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Les Robinsons du savoir par Alain Beretetsky

Directeur de la Fondation 93
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


J’ai appris récemment que "Carré de nature, Carré de culture", expérience conçue par la Fondation 93 en 1995, était considérée comme emblématique d’un type de nouvelle pratique philosophique.

Nous n’avions pas perçu cette dimension de notre opération. Tout cela s’est à ce point inventé "en marchant", en orientant nos pas dans une logique, mais sans maîtriser toujours avant d’y être la destination que nous voulions atteindre. D’ailleurs, comme doit certainement le dire un dicton : "seul le sot va avec certitude vers ce qu’il croit connaître". Au mieux, notre démarche peut être qualifiée d’"empirique" tout en sachant que les philosophes nous dirons qu’elle n’est, au mieux, que "pragmatique".

Contexte : si la Fondation 93 avait été implantée dans un autre département que la Seine-Saint-Denis, peut-être eut-elle continué à ne parler que des sciences et des techniques classiquement identifiées comme telles. C’est en effet sa première mission en tant que membre du réseau des Centres de Culture Scientifique et Technique. Mais il y a le réel qui pèse sur les projets, le hasard aussi qui, s’il concerne chacun, ne favorise peut-être que ceux qui s’y sont préparés.

À partir d’un axe plaçant les sciences "dures" en évidence, l’association musardait, depuis de nombreuses années, du côté des sciences que certains nomment "molles", que d’autres appellent "douces". Le public, quant à lui, faisant mal la différence et qualifiant toutes ces choses, à égalité, de "savantes". Pour autant la philosophie est-elle une science ? Au sens strict certainement pas, encore que son exclusion est récente et que sa mise à l’écart entraîne avec elle, par voie de conséquence, nombre de disciplines et non des moindres. Tout ceci ne serait que querelle sémantique s’il n’y avait le réel qui inlassablement vous rappelle à l’ordre.

Celui dans lequel évolue la Fondation 93 martèle sans arrêt que, face à une crise qui frappe en Seine-Saint-Denis plus qu’ailleurs, les gens demandent à la Science de les aider à comprendre globalement le Monde. Après avoir proposé des explications, sur le Cosmos, la Vie ou l’Origine de l’Homme, l’association souhaitait parler de l’intime de chaque individu. Non pas dans une plongée "nombrilique", mais pour rechercher les fils qui relient chacun aux autres... et au Monde. Inscrire des individus, se percevant comme éthniquement différents, dans une histoire commune et un futur à partager est, dans notre département, un enjeu singulier.

Nous aurions pu, à ce moment, par un superbe raisonnement linéaire, dont il faut toujours se méfier, arriver à la philosophie. La démarche eut été, alors, pleine de cohérence et parfaitement exemplaire. Nous serions passés des sciences exactes aux sciences humaines en introduisant parallèlement une forte dimension individuelle. Un cheminement trop parfait pour être honnête.

Heureusement, il y a le hasard ! Nous en étions là de nos réflexions quand une des animatrices de l’association, qui venait d’encadrer le travail d’une classe en difficulté, nous commenta l’expérience. On nommait à l’époque ces classes SES (Section d’Éducation Spécialisée) ; on les a rebaptisées aujourd’hui SEGPA (Section d’Enseignement Général Professionnel Adapté), les élèves quant à eux parlant toujours de Section d’Enfants Sauvages. Elle avait avec cette classe et l’aide d’un chercheur réalisé un jardin potager, projet a priori estimable et dont le résultat était tout à fait satisfaisant. Elle raconta l’expérience et conclut par ces mots : "Comme cela ces élèves, pas très évolués, ont pu au moins comprendre le rythme des saisons". Cette ambition mesurée, ce "comprendre au moins", me mit hors de moi. Était-ce là tout notre programme ? Devions-nous rechercher un plus petit commun multiple d’ambition ou un plus grand commun démultiplicateur d’imaginaire ?

Sans aucun doute par simple esprit de provocation, je répondis que si nous devions un jour généraliser la pratique du jardin pour ce type de public, ce serait celle de "Jardins Philosophiques". Ainsi naquit, fruit bâtard du réel et du hasard, le projet "Carré de nature, Carré de culture".

Il fallut ensuite organiser tout cela, car rien ne sert d’avoir une idée, ce qui compte c’est de la développer.

Nous n’étions à l’époque nullement au fait des querelles qui secouaient le petit monde de la philosophie. En 1995 nul n’en parlait. Nous supposions, naïfs, que tout philosophe ne souhaitait qu’une chose : parler au plus grand nombre.

Il n’était, par ailleurs, aucunement question de proposer des cours de philosophie. Je reste pour ma part persuadé que nombre de pratiques réduites à la dimension de cours éloignent du désir de les aborder en profondeur. S’il est évident que l’orthographe, les mathématiques,
 pour ne parler que de quelques outils disciplinaires emblématiques- peuvent s’enseigner, je m’interroge sur l’effet de dessèchement objectif que crée souvent le strict enseignement de l’Art... ou de la Philosophie.

Je m’interroge, inversement, sur le truisme du rapprochement systématique par la pratique. Il est bien connu que le "peintre du dimanche" ne reconnaît pas spontanément l’art contemporain, et qu’il s’enferme souvent dans une imitation du réel, totalement étrangère au concept de l’art.

La simple pratique amateur n’introduit pas nécessairement au monde dans lequel elle prétend s’inscrire. Pour jouer ce rôle un recul objectif doit être pris. Un regard critique sur le travail doit être opéré et, surtout, une confrontation permanente avec de véritables professionnels de la discipline doit être mise en œuvre. Ce sont ces professionnels, artistes ou philosophes pour ce qui nous préoccupe ici, qui apportent les interrogations contemporaines tout en les situant dans l’histoire de la discipline. Ce sont eux qui introduisent les doutes et les incertitudes, tout ce déséquilibre qui peut éventuellement conduire cers une posture créative.

Ces contradictions, entre enseignement, pratique amateur, notion de contemporanéité... sont au cœur d’un débat sur l’action culturelle. C’est le montage des protocoles de confrontation publique entre tout ou partie de ces termes qui justifie précisément le métier d’acteur culturel.

L’acteur culturel est, avant tout, un spécialiste sachant construire un protocole à l’intérieur duquel, ceux qui ont quelque chose de particulièrement inventif à dire ou à montrer, peuvent rencontrer un public qui, sans la construction de ce protocole, ne pourrait être présent.

Il ne pouvait donc être question de confronter des classes en difficulté à un enseignement de la philosophie, non plus qu’à une simple pratique de celle-ci. Il nous fallait construire un projet culturel dont l’approche philosophique serait l’enjeu principal. Il est toujours difficile de résumer, pour le béotien, la genèse d’une pratique professionnelle. Elle est forte d’une série d’évidences, mais aussi d’éléments référencés. Elle s’exprime toujours dans un langage plus ou moins codé qui, derrière l’apparence de mots ou termes communs, renvoie en permanence à un usage particulier. L’action culturelle n’y échappe pas. Tentons ici de faire partager quelques règles.

L’action culturelle concerne, avant tout, ceux qui n’ont pas un accès simple à une culture de découverte. Tous ceux pour qui la confrontation à la création, ou même la simple nouveauté, ne se pose pas simplement en termes d’information et de choix.

L’action culturelle sait que seuls les chemins ambitieux ont une chance de susciter l’enthousiasme. Elle sait également qu’elle doit garder une modeste place d’organisateur de rencontres. Enfin, parmi d’autres règles internes de fonctionnement, elle sait qu’un peu de frustration crée de la motivation, et qu’il faut veiller à laisser le public avec une question à résoudre, plutôt qu’avec un trop plein de réponses.

Comment donc créer une opération culturelle plaçant l’approche de la philosophie comme objet principal ?

Sans aucun doute par une infinité de propositions, à condition qu’elles respectent les préalables exposés.

L’expérience que nous avons choisie est la suivante : proposer à chaque groupe d’être parrainé par un philosophe. Organiser pour chacun de ces groupes dans l’établissement scolaire une suite de quatre rencontres avec son parrain. C’est peu, mais il convient de se rapporter au chapitre de la frustration. Faire suivre les quatre premières séances d’une rencontre à l’extérieur de l’établissement. Dans un lieu choisi en concertation avec le groupe, et susceptible de "galvaniser" la démarche. Enfin livrer à chaque classe participante un carré de bois de trois mètres sur trois (un beau carré, de beau bois) et lui demander de bâtir sa synthèse finale dans ce carré, sous la forme qu’elle désire.

Une fois la trame définie, il convenait de rechercher des enseignants acceptant de mener avec nous l’expérience, sachant que nous proposions qu’ils restent entièrement maîtres du processus pédagogique. Nous espérions deux ou trois réponses ; dès la première année, nous en eûmes près de vingt.

Première preuve que notre proposition rencontrait son époque.

Nous avions simplement écrit à toutes les SES du département, qui en comptait 35 à l’époque, un texte qui disait à peu près ceci : "Vous êtes assaillis de propositions utilitaristes prétendant, par le biais de l’informatique (ou de tout autre discipline), participer à l’intégration professionnelle de vos élèves. Nous ne prétendons nullement à l’efficacité immédiate de notre proposition. Nous pensons simplement que, plus que tout autre, vos élèves ont des questionnements de nature existentielle. Plus que pour tout autre une confrontation à la réflexion philosophique peut leur être bénéfique. Si vous le souhaitez, nous pouvons mener l’expérience ensemble".

Devant ce nombre surprenant des réponses positives, une première angoisse nous a saisis, nous qui ne connaissions rien au monde de la philosophie, allions-nous trouver assez de philosophes ? Nos seuls critères pour le choix de ces parrains étant une solide envie de partager l’expérience et une pratique régulière de la philosophie.

Nous n’excluions pas les professeurs de philosophie, mais ne voulions pas nous limiter à eux. La tranche d’âge des postulants devant, par ailleurs, être la plus large possible et une recherche de parité des sexes être de mise.

Alors, nous avons exploré plusieurs pistes : celles des amis et des connaissances tout d’abord, celle des universités, des lycées, des associations ensuite. Peu à peu un bataillon, dont l’hétérogénéité nous satisfaisait, s’est mis en place. Cette diversité a toujours, depuis, fait l’objet d’une attention particulière.

Deuxième surprise : les philosophes, quelles que soient leurs origines, ont tout de suite adhéré à notre proposition.

L’opération s’est mise en place et, dès la première année de fonctionnement, l’essentiel de nos hypothèses s’est vérifié.

Les philosophes construisaient un parcours synthétique, mais le nombre limité de séances créait une attention toute particulière à celle-ci. Ce faible nombre d’heures de présence réelle, leur conservait un statut d’intervenant exceptionnel. Le travail entre eux et les enseignants établissait une complicité et aboutissait à une reconnaissance mutuelle de leur spécialité. Rares étaient, en effet, les enseignants de SEGPA qui avaient fait plus d’une année de philosophie. Tout aussi rares étaient, à l’inverse, les philosophes qui avaient été confrontés à ce type de public scolaire. Quant aux élèves, le plus souvent, la simple annonce d’une confrontation à la philosophie agissait comme un catalyseur. Je me souviens avoir demandé à certains professeurs comment ils avaient convaincu l’expérience à leurs élèves de tenter l’expérience. La réponse était toujours la même : "Lorsque je leur ai dit qu’on pouvait faire de la philo, mes élèves m’ont demandé : comme les terminales ?" Je leur ai dit : "oui en quelque sorte". Et ils ont répondu : super !

Dès la première édition, les philosophes soulignaient à quel point ils s’étonnaient de faire véritablement de la philo, de pouvoir faire référence aux grands auteurs classiques tout en maintenant l’intérêt des élèves. Tous insistaient sur le fait que l’on dépassait instantanément le niveau de la simple discussion animée. Cette recherche d’une "vérité" commune que leur proposait la philosophie, les jeunes y adhéraient instantanément. C’était précisément un des éléments clés. L’adolescence entretient, jusqu’à la vénération, cette idée d’une vérité absolue. Les adultes, ou la société, étaient supposé la trahir en permanence. Les jeunes découvraient que cette quête se rattache à une histoire. Ils découvriraient au fur à mesure du déroulement de l’expérience que cette vérité était comme un horizon s’éloignant toujours d’une distance plus ou moins égale à l’avancée opérée dans sa direction. La naïveté, mais aussi la justesse de certaines questions des élèves enchantaient les philosophes. Tel cet élève, apparemment indifférent, qui après deux séances sur "le beau", "la nature", "la culture" demandait brusquement : "mais, si un artiste sculpte une œuvre en marbre : c’est beau à cause de la nature qui a fait le marbre ou de l’homme qui a fait la sculpture ?"

À l’issue des quatre première séances en classe, la sortie à l’extérieur de l’établissement agissait comme l’élément galvanisant que nous espérions. Des exemples imaginatifs de sorties, nous en eûmes de nombreux dès la première année : "gloriette des Buttes-Chaumont", "Grand télescope historique de Meudon", "Jardins de l’Atlantique à la Gare Montparnasse"... Depuis la première année, l’imagination a continué à fonctionner : sortie sous la Coupole de l’Académie des sciences, Café-philo animé... au Café de Flore, ou encore simple promenade dans Paris prouvant à l’évidence qu’aucun élève n’y avait jamais mis les pieds. Et les "Carrés" de bois réalisés pour la première fois. Si nous nous attendions à des jardins, voire à des maquettes. Qui auraient pu prévoir ces tipis, cette caverne, cette boîte à question, ce carré moitié dehors moitié dedans de chaque côté d’une baie vitrée proposant aux spectateurs de réfléchir, à partir d’un troupeau de rhinocéros, à la responsabilité que l’homme, animal de culture, a pris de fait sur la vie sauvage ? Les "carrés" étaient pour la plupart une invitation au questionnement. Leur "niveau" prouvait à l’envi qu’un passage à l’abstraction s’était opéré, une dimension collective également.

Les rencontres régulières qui, dès la première année, nous réunirent avec les enseignants et les philosophes confirmèrent le miracle de "Carré de nature, Carré de culture" : une valorisation de l’élève s’opérait ; quelqu’un parlera plus tard de "renarcyssisation".

Après cette première saison, la principale modification fut l’introduction d’un thème central. Dès la seconde édition, les groupes durent réfléchir autour d’un thème commun. Ceci leur permettait, sachant que d’autres travaillaient sur le même sujet, d’élargir la notion de communauté, de l’étendre à tout un département. Ils pouvaient ainsi ressentir que cette recherche de "vérité" à laquelle les invitait la philo était non seulement individuelle mais aussi collective et que ce collectif ne s’arrêtait pas à la porte de la classe. Qu’il s’étendait potentiellement à toute la fratrie de l’espèce humaine.

Le thème central résolvait, de plus, la difficile question du lancement de l’opération. On ne parlait plus en général de la différence entre "nature" et "culture" (d’où l’explication du titre générique de l’opération) mais d’un sujet apparemment précis. Tout cela relève bien sûr quelque peu de l’artifice mais chaque métier a son tour de main, parmi les nôtres "l’artifice du point de départ" n’est pas le moindre.

Ainsi nous proposâmes successivement au fil des saisons "l’amour", "la violence", "apprendre", "moi et les autres", "liberté, égalité, fraternité". Si certains remportèrent plus que d’autres l’adhésion des professeurs, de fait tous jouèrent leur rôle de moteur de la recherche.

Rapidement "Carré de nature, Carré de Culture" atteignit sur notre département une vitesse de croisière de 24 à 28 groupes. Ce chiffre représentant un peu plus des deux tiers des SEGPA du département.

Des "miracles" éducatifs se produisirent chaque année. Certains élèves en totale perdition scolaire retrouvaient les plaisirs de l’apprentissage. Parmi une foule d’anecdotes, celle-ci. En classe de troisième, les élèves doivent faire un stage en entreprise. Lorsque les parents sont normalement intégrés à la société, et que la classe fonctionne dans un cheminement scolaire traditionnel, l’exercice n’est pas insurmontable. Pour une SEGPA, l’engagement du professeur est prépondérant. Au box-office des demandes des élèves, on trouve la coiffure pour les filles, et la mécanique pour les garçons. Une des enseignantes participant avec nous à l’expérience philosophique fut surprise de voir deux de ses élèves demander un stage en librairie. La plupart des jeunes de ces classes n’a pas une pratique totalement courante de la lecture. Elle trouva une librairie acceptant de les accueillir. Lors d’une visite de contrôle, l’enseignante demanda à la libraire s’il n’y avait pas de problème. "Pensez-vous, répondit celle-ci, lorsqu’il n’y a rien à faire ils lisent". "Quel genre de livre ?", demanda l’enseignante, et consultant la liste, elle s’aperçut que ses élèves prolongeaient la lecture sur le thème philosophique de l’année.

Les sceptiques parleront de cas particuliers, et il est vrai que tous les parcours ne sont pas aussi exceptionnels. Ils dessinent tous, pourtant, une direction qui prouve qu’à l’ambition répond la motivation. Qu’à l’effort répond le frémissement du plaisir de la découverte.

Tentée précisément avec un milieu scolaire extrême, "Carré de nature, Carré de culture" livre des résultats extrêmes. Cela dit les SEGPA offrent aussi des avantages d’adaptabilité pédagogique indéniables. Les élèves sont peu nombreux. Chaque classe, à l’image du primaire, a un professeur quasiment unique, souvent issu précisément de la "grande école", qui encadre le travail des élèves au quotidien. Ces enseignants, compte tenu du rapport temps de travail/salaire tout à fait déficitaire lorsqu’on entreprend d’enseigner dans ce type de classe, sont nécessairement très motivés. Ils ont tous choisi la filière, et on ne peut pas se retrouver par hasard dans ce que l’on nomme "l’enseignement spécialisé". S’ils vivent parfois des moments de découragement, ils les compensent par des instants de gratification rarement offerts à leurs collègues de la filière dite "classique". Ils ont surtout une certitude : leur métier est la pédagogie. Persuadés d’être des pédagogues, ils ne vivent pas leur vie professionnelle avec le sentiment de faire un métier "par défaut". Ce vague sentiment d’échec qui saisit certains professeurs de lettres qui se seraient voulu écrivain, ou d’arts plastiques qui continuent à se dire artiste, leur est étranger.

Tout cela me conduit à une interrogation qui n’est pas prête de trouver sa réponse définitive : les pratiques philosophiques avant la terminale sont-elles particulièrement adaptées à ce secteur de l’enseignement spécialisé ?

Il me semble évident que, dès la première phase de l’opération, la simple annonce d’une confrontation à cette matière réputée inaccessible joue comme un effet dopant sur la motivation des élèves. Pouvoir "faire de la philo" est par essence un acte réconciliateur avec l’école. La reconnaissance du fait que l’élève n’est pas définitivement exilé au large du continent du savoir joue comme un accélérateur de motivation. Tels des Robinson Crusoé, les élèves se voient à nouveau "sauvables" et "rapatriables" sur les terres du succès. Cette simple réconciliation est en soi importante, et il est pour moi évident que, quand bien même il n’y aurait que ce résultat, aucun élève ne devrait sortir du système scolaire sans avoir été confronté, une saison au moins, à une approche de la philosophie. De plus, ce qui fonctionne dans "Carré de nature, Carré de Culture" c’est que cette confrontation donne toute sa place à la pensée de l’élève. Pour autant la rencontre avec la philosophie doit être sans concession. La référence aux grands penseurs classiques ou contemporains doit être effectuée. Pourtant ce n’est pas d’un strict cours dont il est ici question. Ce n’est pas non plus de la recherche d’une pensée libre de l’élève. Aucune de nos opérations ne s’intéresse à la réflexion brute de décoffrage des jeunes. Nous rejetons ce qui constitue souvent un des pires fléaux de l’Éducation Populaire : le culte de la pensée spontanée des jeunes. Nous ne pensons pas qu’un élève en désarroi scolaire, baignant dans un milieu culturel plus enclin à laisser sa télévision sur la chaîne numéro une, qu’à ouvrir un livre, va par magie nous demander de faire de la philosophie et nous révéler instantanément un pur joyau de pensée critique. Mais nous pensons aussi que l’intelligence à la peau dure et qu’une opération qui s’en donne les moyens peut dynamiser la motivation et la réflexion des plus découragés. Nous pensons même que seules les opérations qui se fixent un haut niveau d’ambition méritent d’être soutenues. Nous ne rêvons pas que les participants à "Carré" deviennent à leur tour des philosophes. Nous tentons cependant que l’ensemble de l’opération les conduise à franchir un "point de non-retour". Un moment, à la teneur didactique quelque peu alchimique, où l’élève sent qu’il ne pourra plus être exactement comme avant. Une situation où son rapport au savoir, à la culture, à l’approche intellectuelle du monde s’est modifié. Il ne devient pas un individu qui, après avoir été avant tout guidé par des a priori, s’installe totalement et définitivement dans le pays du questionnement et la recherche du savoir mais, il sait que ce pays existe ; mieux il en a foulé le sol. Chacun a pu vérifier comme les souvenirs de voyages peuvent être tenaces.

Pour autant la pratique philosophique est-elle généralisable au-delà de ce type de classe ?

J’ai personnellement tendance à penser que non seulement elle est généralisable mais qu’elle est indispensable. Si le débat se cristallise à ce point sur cette pratique c’est qu’elle représente un enjeu majeur de développement de l’école. La pratique philosophique nécessite une approche ouverte, et en mouvement, de la relation maître et élève. Elle perdure actuellement, tel un écomusée dans les classes terminales, sous une forme qui, si elle est fidèle aux normes de la relation à proprement parler "disciplinaire", est parfaitement contradictoire avec l’évolution de la pédagogie. Chacun à l’extérieur de l’école sent parfaitement qu’il y a décalage entre le mouvement de nos sociétés et celui de l’enseignement. Cette relation vaguement issue du religieux ou de la sorcellerie, qui place le maître en situation de savoir suprême et de seul dispensateur de connaissance, devient totalement ingérable, a proprement parlé, intenable. D’ailleurs, si beaucoup d’adultes prétendent vouloir être dans une démarche permanente d’apprentissage, rares sont ceux qui s’imaginent pouvoir durant plusieurs années rester assis et quasiment muets devant une succession de maîtres. Les élèves le font à l’âge où, en plus, bouillonne en eux des transformations physiologique et psychologique déterminantes. La pratique philosophique offre des moments de relâchement didactiques propices au débat ; des espaces où la nature même du contrat qui relie l’élève à l’institution, mais aussi à lui-même, peut être renégociée en permanence ; des instants où la fameuse antenne "tu apprends avant tout pour toi et ton propre avenir" peut être réellement expérimentée ; des moments où l’élève a le sentiment que son savoir, réputé infiniment moindre que le savoir collectif, va non pas être simplement confronté mais additionné aux savoirs préalables. De plus la pratique philosophique peut certainement apporter une alternative intéressante à nombre d’autres matières. Elle est, peut-être, un des instruments de l’interdisciplinarité par excellence ? Je rêve pour ma part d’un cours fait par un philosophe et un professeur d’histoire, de mathématiques, de français mais aussi d’éducation physique, d’arts plastiques... Des moments où la philosophie éclairerait le mouvement de l’histoire, des mathématiques, du français, ouvrirait le débat sur le rapport au corps, à la création.

Une dernière anecdote pour clore cette présentation de "Carré de nature, Carré de Culture" :

Une année où le thème choisi était "l’amour", un groupe décida de présenter une pièce de théâtre dans son "Carré" de bois de trois mètres sur trois. Les élèves répétèrent "Majnûn et Leila", grand classique de la littérature arabe avec leur enseignante, le philosophe et un metteur en scène. La représentation fut donnée dans le théâtre municipal, introduite par un texte dit en arabe... par l’intendant du collège. Aux familles et aux amis nombreux, réunis à cette occasion, il fut demandé de payer leur place en inscrivant sur un coupon de papier une question, une par personne, sur le thème de l’amour. Tous les spectateurs, y compris ceux qui ne savaient pas écrire et qui s’organisèrent avec les autres, offrirent une question. Les élèves étudièrent ensuite scrupuleusement ces questions, qui à elles seules, mériteraient une analyse sociologique. Émue par l’ensemble de la démarche, la Fondation 93 décida d’offrir, à son tour un spectacle aux élèves. Celui de leur choix, quel qu’en soit le prix. Les élèves demandèrent à leur professeur comment ils pourraient choisir. Elle leur indiqua comment chercher dans "l’Officiel des spectacles", que tous découvrirent à cette occasion. Nous avions pris, pour notre part des paris sur le spectacle vers lequel irait les goûts des élèves et je n’étais pas le dernier à prévoir le choix d’un spectacle typiquement jeune ou d’une de ces comédies musicales, sous produit commercial matraqué à longueur d’onde. Le verdict tomba au bout de trois jours : à l’unanimité le groupe avait choisi l’Opéra. Intriguée l’enseignante, leur demanda pourquoi ? "Parce que, sans cela, Madame on n’ira jamais ", répondirent-ils. Nos Robinsons ne rêvaient plus maintenant d’un strict rapatriement sur des terres connues, ils devenaient explorateurs.

Les grincheux se demanderont sans doute quels furent les résultats scolaires du groupe. Qu’ils se rassurent, ils furent parfaitement exceptionnels. Tout cela ne prouve certainement pas définitivement la pertinence de l’introduction des pratiques philosophiques dans l’éducation, mais cela lézarde néanmoins sérieusement le mur des certitudes de ses détracteurs.

Aux élèves auxquels leur scolarité n’y donnera pas accès, ce « Passeport Découverte » propose une approche de la philosophie à travers un thème redéfini chaque année.

Le droit à philosopher

L’année scolaire 2002-2003, quinze classes de jeunes en difficulté scolaire se sont inscrites à « Carré de Nature, Carré de Culture ». Objectif affiché : philosopher. Thème proposé : le sport. Et, à l’issue de ce parcours de santé intellectuelle, les pensées des élèves s’habillent de mots et s’affichent dans des villes du département.

Tout comme l’argent va en priorité aux riches, l’une des matières qui permet explicitement de développer sa pensée est réservée aux élèves en fin de parcours scolaire. Ainsi, seuls les élèves de Terminale ont le droit d’aborder la philosophie... Pour s’inscrire en faux contre cette logique, la Fondation 93 propose à des philosophes d’intervenir dans des classes regroupant des élèves souffrant de problèmes scolaires[1]. Véritable tandem, l’enseignant de la classe et le philosophe fixent ensemble un axe de travail et définissent leur mode de fonctionnement : ils s’accordent, en général, sur 5 interventions de 2 heures environ, durant lesquelles le philosophe amène des éléments de savoir et fait émerger la réflexion des élèves. En marge de ces séances, l’enseignant l’alimente avec d’autres supports, par exemple dans le cadre d’un cours de français ou d’une initiation à la citoyenneté...

« Carré de Nature », ce n’est pas intégrer quelques heures de philo dans un emploi du temps : c’est introduire dans la classe une manière de penser et de « problématiser » sa pensée, individuellement puis collectivement. Et, en fin d’année, il s’agira de condenser le travail d’une année dans des assemblages de mots - petits morceaux de pensée à essaimer dans une ville, sa ville. Mobilier urbain « sucettes » Decaux), panneaux d’affichage municipaux ou banderoles le long des lampadaires : grâce à leurs mots, les élèves s’inscrivent au cœur de la cité et interpellent leurs concitoyens.

Cette année, délaissant les « majuscules de la philo » (l’Amour l’identité, la Violence, la Liberté...), les jeunes purent cogiter sur le sport. "Je sue donc j’existe" note la 4ème Segpa du collège Jean Zay de Bondy, en détournant joliment le « cogito » cartésien ("Je pense donc je suis"). Pourquoi, en effet, ne pas relier la tête et les jambes ? Le sport, pour Olivier Delautre, jeune parrain philosophe de la classe de Segpa de La Courneuve, « c’est un matériau idéal pour débuter une réflexion ». Se laisser porter au fil, au flux, aux flots, de la pensée, Olivier adore ça : « Je n’ai jamais préparé de cours, je n’avais pas de fiche, rien. J’entrais dans la salle de classe, et je disais « bonjour » »... Le philosophe arpente la salle, épié par quinze paires d’yeux. Sur le tableau, des mots attendent qu’on leur fasse un sort : « maîtrise et respect de soi ». A vos marques, prêt, partez ! La séance commence : « Pourquoi par exemple, pratique-t-on un art martial ? », les questions d’Olivier frisent toujours un peu l’exclamation. Et vice-versa. Mal assurée, la voix d’un gamin réchauffe le silence : « Pour se battre ? »

« Pour se battre ! », corrige un autre. Olivier consigne les réponses sur le tableau. Tout cela commence à prendre vie, la classe s’anime. « Pourquoi se bat-on ? », les quinze voix de la classe fusent : « Pour se détendre ». « Pour faire mal »... la vie s’emballe, les sages tours de tables prennent un tempo de derviches tourneurs. Olivier note, en vrac, les réponses sur le tableau « ... Ou pour tuer » ? Le cliquetis de la craie s’arrête : « Mais, Si on tue quelqu’un ? » demande le philosophe. Le chœur des élèves lui répond « On va en prison ». Le silence s’abat sur la classe : l’entrelacs de mots sur le tableau énonce un premier paradoxe, et pas des moindres : le dérapage du sport à la violence mortelle ; la recherche du bien-être vire à la destruction de l’autre... Quels phénomènes induisent cette perversion de l’esprit du sport ? La prochaine séance, à La Courneuve, promet d’être animée ; avec passion, les jeunes sont entrés dans le plaisir de la réflexion...

« Résister ; c’est penser » note la 3ème Segpa du collège Jean Zay de Bondy. Et toutes les classes de « Carré de Nature » sont entrées en résistance. Rébellion, dans un premier temps, contre l’image que le reste du collège leur renvoie, contre les clichés qui collent à la peau, dans la cour de récréation... Puis résistance aux idées reçues que nous véhiculons tous de séance en séance, les interrogations rebondissent en découvrant les mécanismes qui portent à croire que... Cela grince parfois dans les classes, pas facile de lâcher des certitudes bien pratiques... Cela grince, mais quelques vérités biens senties commencent à sortir du puits. « La règle, la triche et l’arbitrage », (« le corps et la pensée », « la justice et la force », « le goût de l’effort »... chaque groupe de « Carré de Nature » aborde, le sport à travers une problématique précise. Et, en suivant chacun leur fil, tous remontent au noyau d’une bobine identique. Quel que soit le thème de départ, l’enquête philosophique amène au désir de comprendre le monde des hommes... « Que le meilleur gagne, n’est-ce pas une injustice ? »

questionnent les jeunes de l’atelier scolaire de la PJJ du Raincy. Comme en écho, la classe de 5ème Segpa du collège Jean Moulin à Montreuil note : « Pour dépasser la violence des corps, les Hommes ont inventé les mots ».

Avant de ramasser toute la réflexion dans des mots à afficher au long des villes, le parcours de « Carré de Nature » réserve encore une étape : une « sortie philosophique », visite d’un endroit lié au travail de l’année, rencontre avec un être singulier... Pour le groupe d’Olivier Delautre, ce sera une découverte de l’Aïkido sur les pelouses du collège. « Aikido, cela signifie, en japonais, contrôle et maîtrise du souffle. Dans l’Aïkido, seuls comptent l’évaluation personnelle, la maîtrise et le respect de soi », précise Stéphane, maître de cet art martial. Deux séances pratiques pour initier nos petits scarabées aux secrets de la maîtrise du temps et de l’espace et le maître offre la découverte d’un sport dont les règles bannissent la compétition...

« Est-ce que résister, c’est physique ou moral ? » s’interrogent les élèves de la 3ème Segpa du collège Jean Zay, à Bondy. Avec leur enseignante M.C. Nevoux, ils ont pris les mots au pied de la lettre en s’inscrivant tous à une course de 5 km. Cinq kilomètres à courir contre soi, à éprouver sa volonté, sa résistance, et à constater que l’on force l’admiration des spectateurs : suant, pestant, souffrant - mais tenant le coup - les élèves à la traîne ont recueilli plus d’encouragements que les athlètes confirmés. À la traîne ? Par rapport à eux-mêmes certainement pas tout le groupe a réussi son pari, un tiers de la classe, persuadé qu’il n’arriverait jamais à boucler l’épreuve, a néanmoins franchit victorieusement la ligne d’arrivée. Bien en dehors du temps limite imparti à la course et les officiels étaient partis, mais, bien plus signifiant : tous leurs camarades plus véloces les attendaient impatiemment...

Découvrir la maîtrise de soi à travers l’Aïkido ; courir contre soi-même pour mieux éprouver ses limites, réfléchir avec des danseurs sur « énergie et puissance », se confronter à la naissance de la violence à travers une pièce de théâtre, échanger avec des résistants de la seconde guerre... et même se rendre à la mairie pour la mise en place des banderoles : tous les groupes ont ainsi vécu une expérience forte en point d’orgue à leur parcours philosophique. Un parcours initiatique, à en croire un aphorisme de la 5ème Segpa du Collège Jean Moulin à Montreuil : « On ne peut pas s’arrêter de penser... » SM


Notes

[1] 9 classes de SEGPA, 2 ateliers scolaires de la PJJ, une classe de primo arrivants, 2 classes de CIPPA et un groupe d’un « Dispositif Nouvelles chances » ont participé au « carré de nature.. » en 2002-2003


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