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Les fondements d’une recherche par Gérard Auguet

Professeur Agrégé de Lettres Modernes - IUFM de Bordeaux ; Doctorant en Sciences de l’Education - Université Paul Valéry, Montpellier III.
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Archéologie d’un questionnement

Tout a commencé voici déjà près de cinq ans, précisément le jour où Michel Tozzi m’a entretenu d’un ouvrage qu’il coordonnait, L’oral argumentatif en philosophie, et m’a communiqué la transcription d’un débat organisé autour de la question de “l’homme enceint ”. Comme je lui disais qu’il serait intéressant de traiter cet échange comme un “texte”, en lui appliquant les outils d’analyse que nous utilisons en Lettres, il m’a proposé de tenter l’expérience ; et c’est ainsi que j’ai fourni ma première contribution à l’étude de l’oral philosophique. Cette contribution, lorsque je la relis à la lumière de l’expérience ultérieurement acquise, me semble pêcher par une transposition insuffisamment problématisée d’un outillage conceptuel construit à partir d’occurrences textuelles écrites. J’adresse, aujourd’hui un reproche identique à d’autres analyses, non publiées, que j’ai effectuées l’année suivante. Ce n’est qu’avec une contribution à l’ouvrage collectif , La discussion philosophique à l’école primaire, que je pense avoir pris, encore insuffisamment, en compte la spécificité interlocutive de ce type d’interaction et le lien entre coopération conversationnelle, textuelle et heuristique. Quant au DEA que j’ai soutenu en octobre 2000 à Montpellier, il me paraît souffrir d’une définition du texte philosophique réduite à la présence de temps de problématisation, d’argumentation et de conceptualisation, qui n’envisageait presque pas les positionnements énonciatifs des locuteurs. Cependant, au terme de cette première phase de recherche, je crois être parvenu à mettre au jour un questionnement qui me semble majeur : quel est le lien entre la philosophicité de la question et/ou de son traitement, la textualisation des échanges, et la construction d’un sujet potentiellement apte à s’inscrire dans un processus démocratique de socialisation ? Tout naturellement, à la suite de ce DEA, je me suis engagé dans la rédaction d’une thèse dont je vais ici donner brièvement les orientations théoriques majeures.

Strates actuelles

Le projet de recherche

Il s’agit pour moi de tenter de mettre en évidence des régularités d’ordre linguistique - selon un conception extensive de cette discipline prenant en compte les phénomènes discursifs - qui se manifesteraient lors des interactions et seraient autant d’indices de la maîtrise progressive par les locuteurs des compétences requises pour s’inscrire de façon pertinente dans la Discussions Philosophique à l’Ecole (DPE) dont je fais l’hypothèse qu’elle est un genre scolaire en voie d’institution, incluse dans la formation discursive que constitue “ la philosophie pour enfants ”. Ma seconde hypothèse, corrélée à la précédente, est que la discussion philosophique, dès lors qu’elle assume pleinement son appartenance au champ de la philosophie, est à même de réaliser conjointement les objectifs prioritaires de chacun des courants qui s’en réclament : le “ philosophique ”, le “ psychanalytique ”, le courant “ maîtrise du langage ”, le courant “ citoyenneté ”, auquel j’en adjoindrais un cinquième, centré sur la remédiation cognitive et qui me paraît se structurer autour de ceux qui œuvrent dans l’enseignement adapté. Les auteurs majeurs auxquels je me réfère sont des théoriciens de la langue, envisagée moins sous l’angle de ses caractéristiques systémiques que sous celui de son fonctionnement dans des contextes d’utilisation donnés. Toutefois, il n’est pas pour moi question de refuser ce qui, dans le système, fait contrainte dès lors que cela peut servir à éclairer certaines conditions spécifiques de son usage en situation. La liste des auteurs de référence serait longue de sorte que je vais me borner à souligner les apports de trois d’entre eux qui me paraissent essentiels pour comprendre la perspective de mon travail.

Mikhaïl Bakhtine et le genre

L’auteur dont je me réclamerai en premier est Mikhaïl Bakhtine dont l’approche qu’il fait des phénomènes langagiers me semble particulièrement heuristique, notamment en ce qui concerne le concept de “ genre ” qui, tel qu’il le définit rompt radicalement avec la tradition en cela qu’il voit son champ de validité s’étendre au delà du littéraire, qu’il avoue son inscription historico-sociale et cesse donc d’être un instrument prescriptif et/ou normatif à fonction distinctive. L’approche privilégiée est de type descriptif et le critère de validité essentiel renvoie à l’efficacité pragmatique. Cette conception accorde au genre un statut “ d’outil ” dans le champ des interactions sociales et permet, le but de l’interaction étant défini, de s’interroger sur les conditions de réussite d’une énonciation qui tiendront, autan de son inscription discursive pertinente dans le genre approprié que de sa structuration linguistique. Finalement, à une recension minutieuse et peu scientifique des genres succède une interrogation sur la fonction générique qui permet la mise en œuvre de la langue et sans laquelle celle-ci demeurerait pure virtualité.

La conception bakhtinienne du genre introduit à une théorie de la réception : le genre est ce qui contribue à l’élaboration d’un système d’attentes chez le récepteur qui, à partir d’une vision anticipatrice du sens du tout de l’énoncé développera une stratégie d’interprétation des unités qui le constituent. Le genre est ainsi au service de l’intercompréhension et de ce fait possède une dimension sociale indéniable : tous les échanges verbaux, écrits ou oraux, relevant des routines quotidiennes ou du domaine plus élaboré des productions à vocation esthétique, didactique, herméneutique ou heuristiques, s’inscrivent dans des genres qui en permettent la communication au sein de communautés plus ou moins élargies. Lié à la situation de production de l’énoncé, le genre est aussi ce qui rend lisible cette situation et qui permet aux interlocuteurs d’opérer dans un monde partagé. Parmi les genre, Bakhtine distingue les “ genres quotidiens .et les “ genres codifiés ”. Les premiers, non codifiés a priori, relèvent d’une “ routine ” et se différencient de genres plus élaborés dont la structure et le contenu ont été partiellement ou totalement modélisés et qui participent d’une inscription dans une “ classe généalogique ” ; ces “ genres codifiés ” se réfèrent à un archétype auquel les lie la série des œuvres auxquelles ils se rattachent par une filiation plus ou moins fidèle. Ainsi le dialogue philosophique renvoie-t-il à une classe généalogique qui prend sa source dans l’archétype dialogal platonicien. Les genres quotidiens relèvent d’une “ routine ”, ce sont : “ des comportements stéréotypés et anonymes qui se sont stabilisés peu à peu mais sont sujets à variation continuelle ”. Bakhtine les range dans la catégorie des genres “ premiers ” réservant aux genres codifiés l’appellation de genres “ seconds ”, tout en précisant que cette distinction ne peut être fondée sur la forme de l’énoncé mais sur la place de cet énoncé dans un contexte précis, c’est-à-dire une sphère d’échange spécifique.

Comme on le voit, l’œuvre de Bakhtine est d’un apport majeur pour l’étude du genre ; mettant l’accent sur la sphère d’échange, elle permet d’intégrer pleinement la dimension socio-communicationnelle ; introduisant la notion de “ genres primaires ”, elle offre l’occasion de dépasser les théories des genres uniquement préoccupées d’esthétique ; enfin, parce qu’elle fait du genre un outil facilitateur de la communication, elle nous fait rompre définitivement avec les conceptions normatives a priori, et nous permet de poser l’hypothèse d’une compétence générique qui serait la capacité d’inscrire, dans une sphère d’échange donnée, l’énoncé que celle-ci requiert ; la norme apparaissant a posteriori selon que l’échange aura été ou non réussi. D’autre part, même si Bakhtine se réclame d’une “ métalinguistique ” qui dépasse la seule dimension phrastique de l’énoncé, il n’en envisage pas moins, à travers ses considérations sur le “ style ”, les formes que celui-ci peut prendre, formes qui n’acquièrent leur signification qu’à participer d’un genre mais sans lesquelles celui-ci demeurerait pure virtualité. La métalinguistique bakhtinienne, si elle choisit de se placer en surplomb de la linguistique étroite de façon à porter sur le langage un regard plus ample, ne l’exclut pas pour autant de ses préoccupations. Enfin, le lien que Bakhtine établit entre genre et “ sphère d’échange ” fait de lui ce en quoi s’établit, se reconnaît et s’affirme une communauté discursive - que celle-ci soit instituée a minima, de façon implicite et simplement régie par les normes ordinaires du quotidien, ou qu’elle relève d’une institution constituée, soumise aux normes explicites d’une formation discursive - communauté à laquelle il permet d’énoncer ce qui, en son sein, est de l’ordre du licite. En conclusion, on pourrait dire du genre ainsi conçu - en usant d’étymologies quelque peu fantaisistes - qu’il possède des aspects :
- Con-vocatoires, puisqu’il est ce qui permet à des interlocuteurs d’exister en tant qu’énonciateurs sans qu’ils aient, à chaque fois, à définir en totalité et de façon explicite le contexte d’interlocution.
- Pro-vocatoires, puisqu’il suscite une anticipation interprétative, mais aussi parce qu’il possède une indéniable dimension pragmatique.
- Evocatoires puisque la lecture augurale que fait un interlocuteur de la situation d’interlocution se fonde sur une représentation antérieurement construite du pacte générique qu’elle requiert (c’est l’horizon d’ attente), de même que le locuteur est conduit à produire son énoncé selon les règles du genre qu’il a intériorisées
- Ré-évocatoires, puisque les anticipations déçues conduisent à échafauder l’hypothèse d’un pacte générique nouveau qui peut conduire à une révision complète de la signification des énoncés et/ou de la situation.
- In-vocatoires, puisqu’il marque l’inscription dans une sphère d’échange spécifique propre à une communauté discursive. Posséder une compétence générique c’est être capable de mettre en œuvre de façon pertinente ces cinq dimensions dans le cadre de la permutabilité des fonctions d’énonciateur et de co-énonciateur, aux fins de produire des énoncés recevables.

Dominique Maingueneau et l’analyse du discours

En lien avec les apports de Bakhtine, et dans une relation de continuité critique avec l’œuvre de Michel Foucault, les théories de Dominique Maingueneau concernant la problématique du discours m’ont permis de mieux comprendre comment la DPE ne prenait sens comme genre qu’à s’inscrire dans une relation d’institution conflictuelle dans le champ de la philosophie à travers l’adhésion qu’elle construit et manifeste à la communauté discursive singulière que constituent l’ensemble des productions articulées autour de la promotion de “ la philosophie pour enfants ”. Il s’est agi pour cet auteur de cerner tout d’abord avec le maximum de rigueur l’objet de l’analyse du discours. Ce sont les textes, qu’il définit comme des énoncés (écrits ou oraux) émis dans un cadre institué donc soumis à des règles, pris dans une interdiscursivité constitutive et porteurs d’enjeux divers. Ces textes, qui “ impliquent un positionnement dans un champ discursif ” dont ils gardent la trace et s’organisent en “ formations discursives ” ne sont pas réductibles à un genre ; une formation discursive donnée peut user de plusieurs genres. La première conséquence de cela est que se choisir énonciateur au sein d’une formation discursive c’est accepter d’en assumer le statut, sécurisant parce qu’il impose un cadre de contraintes, mais frustrant en ce qu’il interdit de tout énoncer et d’énoncer hors de modalités spécifiques. La seconde est qu’il existe des “ institutions ”, productrices, dispensatrices et garantes de certains discours, “ institutions ” qui débordent ce que l’on a coutume de désigner par ce mots, et qui sont “ plus largement tout dispositif qui délimite l’exercice de la fonction énonciative, le statut des énonciateurs comme celui des destinataires, les types de contenus que l’on peut et doit dire, les circonstances d’énonciation légitimes pour un tel positionnement. En sorte que choisir de s’inscrire dans un type de discours c’est adhérer à un ensemble de normes, pas nécessairement explicites, qui sont constitutives de et constituées par l’existence d’une communauté linguistique. Enoncer, c’est fondamentalement faire acte “ d’inscription ”, c’est aussi se loger dans une interdiscursivité qui fait que toute formation discursive n’existe, ne se perpétue et ne se légitime qu’à tenir lien et faire frontière avec des formations concurrentes qui délimitent l’espace de ce qui ne peut être dit en même temps qu’elles ouvrent ou créent celui de ce qu’il ne faut pas dire, l’inénonçable. De cela il ressort que toute formation discursive, de par le fonctionnement même des discours, et sans que cela traduise une décision des énonciateurs, participe d’une “ interincompréhension généralisée ”, qui se traduit notamment au niveau sémantique lorsqu’il s’agit de convoquer dans un énoncé une occurrence d’un énoncé tenu par un locuteur concurrent. En fait, tout discours ne convoque jamais son “ Autre ” que sous la forme d’un simulacre, anti-modèle qui permet de se reconnaître/faire reconnaître comme participant du “ Même ”.

Le concept de “ compétence discursive ” me paraît être un apport majeur. Ce terme n’est pas sans évoquer la “ compétence ” telle que l’a définie Noam Chomsky pour désigner “ un ensemble de règles intériorisées par la collectivité des sujets sémiotiques ” qui permettent de générer un nombre infini d’énoncés et de reconnaître l’appartenance ou non d’un énoncé à cette collectivité sémiotique. Cependant, la compétence discursive déborde le cadre de la “ grammaire ” puisque si l’analyse du discours ne remet pas en cause le rôle fondamental des structures de la langue, elle s’attache essentiellement à mettre en évidence comment elles fonctionnent de façon à faire qu’un énoncé marque son appartenance à une formation discursive donnée. Par compétence discursive on entendra :
- La capacité que possède un individu de reconnaître des énoncés comme appartenant à sa formation discursive.
- La capacité qu’il possède d’engendrer une série illimitée d’énoncés conformes aux règles de la formation discursive à laquelle il appartient.
- La capacité qu’il possède de reconnaître comme incompatibles les énoncés qui, dans un espace discursif, relèvent d’une formation discursive Autre.
- La capacité qu’il possède de reformuler les énoncés de l’Autre dans le système organisateur de sa propre formation discursive.

Cette compétence , qui détermine pour un sujet l’horizon de son dire en même temps que ses modalités d’énonciation licites, lui assigne une place dans ce que Dominique Maingueneau appelle “ la scénographie énonciative ” qui constitue un lieu paradoxal, étant à la fois ce dont procède le discours et ce que ce discours produit ; l’énoncé qu’elle valide la légitime en tant que scénographie permettant le mode d’énonciation attendu. Dans le même mouvement, la scénographie invalide tout énoncé et toute modalité d’énonciation potentielle référable à l’Autre. Lieu d’une répétition d’ordre rituel, elle est aussi celui d’une conflictualité constitutive, celle ou s’énonce dans le choix d’un mode d’énonciation l’appartenance à une communauté dont elle exhibe les fondements.

Une scénographie est prise entre “ scène englobante ” et “ scène générique ” : la scène englobante désigne un ensemble discursif très large, organisant en un lieu et un temps précis, la production des discours dans une société : le religieux, le politique, le scientifique, le publicitaire etc. . Mais, cette scène englobante n’est pas ce qui est donné à un co-énonciateur de recevoir : tout discours, pour prendre existence, doit se référer à la scène générique, laquelle renvoie aux genres dans lesquels se manifestent les énoncés. Comme le souligne Dominique Maingueneau, “ Pour autant on n’a pas affaire à une simple superposition de contraintes emboîtées les unes dans les autres : scène englobante, puis scène générique, puis scénographie. La scénographie opère ce qu’on pourrait appeler une appropriation de la scène englobante et de la scène générique. ” Et il est vrai que, toute scénographie relevant d’un positionnement, elle dit dans son dire ce qu’est pour elle l’emploi de sa scène englobante et justifie le choix de sa scène générique Ainsi la philosophie pour enfants énonce-t-elle ce qu’est un usage légitime du “ philosopher ” tout comme la DPE le fait, en actes et en mots, dans le respect de sa double insertion générique et discursive.

Participent de la scénographie :
- Le ton, l’ethos, dans lequel est en jeu le sujet de l’énonciation dans son acte énonciateur en tant que celui-ci “ l’incarne ” comme sujet “ au-delà ” du texte. Une scénographie intègre l’ethos qui, dès lors, est un élément pertinent pour l’analyse du discours ; pour celle-ci, ce qui importe, c’est la relation qu’un énonciateur entretient avec un type d’ethos ( de la présence minimum à l’exhibition pathétique) laquelle induit l’existence d’un anti-ethos référé à l’Autre discursif.
- La langue choisie, en cela que tout énonciateur use d’un code langagier qu’il juge légitime et dont il légitime l’usage par son emploi.
- La “ deixis fondatrice ” : “ la ou les situations d’énonciations antérieures dont la deixis actuelle se donne pour la répétition et dont elle tire une bonne part de sa légitimité

La philosophie pour enfants - et non la DPE qui est l’une de ses inscriptions pragmatico-générique - est une formation discursive singulière en cela qu’elle est en cours d’institution et tend donc vers la constitution d’une communauté discursive dans laquelle, pour pouvoir prendre existence et rang comme sujet énonciateur pertinent, dans chacune de ses inscriptions génériques, il appartiendra au locuteur de participer d’une scénographie spécifique. Comme toute communauté discursive en cours d’institution, elle a à se positionner face à des formations discursives concurrentes ou auxiliaires en même temps qu’il lui incombe de construire et / ou de s’approprier un corpus qui la dote d’une mémoire où elle puisera sa légitimité et fixera les conditions des légitimités futures. En outre, cette communauté discursive présente, du fait de son institution inachevée, la caractéristique de n’être pas explicitement unifiée ; ce sont les cinq courants que j’ai évoqués plus haut. J’ai posé une hypothèse, à savoir que le DPE (en tant que mise en pratique de conditions de discursivité et exhibition d’une spécificité discursive), si elle se veut “ philosophique ”, peut contribuer à faire émerge l’unité profonde qui se dissimule derrière des “ courants ” qui ne sont peut-être que des effets de surface induits par la diversité des parcours des théoriciens et praticiens. En effet, utiliser une situation d’interaction verbale orale pour, dans le cadre d’un groupe constitué en “ communauté de recherche ”, se confronter à un questionnement porteur d’enjeux forts, respecter les règles qui permettent l’échange à des fins heuristiques s’exercer à des opérations cognitives complexes, contribue à construire un “ sujet philosophant ” (et non pas philosophe), un sujet existentiel, un sujet socialisé sur le mode de l’échange démocratique et un sujet cognitif, qui “ prennent texte ” simultanément sous la forme d’un sujet énonciateur inscrivant ses énoncés selon une triple contrainte : linguistique, discursive et générique. Générique en cela que l’énoncé participe d’un genre spécifique dont nous aurons à déterminer les caractéristiques : le débat “ philosophique ” ; discursive parce que l’énoncé doit revendiquer son insertion incluso-ruptive dans l’espace discursif de la “ philosophie ” ; linguistique, enfin, car la langue dicte ses lois et les manières de dire pour autrui de sorte que ce dire soit recevable. D’où, pour le sujet énonciateur qui prétend à la légitimité, la nécessité de construire une compétence complexe mettant en interaction : compétence générique, compétence linguistique, compétence discursive, les deux premières ne prenant sens qu’à être subordonnées aux impératifs de dicibilité ( que dire, comment le dire) qui découlent la première.

Lorsque j’emploie l’expression DPE, c’est pour désigner cette pratique, manifestée dans une activité langagière convoquant un genre scolaire second, qui assume pleinement sa dimension philosophique dans ses objectifs, ses objets et ses démarches, sans exclure ce que d’autres courants ont pu ériger en priorité, mais, au contraire, en le réalisant dans l’acte que constitue le “ philosopher ensemble ”.

Frédéric Cossutta et le dialogue platonicien

Il n’est de genre qui surgisse brutalement sur la scène des échanges langagiers ; comme nous l’avons vu, tout genre procède d’une formation discursive et, à travers elle, s’enracine dans une généalogie. Je vais ici, rapidement, montrer comment l’examen de ce qui est à mes yeux un “ archétype ” fondateur de la DPE, le dialogue socratique / platonicien, met en évidence le risque d’une importation non problématisée d’un modèle dont il convient de se poser la question de la pertinence : en effet, quoique la parole orale de Socrate puisse se laisser entendre quelquefois dans le cadre du dialogue platonicien, nous ne devons pas oublier qu’il s’agit d’une production écrite dans laquelle les marques mêmes de la construction du discours relèvent d’un choix délibéré de celui qui assume la fonction d’auteur. Et quoique la plupart des interlocuteurs de Socrate soient des êtres pourvus d’une existence historiquement attestée, le Gorgias qui s’exprime dans le dialogue éponyme n’est pas le Gorgias réel mais un “ être de discours ” dont les interventions n’ont pour but que de servir la thèse soutenue par Platon, fût-ce en permettant, en cela qu’il incarne une instance valorisée de discours à fonction oppositive, de la rendre d’autant plus valide qu’elle aura pu surmonter toutes les objections. L’autre qui est convoqué n’est pas autrui, mais autrui tel que l’auteur le construit en conservant de lui les traits essentiels pour qu’il demeure crédible. En réalité, le modèle qui sous-tend notre vision du dialogue philosophique est une “ fiction ”. Le dialogue socratique, tel qu’il nous a été transmis, est un genre écrit qui a eu sur le plan de la forme une nombreuse postérité et qui, par le mode de fonctionnement qui est le sien, ses objectifs, l’image du maître qui s’y révèle ou que l’on croit y découvrir, sa clôture parfaite et ses vertus heuristiques, est un modèle séduisant qui n’a pas été sans influer sur la représentation qu’ont nombre d’enseignants du dialogue dans la classe.

Dans ce qui précède, nous avons adopté à dessein une posture critique à l’égard du dialogue socratique En cela, nous ne faisions que rejoindre les réserves formulées par des auteurs qui, comme Charles H. Kahn, remettent en question la véridicité des dialogues platoniciens, ou Frédéric Cossutta qui, dans ses premiers travaux, insiste surtout sur le caractère fictif des situations mises en scène. Cependant, Charles H. Kahn tire du caractère “ littéraire ” de l’œuvre de Platon, non pas la conclusion de la toute puissance de l’auteur, mais celle de son effacement relatif, au profit du lecteur dont la liberté est convoquée de par la littérarité même du texte et l’éclatement des points de vue énonciatifs. D’où sa conclusion que les dialogues possèdent une dimension qu’il qualifie de protreptique en cela qu’il s’agit d’user des prestiges de l’œuvre d’art pour faire pénétrer le lecteur dans le monde du questionnement philosophique, et une dimension proleptique, parce que le dévoilement n’est jamais complet puisque ces écrits ont pour vocation d’engager le lecteur dans une démarche de recherche sans lui offrir le recours d’une doctrine qu’attesterait un auteur unique explicitement inscrit dans le texte.

Frédéric Cossutta, revenant sur le dialogue platonicien, et sans nier leur caractère “ écrit ”, va mettre en évidence quelques unes de ses caractéristiques majeures qui le conduisent à ce constat : “ Platon ne pouvait écrire que des dialogues ”. Pour l’auteur, la philosophie pose moins la question du genre que celle de l’investissement générique. On peut, certes, appliquer à la philosophie les méthodes jadis employées pour la littérature et décrire des genres tels que le dialogue, l’aphorisme, le traité, etc. ; l’important n’en demeure pas moins l’usage spécifique qu’elle fait de ces formes qui ont pour la plupart une existence dans d’autres champs discursifs tels que le littéraire, le scientifique ou le religieux.

Trois cas sont pour lui à considérer :
- Soit “ la forme n’engage en rien les contenus philosophiques ” et se résume à un “ habillage ”. Ainsi, un auteur peut-il choisir d’user de la forme dialoguée dans le seul but de rendre sa doctrine plus accessible .
- Soit “ la forme est liée aux caractéristiques philosophiques de la doctrine ” : la philosophie sceptique peut s’incarner dans des formes dialogales qui ont pour vertu de permettre une juxtaposition des points de vue sans que l’un d’entre eux puisse prétendre accéder à un statut dominant.
- Soit, enfin, “ la forme est intrinsèquement liée aux structures du contenu ”, ce qui est le cas pour les dialogues platoniciens qui “ offrent le double en actions de ce qui est en jeu sur le plan théorique ”.

Si “ Platon ne pouvait écrire que des dialogues ”, c’est parce que cette classe générique possède des caractéristiques qui sont celles dans lesquelles sa démarche et sa doctrine pouvaient le mieux “ prendre texte ”.

Frédéric Cossutta distingue six propriétés essentielles du dialogue conçu comme un genre philosophique, c’est-à-dire, ainsi que nous pourrions le reformuler selon les référents théoriques qui sont les nôtres, comme un genre dans lequel s’inscrit un discours philosophique, et où il “ prend position ” dans un espace discursif. Parmi ces propriétés nous retiendrons essentiellement que l’image de l’auteur s’y efface, mais, surtout que, chez Platon, le dialogue n’est pas un genre destiné à recueillir une doctrine monologique achevée ; il est le genre par excellence d’un réel dialogisme qui est indissociablement lié à la dialectique ; non pas un genre emprunté mais un genre nécessaire. Le dialogue est alors la forme même du discours philosophique en tant que processus de pensée, il est le lieu où se manifeste le dialogisme fondateur de toute philosophie autant que de toute parole ; lieu de mise à l’épreuve de la pensée, il est le lieu heuristique par excellence tant pour celui qui la hasarde que pour celui qui la reçoit. A ce titre, il peut, pour la DPE, constituer un “ stéréotype générique ”,.ce qui n’est pas sans poser problème. A trop le survaloriser on risquerait de considérer toute occurrence nouvelle du genre comme une dégradation et, de la sorte, on courrait le risque d’en faire un modèle exemplaire ; l’autre danger étant de ne percevoir, dans les occurrences types, ce qui fonde leur originalité, tant serait grand le souci d’y retrouver les caractéristiques du stéréotype. Une autre difficulté est dans le maintien d’un équilibre tendu entre le modèle “écrit ” qui peut toujours induire, comme nous l’avons souligné, une dérive vers une textualisation littéraire, laquelle n’est pas absente du stéréotype fondateur, et la dynamique heuristique qui accepte le moment aporétique sans se résoudre à la simple juxtaposition des opinions qui la ferait glisser vers l’abstention sceptique, dynamique qui me semble être l’essence même de la DPE.

En fait, la meilleure manière de s’inscrire dans la classe générique issue du dialogue platonicien, c’est sans doute d’être fidèle au souci de cohérence qu’il manifeste entre la mise en scène et la doctrine, et de mettre au premier plan, dans une activité de “ textualisation tendue ”, prise entre “ mise en scène ” et “ dynamique heuristique ”, l’exigence de lier toujours du mieux que cela sera possible, dialogue, dialectique et dialogisme, sans souci de conclure à tout prix.

C’est sans doute là la conception du dialogue philosophique qui doit habiter les praticiens de la DPE, lesquels devraient être à même de percevoir, au delà de la forme dialoguée, le dialogisme fondateur des interactions philosophiques et être capables de en compte la dimension dialectique des échanges sous peine de voir ceux-ci se réduire à une rhétorique vaine.

Conclusion : L’indispensable éthique

La revendication de l’appartenance du genre DPE au champ de la philosophie à travers son inscription dans la communauté discursive que constitue la philosophie pour enfants me semble la condition nécessaire pour mettre au jour le lien entre débat “ philosophique ” et insertion du sujet participant dans un processus de socialisation démocratisant. L’exigence philosophique pleinement assumée dans la réitération de l’acte fondateur platonicien qui met en synergie dialogue, dialogisme et dialectique, conduit à respecter un “ pacte conversationnel ” qui implique des postures énonciatives spécifiques, des modalités définies d’existence comme “ interactant ”, impose des contenus propositionnels adéquats et l’obligation de participer activement à la “ visée textualisatrice ”, tout en se pliant aux règles de l’échange dont toute violation flagrante interdirait que l’examen heuristique se poursuive. L’éthique n’est pas un préalable à la DPE, elle en est la conséquence paradoxale en ce sens qu’elle y relève de ce qui se construisant construit les conditions mêmes de sa construction . C’est dans l’effort accompli pour affronter en commun un questionnement qui relève de l’énigme et requiert qu’on se soumette aux impératifs discursifs et génériques en même temps qu’à ceux de la langue, que s’élabore, en actes, une éthique conduisant à la prise en compte d’autrui, non pas en vertu d’une morale préalable, mais de par l’obligation qui émerge de “ faire communauté ” avec lui dans une commune recherche sur laquelle pèsent des lois ( discursives, génériques, logiques, interactionnelles, linguistiques...) qui, à terme, devraient apparaître comme autant de contraintes libératrices permettant à chacun de se construire comme auteur, avec, pour et par autrui en posant sa parole “ contre ” la sienne.

Bibliographie

- Michel Tozzi et alii, L’oral argumentatif en philosophie, CRDP Languedoc-Roussillon, Montpellier 1999
- Michel Tozzi et alii, La discussion philosophique à l’école primaire, CRDP Languedoc-Roussillon, Montpellier 2002
- Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Seuil, Paris 1970.
- Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, Paris 1978 ; et Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Seuil, Paris 1970.
- Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, Gallimard, Paris 1984
- Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Seuil, Paris 1981
- Jean-Marie Schaeffer, Qu’est ce qu’un genre littéraire, Seuil, Paris 1989
- Catherine Depretto et alii, L’héritage de Bakhtine, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux 1997.
- Dominique Maingueneau, Genèses du discours, Pierre Mardaga éditeur, Bruxelles 1984.
- Dominique Maingueneau, L’analyse du discours, Hachette, Paris 1991.
- Dominique Maingueneau Analyser les textes de communication, Nathan, Paris 2000
- Dominique Maingueneau, L’énonciation philosophique comme institution discursive, Langages n° 119, Paris, Septembre 1995.
- Dominique Maingueneau, Problèmes d’ethos, in Pratiques n° 113-114, Images du scripteur et rapports à l’écriture, Metz Juin 2002.
- Patrick Charaudeau, Dominique Maingueneau et alii Dictionnaire d’analyse du discours, Seuil, Paris 2002.
- Frédéric Cossutta, Eléments pour la lecture des textes philosophiques, Bordas, Paris 1989
- Frédéric Cossutta, Dimensions dialogiques du discours philosophique : les dialogues de Platon, in Luzzati D. et alii, Le Dialogique, Lang, Berne, 1997.
- Frédéric Cossutta, article, Les genres en philosophie, Encyclopédie philosophique universelle, Tome IV : Le discours philosophique, PUF, Paris 1998
- Charles H. Kahn, L’argumentation de Platon dans les dialogues socratiques, in Colloque de Cerisy, l’argumentation, Mardaga, Liège 1987.


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