l’enseignant. Et, s’adressant au maître, ils ne cherchent qu’à bien dire, c’est-à-dire dire ce qu’ils imaginent que l’on attend d’eux : ils cherchent à donner de bonnes réponses, à faire de bonnes remarques, ils veulent être bien considérés, séduire, plaire. Bien sûr les élèves parlent beaucoup entre eux mais ces échanges n’ont pas droit de cité : ils se déroulent dans la cour, dans les couloirs et, dans la classe, ce sont des bavardages que l’on cherche toujours à réduire. Un de mes axes de travail est donc de développer la parole et les échanges entre élèves.

Le second axe et celui du sens, du contenu de ces échanges. En général à l’école c’est l’enseignant qui décide de ce dont on parle. Il n’en décide pas de manière totalement arbitraire car il est lui-même tenu par les instructions officielles, les programmes, il doit aborder certains thèmes plutôt que d’autres. Mais il demeure qu’il n’est pas dans les habitudes de parler de soi. Si bien que l’on peut se poser la question : a-t-on le droit de dire ce qu’on pense à l’école ? Certainement pas, c’est une des règles de la civilité, du bien vivre ensemble que de ne pas dire tout ce que l’on pense. Mais alors, pour un enfant, si l’on ne doit pas dire ce que l’on pense, comment peut-on penser ce que l’on dit ?

Ne pas parler de soi à l’école fait partie de l’apprentissage du métier d’élève [7]. Dès la petite section de maternelle l’enfant peut s’apercevoir que ses propos trop intimes trop spontanés n’ont pas leur place. Dans certains milieux, les familles l’enseignent rapidement à leurs enfants. À première vue ce refoulement de la parole intime semble satisfaisant, il est vrai que l’on vient à l’école pour acquérir des savoirs généraux, et qu’apprendre nécessite cette mise à distance de soi.

Mon hypothèse est que cette mise à distance n’est possible, efficace que si elle fait l’objet d’un travail explicite et que ce travail passe par l’expression de cette parole personnelle. Comment penser par soi-même, comment penser tout court, si l’on ne peut pas (ou si l’on n’a pas pu) parler de soi-même ? Il ne s’agit nullement d’avoir à raconter sa vie, d’être contraint à déballer son intimité, il s’agit d’avoir le droit de se dire, de s’affirmer comme sujet parlant, racontant, interrogeant, questionnant, explicitant... Je crois aussi que cette affirmation de soi comme celui qui se raconte et se questionne, comme celui qui cherche et réfléchit, qui propose, qui conteste, se fait dans le cadre familial pour certains enfants et pas pour d’autres. Et cette inégalité face à l’usage de la parole a partie liée avec les difficultés d’apprentissages scolaires. C’est pourquoi je pose comme essentiel cet apprentissage du débat philosophique à l’école : que les élèves puissent choisir eux-mêmes les questions auxquelles ils vont s’intéresser, desquelles ils vont parler et débattre, qu’ils puissent en parler entre eux, librement, sans craindre d’être moqués ou évalués, qu’ils puissent oser dire pour oser penser (et inversement). Car l’objectif est bien de penser, de s’affirmer comme sujet parlant, pensant pour élaborer, faire vivre, faire évoluer une pensée. Penser passe par le langage, penser s’apprend. Penser n’est pas seulement une activité spontanée, la réflexion s’élabore par les interactions : interactions avec le monde, les objets, le réel, interactions avec les autres, leurs pensées, leurs émotions (leurs paroles, leurs écrits) et aussi interactions avec soi-même (grande importance du questionnement personnel, du dialogue intérieur et de l’écriture comme forme de dialogue avec soi). Le rôle du débat est important pour faire l’expérience de ces interactions, pour les dire et en prendre conscience. La mise à distance nécessaire aux apprentissages suppose d’abord de se saisir de soi-même et du monde à travers ce qu’on peut en dire et en entendre des autres. Les récits, les émotions, les préjugés ont non seulement leur place mais aussi leur rôle. Les expliciter, leur donner une forme permet d’élaborer toujours davantage des analyses et de la réflexion.

Ainsi, reprenant la si belle formule de Paul Ricœur « Soi-même comme un autre » j’ai cherché à poursuivre ce travail de débat philosophique en suivant ces axes majeurs que l’on pourrait résumer ainsi :

- aider les élèves à parler aux autres, aux pairs, aux égaux, aux semblables et différents, aider à dire et à se dire aux autres, dire face, avec ou contre, dire comme à soi-même et entendre l’autre comme soi-même, s’affirmer pour être et reconnaître l’autre, s’affirmer pour penser et reconnaître l’autre comme sujet de pensée ;

- les aider à se parler dans le sens de se dire et de dire à soi, parler à soi-même de soi-même ; se dire pour être pour exister comme sujet qui pense, se dire comme à un autre

En septembre 2001, un enseignant d’une classe de cycle 3 qui a mis en place un temps de discussion qu’il a nommé « table ronde » (une pratique qui semblait inspirée de celle du conseil en pédagogie institutionnelle) me contacte. Lorsque je le rencontre il m’explique que sa classe est « difficile » : il trouve que ses élèves ne s’écoutent pas, ne se respectent pas, ne savent pas réfléchir, n’ont pas d’idées... la pratique du débat philo permettait-elle de faire évoluer ces attitudes ?

Avant de commencer le travail, je vais observer une des séances de « table ronde ». Les élèves (ils sont une vingtaine de huit à onze ans) vont dans une salle proche, différente de leur habituelle salle de classe, ils vont, disons plutôt qu’ils se précipitent en se bousculant, et s’installent d’une manière tout aussi désordonnée autour d’une grande table ovale. Il manque des chaises et les derniers arrivés ont du mal à se faire une place. Walid, le président de séance, demande qui a un sujet, immédiatement plusieurs élèves parlent en même temps sans que cela semble poser problème. La discussion paraît s’orienter sur le problème des branches qui sont dans la cour (et qui deviennent des bâtons). Tandis que quelques-uns parlent entre eux, certains élèves tentent de faire avancer une discussion collective, le président interroge certains, répond à d’autres, en interpelle quelques-uns parfois de manière sévère : « on ne parle pas de ça » ou « tu n’es pas interrogé ».

L’observation du déroulement de cette discussion m’interroge : y a-t-il des règles de fonctionnement ? Ont-elles été explicitées, fixées ? De quelle manière ? Qui les fait respecter ? À plusieurs reprises le président décide qu’il faut voter. Il demande aux autres de se prononcer en levant la main sans que la question du vote soit bien formulée (interdire de toucher aux branches, les mettre dans la poubelle), le résultat lui est comptabilisé de manière aléatoire, rien n’est dit de la manière dont la décision prise pourra être appliquée. On passe d’un sujet à l’autre sans bien comprendre. Très souvent le président crie en demandant aux autres de se taire. D’autres élèves font de même. Plusieurs critiquent, se moquent ou accusent d’autres élèves. Parfois le président les interrompt, dit à certains qu’il ne faut pas le faire, le plus souvent il ne le remarque pas. Ce sont principalement les mêmes élèves qui s’expriment, les plus jeunes ne participent presque pas à la discussion, quelques-uns restent muets.

Pendant ce temps l’enseignant est resté en retrait, il n’est intervenu que deux ou trois fois pour dire que le président devait se faire respecter ou pour demander qu’ils prennent des décisions. À la fin, l’aide éducatrice (qui était présente depuis le début) a pris part à la discussion pour donner son point de vue puis annoncé que c’était terminé. Les élèves se sont précipités hors de la salle dans un grand brouhaha.

J’ai fait un compte rendu écrit de cette séance pour discuter avec l’enseignant, la plupart de mes questions sont restées sans réponses. J’ai alors bien explicité les règles qui me semblaient essentielles pour l’organisation des débats philo et il en a été d’accord.

Le travail avec les élèves a débuté par la présentation explicite de ces règles et, très rapidement, ils s’y sont conformés. L’utilisation du micro les a beaucoup aidés à attendre leur tour pour parler et, par là même à écouter celui qui parlait. Concernant les moqueries personnelles je suis plusieurs fois intervenue pour les arrêter, peu à peu il n’y en a plus eu. Les plus grands ont pu abandonner (au moins partiellement) leur attitude un peu condescendante et méprisante à l’égard des plus jeunes. Dès la première séance le groupe des observateurs s’est plaint de s’ennuyer. Nous avons cherché ensemble des solutions : ils ont proposé de pouvoir intervenir dans le débat. Nous avons mis en place des temps de mini-synthèses en cours de débat, pour cela certains ont demandé à prendre des notes. Deux d’entre eux prenaient des notes au tableau (avec l’aide d’un des adultes présents) et complétaient les synthèses orales des observateurs. Les notes prises aidaient au lancement du débat la séance suivante. Les prises de parole ont été mieux réparties : même les plus jeunes ont parlé, même les deux fillettes toujours muettes se sont une ou deux fois exprimées.

Malgré tout je suis restée en difficulté avec l’enseignant de cette classe sans que l’on puisse pour autant parler d’un désaccord qui, pour diverses raisons n’a pas pu s’expliciter et se discuter. Pour ma part je postule que parler aux autres, les écouter, respecter suffisamment ce qu’ils disent pour échanger avec eux, ne sont pas des attitudes spontanées dans un groupe d’enfant. Il ne suffit pas de les laisser ensemble pour que cela advienne. L’explicitation et la clarté des règles de fonctionnement du débat, la rigueur du cadre et la position de l’adulte comme garant de ce cadre me semblent tout à fait essentiels. Eux seuls peuvent permettre ces apprentissages. Cette position de l’adulte comme garant du cadre ne signifie pas qu’il doive beaucoup intervenir, notamment sur le contenu. Au contraire même, je ne crois pas que cela soit nécessaire ni même utile pour aider les élèves à penser. C’est le groupe et les échanges qui y sont possibles qui assurent principalement cette fonction.

L’enseignant de la classe s’est déclaré d’accord avec cette position tout en continuant de dire qu’avec cette classe-là ce n’était pas vraiment possible car ces élèves n’étaient pas capables de s’écouter, de se respecter. De plus, selon lui ce qu’ils avaient à dire était sans grand intérêt, de simples préjugés (alors que j’ai été souvent frappée par la justesse, la pertinence de nombre de leurs discussions). Il souhaitait donc qu’ils préparent davantage ces débats, qu’ils en fassent aussi des comptes rendus écrits... ce que les élèves n’ont pas vraiment fait et qui lui a permis de confirmer le peu d’intérêt qu’ils avaient pour le travail et la réflexion en général. Une autre difficulté a été les fréquentes références à la religion : comme dans beaucoup de ZEP les origines nationales des élèves étaient variées, d’un point de vue religieux beaucoup s’affirmaient comme musulmans, trois ou quatre étaient catholiques et allaient au catéchisme. Au cours des débats ils ont très souvent invoqué leurs croyances religieuses, les préceptes et les interdits. Ils se sont interrogés mutuellement, ils ont dit des accords et des désaccords. Ils ont pu pointer la différence entre origine nationale, nationalité (la plupart étant français) et religion (certains ont pu dire qu’il n’y avait pas d’équation entre maghrébin et musulman). Ils ont aussi remarqué que certaines règles de conduites religieuses pouvaient être limitées (ne pas boire d’alcool) ou dépasser ce cadre (ne pas tuer quelqu’un). Lorsqu’ils ont parlé de la création et de l’évolution de l’univers ou de la réalité du père Noël, les points de vue religieux et scientifiques se sont confrontés et interrogés sans animosité. Tout cela m’a semblé très important et intéressant pour les élèves mais a posé problème à l’enseignant pour qui, l’école étant laïque, il était impossible d’y laisser parler de religion.

Pour conclure je peux dire que cette expérience a été très riche pour moi en me permettant de clarifier mes positions concernant le rôle de l’adulte et l’animation du débat philo, elle m’a aussi montré la difficulté d’en parler avec des collègues dans des situations concrètes sans que cela soit perçu comme des jugements personnels de valeur (il est beaucoup plus facile d’en discuter lorsqu’on ne travaille pas ensemble !)

Dans le même temps je suis intervenue dans une classe de CM1 d’une autre école de la ZEP. L’enseignante avait un rapport à sa classe et à ses élèves assez différent. Nous avions déjà collaboré l’année précédente autour d’un projet de travail de groupe. Elle venait alors d’arriver dans le REP et avait en charge une classe très perturbée (l’ensemble du groupe posait des problèmes de discipline et un enfant avait des problèmes de comportement graves - après avoir manifesté une grande violence : jet de chaises, tables... il a été placé en foyer éducatif et changé d’école -). Nous avions travaillé ensemble un projet qui s’appelait « apprendre à travailler ensemble ». Elle m’avait alors entendu parler des débats philo, elle avait envie de connaître cette pratique.

Nous avons très facilement mis en place les débats que nous avons animés alternativement. Il a été très intéressant d’observer et d’analyser nos styles d’animation : ce que nous pensions faire, ce que l’autre enseignante présente observait et percevait, ce que nous avons pu également observer en visionnant les enregistrements. Il y avait un rapport de confiance permettant ce travail et ces échanges. Souvent nous avons eu l’impression que celle qui animait avait une idée derrière la tête, cherchait à faire dire quelque chose ou à orienter le débat dans une certaine direction qui ne semblait pas être celle du groupe qui souvent poursuivait ses propres pistes.

Assez rapidement est né un projet de correspondance et d’échange entre cette classe et une classe de terminale. Deux enseignants de philosophie que je connaissais et à qui j’avais parlé des débats tenus en primaire ont eu envie de tenter cette expérience relatée par ailleurs [8]. Très rapidement on peut dire que les élèves de CM1 ont proposé une liste de questions parmi lesquelles les élèves de terminale en ont choisi six. Ces questions ont été travaillées séparément et selon diverses modalités par les élèves pendant plusieurs semaines. Lors de la rencontre (deux heures), six groupes (trois élèves de terminale et trois de CM1) ont échangé l’état de leurs réflexions (les terminales avaient - entre autres - pour consigne de parler d’un philosophe s’étant intéressé à cette question). Puis nous avons mis en commun l’ensemble des travaux des groupes. L’essentiel tient dans la conclusion faite par quelques élèves de CM : « dans ma vie de tous les jours, des fois je me fais des mini-débats dans ma tête. Je cherche s’il n’y a pas plusieurs réponses », « moi ça me fait grandir du cerveau ».

Pour terminer ce tour d’horizon de ces trois années de travail je voudrais aborder un travail fait en maternelle. Une institutrice ayant en charge une classe de moyenne et grande section (c’est-à-dire des élèves de quatre à cinq ans) a souhaité lancer ce type de débat dans sa classe. Elle a l’habitude de mener des entretiens collectifs de langage et souhaite voir en quoi le débat philo peut aider les élèves et pour quels apprentissages. Les élèves me connaissent puisque j’interviens déjà dans cette école et dans cette classe pour un travail d’atelier d’écriture. La première séance a lieu dans la classe, j’explique aux enfants en quoi consiste le débat (son organisation et ses règles), j’explique aussi ce qu’est la philosophie (des questions importantes quel que soit son âge). Il est bien évident que de si jeunes enfants ont du mal à formuler des questions. Mohamed qui aime beaucoup parler dit immédiatement : « moi moi j’ai un truc... moi j’étais à la récréation, on a montré à Annie tous ses doigts et ben y sont coupés... les doigts de Samir... y zont mis un pansement ». Je l’écoute et lui pose des questions pour bien comprendre de quoi il s’agit et lui suggère que sa question pourrait être : « pourquoi on se fait mal, pourquoi on a mal ? » Il acquiesce volontiers. Le groupe semble avoir quelque peu compris ce qu’est une question. Les enfants cherchent et font des propositions : « J’ai pas de question » dit Ravi tandis que Colline demande « pourquoi elles existent pas les fées ? », par effet d’entraînement ils sont nombreux à demander « pourquoi les pirates n’existent pas, les vampires, les sorcières ? », etc. Plus tard ils s’interrogeront sur l’existence des lions, des girafes... Harouna demande « pourquoi on est malade ? » et Océane « pourquoi on fait des bêtises ? » Assez rapidement la première liste de questions s’allonge. La semaine suivante le premier débat sera organisé autour de la question : « pourquoi on fait des bêtises ? ».

Les débats se déroulent dans une autre salle, pendant que la moitié de la classe débat, l’autre moitié, les « observateurs », font des dessins. À la fin les dessins sont présentés à l’ensemble de la classe, ils sont commentés et discutés en lien avec le débat qui vient d’avoir lieu. Les séances sont donc assez longues sans que cela ne nuise à la concentration des enfants.

D’emblée les élèves ont bien compris et respecté l’organisation du débat, ils demandent le micro au chef de la parole qui le donne en essayant de bien suivre l’ordre des demandes de parole. Certains aiment beaucoup le micro, ils le tiennent à deux mains, prêts à le dévorer. L’objet paraît une aide à l’expression, quand on a le micro dans les mains on parle. Sans que l’on sache pourquoi les élèves ont pris l’habitude d’énoncer la question au début de toute prise de parole, presque comme une comptine sans toujours faire attention au sens des mots. La suite de leurs propos n’a pas toujours un rapport avec ce premier énoncé. Ils ont souvent tendance à raconter une anecdote et à suivre leur propre histoire sans tenir compte de ce qui est dit par d’autres. Je leur demande très souvent : « et qu’est-ce que tu en penses ? » et ils ne savent pas toujours répondre. De même lorsque je leur demande s’ils sont d’accord ou pas, avec ce qui a été dit. Au début et durant toute une séance, ils ont affirmé : « je suis d’accord avec Mehdi (ou Charlène ou Mathilde...) parce qu’il a parlé gentiment ! »

Je pense que mon rôle est d’accompagner leur discussion collective et leur réflexion personnelle mais ce travail est loin d’être préétabli. Je crois que c’est en questionnant ce qu’ils racontent ou affirment que je peux faire en sorte que, peu à peu, ils le fassent eux-mêmes. Quand Mohamed dit « moi, ma p’tite sœur, tous les jours elle me griffe », j’interroge « est-ce que c’est une bêtise ? » et comme il dit oui, je lui demande pourquoi c’est une bêtise. De même lorsque Hichem raconte : « une fois vers le portail j’ai vu un accident ». J’essaye également de récapituler les différentes idées pour les mettre en relation pour qu’ils se les approprient : « Charlène a dit que les mamans nous tapent parce qu’on fait des bêtises dangereuses, et toi Mehdi tu dis que c’est parce qu’elles sont en colère, qui a une autre idée ? » Quand une idée me semble particulièrement importante je la reprends, ainsi quand Mathilde explique : « je voulais pas faire une bêtise mais j’ai fait quand même » je demande : « quelquefois on fait des bêtises, on voudrait pas mais on le fait quand même, qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que cela vous est déjà arrivé ? »

Au cours des nombreuses discussions que j’ai eu avec l’enseignante de cette classe, il nous est nettement apparu que ce qui se passait dans ces moments de débat philo était unique dans le sens où aucune autre activité à l’école ne permettait une telle élaboration et du langage et de la pensée. Bien sûr la récurrente interrogation : s’agit-il véritablement de philosophie ? nous taraudait encore. Dès que l’on évoque cette pratique il est bien naturel de s’interroger sur les mots qui la désignent : débat philosophique. Le terme débat a été longuement évoqué, celui de philosophie un peu moins, j’ai davantage parlé de penser. Mais la philosophie n’est-elle pas l’exercice même de la pensée ? Si comme le rappelle Epicure cité en introduction il n’est jamais trop tôt pour s’adonner à la philosophie, nous pouvons aussi ajouter qu’il n’est jamais trop tôt pour sortir de la minorité dont Kant nous a si bien parlé : « Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui.(...) Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des lumières [9]. » C’est ce courage qu’il s’agit de faire naître, découvrir, assurer, développer par les élèves qui s’initient au débat philosophique quel que soit leur âge, courage d’oser penser par soi-même sans chercher l’ombre rassurante de l’adulte tutélaire. Faire débattre les enfants pour qu’ils puissent acquérir la force et la liberté de leur intelligence et que l’école ne fasse pas d’eux ces éternels mineurs dénoncés par Kant : « La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’une si grande partie des hommes, après avoir été depuis longtemps affranchis par la nature de toute direction étrangère, restent volontiers mineurs toute leur vie, et qu’il est si facile aux autres de s’ériger en tuteurs [10]. »

Pour finir je voudrais indiquer une des directions de travail que je voudrais explorer davantage, celle du débat à partir de textes de philosophes. En effet, il est sûr que certains extraits peuvent être non seulement compris par de jeunes enfants, mais aussi pourraient les aider à se situer dans l’histoire humaine de la pensée et ainsi mieux exercer leur intelligence. Découvrir et savoir que leurs interrogations sont celles d’autres hommes avec lesquels on peut aussi débattre ne peut que donner davantage sens et puissance à ce travail. Montaigne aussi donnait ce conseil : « Prenez les simples discours de la philosophie, sachez les choisir et les traiter à point : ils sont plus aisés à concevoir qu’un conte de Boccace. Un enfant en est capable, au partir de la nourrice, beaucoup mieux que d’apprendre à lire ou écrire. La philosophie a des discours pour la naissance des hommes comme pour la décrépitude [11]. »

Les modalités pratiques

Je travaille toujours avec une classe entière (il faut que l’enseignant seul avec sa classe puisse faire ce travail). Les débats ont lieu une fois par semaine, de préférence dans une salle différente de la salle de classe et surtout, dans un lieu organisé de telle manière que les élèves puissent tous se voir pendant le débat (cercle, carré, triangle, etc.). La moitié de la classe débat pendant que l’autre moitié observe (enfin, ne parle pas).

Aucune tâche précise n’est donnée à ce groupe, ce sont les élèves eux-mêmes qui, peu à peu, par la discussion, décident de ce qu’ils vont faire : écouter, regarder, écrire, dessiner... qui, quoi, sur quel support... ? Cela s’organise peu et à peu, différemment pour chaque groupe, et cela évolue toujours.

Dans le groupe qui débat, la parole est régulée par un « chef de la parole » : son rôle est de donner la parole dans l’ordre dans lequel elle est demandée. Il y a un micro dont il est responsable et qu’il fait circuler. Si le « chef de la parole » ne fait pas bien son travail on en discute avec le groupe à la fin du débat. Les débats sont donc en général enregistrés, les cassettes sont parfois écoutées par la classe mais pas de manière systématique.

Les sujets, thèmes, questions de débats sont toujours choisis par les élèves. Lors de la première séance, je leur explique que la philosophie ce sont des questions pour lesquelles il n’y a pas une seule et définitive réponse, que ces interrogations sont importantes pour chacun (enfants comme adultes) et qu’elles engendrent elles-mêmes d’autres questionnements. Je leur demande alors quelles sont les questions dont ils aimeraient débattre et j’en fais la liste qui est vite très longue.

Ces questions sont-elles philosophiques ? Cela fait toujours l’objet de débat avec les collègues et avec les élèves. Pour ma part je pense que s’il y a sujet à discussion, si personne ne peut répondre définitivement, on peut parler de question philosophique ; tout dépend aussi de la manière de formuler cette question (il faudrait pouvoir développer beaucoup plus longuement ce problème de la philosophicité des questions choisies par les élèves). Ils débattent donc toujours à partir de problèmes formulés et choisis par eux (en général ils votent).

Le débat dure environ trente minutes, il se termine souvent par un tour de table des débatteurs pour que chacun puisse avoir une dernière fois la parole. Les observateurs ont aussi la parole une fois à la fin à tour de rôle. D’une manière générale j’interviens assez peu lors des débats, quand je veux le faire je demande et j’attends mon tour de parole.

En cours d’année, selon le groupe, selon le travail fait en classe par l’enseignant, le dispositif peut évoluer : on peut introduire des secrétaires, des reformulateurs, des synthétiseurs (cf. dispositif d’Alain Delsol) mais il n’y a rien de systématique, c’est selon les demandes, les souhaits des uns et des autres.


[1] J’ai raconté cette première expérience dans un texte intitulé : « Maternelle : apprendre à donner la parole et à parler aux autres » in La discussion philosophique à l’école primaire, coordonné par Michel Tozzi, CRDP Languedoc Roussillon, collection Accompagner, 02.

[2] Centre médico psychopédagogique

[3] Avec le Cercle des menteurs de Jean-Claude Carrière.

[4] Pour plus de détails voir mon article « AniZEP, l’invention d’un nouveau métier » in Cahiers pédagogiques « ZEP-REP, l’éducation prioritaire » n°407, octobre 02.

[5] Classe d’Intégration Scolaire

[6] Cf. intervention lors du colloque de Lille septembre 2001.

[7] Dans le sens donné par Philippe Perrenoud.

[8] « Primaire-terminale : une rencontre philosophique » in Nouvelles pratiques philosophiques en classe, sous la direction de Michel Tozzi, CRDP de Bretagne, collection Actes et rapports pour l’éducation, mai 02.

[9] E. Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, La renaissance du livre.

[10] Idem.

[11] Montaigne, Essais, De l’institution des enfants (livre I, Chap. XXVI), Editions Arléa, 1992.


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