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La philosophie pour enfants : de l’intuition... à la conviction par Marie-France Daniel

Professeure agrégée, Université de Montréal. Chercheuse, Centre interdisciplinaire de recherche sur l’apprentissage et le développement en éducation (CIRADE)
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


1. De l’intuition à la découverte

En 1985, je débutais une scolarité de maîtrise en Philosophie, à l’Université de Montréal (UdeM), à l’intérieur de laquelle j’étais inscrite à un séminaire de lecture obligatoire portant sur la philosophie de l’éducation. Durant ce séminaire, animé par feu Dr. Louise Marcil-Lacoste, j’ai été mise en contact avec deux philosophes qui ont révolutionné ma vie : John Passmore (Australie) et John Dewey (États-Unis). L’ouvrage majeur de Passmore décrivait la nécessité de la pensée critique en éducation. L’ouvrage que j’ai lu de Dewey faisait des liens entre l’éducation, la pensée réflexive et la démocratie. Je n’avais jamais autant été fascinée par des ouvrages académiques de langue anglaise. Je prenais conscience d’une dimension nouvelle : la pensée n’est pas une technique, elle n’est pas un produit et elle n’est pas déterminée ; au contraire, elle est un processus, elle se cultive et elle bouge sur un continuum qui s’étend d’une pensée spontanée non réfléchie à une pensée réfléchie, complexe, critique. Mais comment la stimuler ? Passmore s’en remettait à l’éducation et Dewey, semblait implicitement privilégier la philosophie.

Reliant les thèses de Passmore et de Dewey, j’ai commencé à élaborer la possibilité de proposer l’enseignement de la philosophie à l’école primaire dans le but de stimuler chez les jeunes générations une pensée qui soit réfléchie et critique. J’imaginais, pour ce faire, écrire une série d’ouvrages de bande-dessinée (BD) présentant aux enfants les grands philosophes de façon vulgarisée, animée, romancée.

Je pensais à ce projet jour et nuit. J’en parlais à plusieurs personnes autour de moi. J’étais fascinée par les possibilités éducatives de la philosophie enseignée aux enfants. J’étais certaine que c’était l’œuvre de ma vie !

Quelques mois plus tard, un collègue de l’UdeM m’offre en cadeau un livre pour enfants : « Je pense que ce livre te plaira. Il va aussi probablement t’aider dans ton projet de philosophie pour les enfants. » Le titre du livre était Pixie et l’auteur était Matthew Lipman. J’ai lu avec avidité le roman philosophique que j’ai trouvé fascinant : j’y retrouvais des thèses de philosophes et en plus c’était amusant à lire. J’étais convaincue que ce Lipman était un étudiant, comme moi. Et puisque son roman philosophique pour enfants s’accordait si bien avec mon projet, pourquoi ne pas partager nos passions et nous entraider ? Transportée par la naïveté de ma croyance, je décidai d’écrire au dénommé Lipman, lui expliquant longuement mon projet éducatif et l’invitant à s’y joindre s’il était intéressé (que la jeunesse est prétentieuse...).

Quelques semaines plus tard, je reçois par le retour du courrier, une enveloppe si volumineuse qu’on dirait presqu’un colis. Elle provient du Montclair State University (MSU) au New Jersey. La lettre d’introduction était signée par Matthew Lipman. Mon excitation était à son comble ! Mais ma tête se vidait au fur et à mesure que je prenais contact avec le contenu du colis et mon cœur battait à un rythme de plus en plus lent. En effet, Lipman m’avait expédié des dizaines et des dizaines d’articles scientifiques relatant les expérimentations qui avait été réalisées depuis 15 ans auprès d’enfants de divers coins de la Planète à partir de son matériel de Philosophie pour enfants (PPE) comprenant 7 romans philosophiques et 7 guides pédagogiques. De façon spontanée, j’ai alors pensé : Matthew Lipman vient de me voler mon idée, quinze ans avant que je la conçoive ! Comme on dit chez nous, je venais « de tomber de ma chaise » ! J’étais complètement ahurie, défaite.

Quelques instants plus tard, une phrase de John Dewey me revint en tête, qui m’aida à comprendre ce qui s’était passé : « Une idée qui ne s’actualise pas en une action concrète n’est pas une idée... » Bon ! ... Ça va !... Il ne me restait plus qu’à me joindre à Lipman (les rôles venaient de s’inverser) pour poursuivre ce projet éducatif que je continuais de trouver si essentiel.

J’ai donc rencontré Lipman à plusieurs reprises, lors de ses conférences à Montréal. J’ai également entrepris un deuxième diplôme de maîtrise sous sa direction, au MSU, grâce à une bourse que le Gouvernement du Québec m’avait octroyée pour favoriser cet intéressant projet d’étude à l’étranger. Outre la dimension théorique, à l’intérieur de laquelle nous travaillions sur des thèses de philosophes, la maîtrise du MSU supposait la participation à deux séminaires pratiques de PPE. Ces séminaires, restreints à une trentaine de personnes (philosophes et étudiants en philosophie) venues de tous les coins de la Planète, duraient trois semaines consécutives, durant lesquelles les participants étaient isolés dans un couvent de religieuses cloîtrées afin d’expérimenter une « communauté de recherche » philosophique à partir des romans de Lipman. À l’époque, le rythme de travail était soutenu : neuf heures de philosophie par jour, six jours et demi par semaine.

Davantage que la surcharge cognitive due à la difficulté de la langue (la plupart d’entre nous ne parlant qu’un anglais très approximatif), au choc des diverses cultures et aux longues heures de réflexions philosophiques, ce qui émergeait des séminaires pratiques était un fort sentiment de fraternité. Comme si les frontières et les guerres entre les pays disparaissaient et que les personnes de toutes les ethnies et de toutes les langues se donnaient la main dans un projet commun : l’enseignement de la philosophie aux enfants, lequel prenait alors tout son sens, à savoir une contribution à la démocratisation et à la libération de millions d’enfants en leur redonnant le droit de penser et de s’exprimer... Ce sentiment de fraternité se couplait donc d’un sentiment d’espoir.

Ma formation complétée au MSU, j’ai enseigné la PPE dans diverses écoles de la région de Montréal et des alentours, toujours avec passion, toujours convaincue de sa nécessité pour assurer un sens à l’éducation, toujours fascinée par le potentiel du matériel lipmanien à stimuler chez les enfants de 6 à 12 ans des réflexions complexes et critiques insoupçonnées de la part de si jeunes personnes.

Je me suis ensuite inscrite à des études doctorales, puis post-doctorales dans une autre université québécoise sur les mêmes thématiques et j’ai publié un ouvrage sur les fondements théoriques de l’approche lipmanienne, la mettant en relation avec les thèse de Dewey et des pragmatistes[1].

Parallèlement, je m’occupais de la formation des maîtres en enseignement de la PPE, et j’enseignais la philosophie au niveau universitaire. Quel étonnement que de constater que les enseignantes, bien qu’elles possédaient plus de connaissances et d’expériences que leurs élèves, demeuraient à un niveau de pensée peu critique, et que les jeunes universitaires de 20 ans ne savaient pas mieux penser que les enfants de l’école primaire ! Cette douloureuse observation a toutefois servi à corroborer mon intuition première, en regard de la nécessité d’une praxis philosophique : la pensée, si elle n’est pas stimulée de façon systématique, ne s’affine ni se complexifie par le seul fait de la maturation.

Je me suis alors investie, d’une part, dans l’enseignement de la réflexion philosophique à l’ordre universitaire et, d’autre part, dans la réalisation de projets de recherche visant à saisir, de façon plus scientifique, les tenants et aboutissants de la PPE.

2. De la découverte à la construction

Dans les pages qui suivent, je décrirai de façon plus systématique comment je me suis appropriée l’approche lipmanienne et comment cette appropriation a pu contribuer à la complexification du matériel philosophique et à l’avancement des connaissances dans le domaine.

Des projets de recherche en mathématiques

En 1992, lors d’un congrès portant sur l’éducation, organisé par le CIRADE, j’ai rencontré deux personnes qui allaient contribuer à un autre tournant dans ma vie professionnelle : Louise Lafortune et Richard Pallascio. Tous deux étaient didacticiens des mathématiques et amoureux des mathématiques, contrairement à moi qui étais mathophobe depuis l’âge de 9 ans ! Mais je n’étais pas un cas unique... De plus en plus d’études montrent que plusieurs jeunes éprouvent des difficultés à réussir en mathématiques. Nombreux sont ceux qui évitent cette discipline parce qu’ils n’en comprennent pas le sens, n’en voient pas l’utilité, ou encore parce qu’ils véhiculent des préjugés sur cette matière scolaire obligatoire : certains entrent en classe convaincus que ce sera ennuyeux ; d’autres croient que la réussite en mathématiques dépend de la possession d’un talent spécial ou supérieur et d’autres perçoivent les mathématiques comme étant magiques.

Lafortune, Pallascio et moi-même décidons alors de travailler à la démythification des mathématiques auprès des jeunes de 9 à 12 ans, c’est-à-dire de les faire réfléchir sur leurs croyances, leurs attitudes et leurs préjugés à l’égard de cette matière scolaire. Pour y parvenir, nous misons sur la réflexion philosophique entre pairs.

Les présupposés sur lesquels nous nous appuyions, concernant la potentielle relation « PPE-mathématiques » étaient basés sur les principes pédagogiques liés à l’approche lipmanienne, lesquels nous semblaient susceptibles de permettre aux jeunes de trouver plus de sens à leurs apprentissages et, ce faisant, de situer les mathématiques dans une perspective de développement personnel et social. D’abord, en réfléchissant « ensemble » sur les mathématiques, les préjugés défavorables des élèves à l’égard de cette discipline pourront être questionnés et ainsi, leur influence négative, diminuée.

Ensuite, considérant que la réflexion philosophique ne conduit pas à une seule bonne réponse, mais présuppose que chacun a la responsabilité de réfléchir et de partager son point de vue, et que tout point de vue est valable dans la mesure où il est cohérent avec l’objet de la discussion et qu’il est justifié, nous estimions que les mathématiques étaient alors susceptibles d’apparaître aux élèves davantage comme un plaisir que comme un fardeau obligé. En outre, il nous apparaissait que cette réflexion en communauté de recherche était susceptible de permettre aux élèves éprouvant des difficultés académiques en mathématiques de découvrir qu’ils sont utiles à leur groupe-classe et, ce faisant, de les motiver à s’engager de plus en plus activement dans la communauté de recherche, c’est-à-dire à apprendre à faire des efforts.

Enfin, en dialoguant sur différentes conceptions et définitions reliées notamment à l’échec et à la réussite, les élèves seraient amenés à percevoir la réussite de façon plus réaliste, c’est-à-dire comme étant accessible à tous et à toutes, moyennant de la réflexion et de la bonne volonté. En réfléchissant sur l’histoire de l’évolution des mathématiques, les élèves en viendraient peut-être à comprendre qu’elles ne sont pas magiques. En observant l’enseignante ou l’enseignant réfléchir et chercher des solutions avec eux, les élèves parviendraient à questionner le mythe de la « magie des maths » et du « prof magicien ».

Or, comme le matériel philosophique écrit par Lipman n’est jamais associé à une discipline particulière, nous entreprenons d’écrire un matériel pour jeunes[2] qui raconte les difficultés et les succès scolaires de deux jumeaux, David et Mathilde, ainsi que leurs questionnements et leurs réflexions sur des thèmes philosophico-mathématiques. Voici quelques exemples qui sont contenus dans ce matériel de Philosophie pour enfants adapté aux mathématiques (PPEM) :
- Si on avait le temps de compter tous les grains de sable de la Terre, dirait-on qu’ils existent en nombre infini ou indéfini ?
- Les nombres existent-ils dans la tête des personnes ou dans les objets eux-mêmes ?
- Quelles sont les différences entre un chiffre et un nombre ?
- Est-ce que « zéro » est égal à « rien » ?
- Est-ce qu’un cube peut-être parfait ?
- Est-ce qu’un cercle peut être carré ?
- Qu’est-ce que le hasard ?
- Etc. Etc.

À titre d’exemple, voici un extrait d’un dialogue philosophique qui a eu lieu avec des élèves de 9-10 ans, à propos de la question « Existe‑t‑il ou peut‑on construire un cube parfait ? » (A désigne l’adulte intervenant, E désigne un élève).
A : Peut-on parler d’un cube parfait ?
E : Je ne sais pas. Si on essaie de faire un cube parfait et si par chance toutes les arêtes sont pareilles... Est‑ce que ça se pourrait ?
E : Moi, je dis que ça se pourrait peut‑être, avoir un cube parfait, parce que si on prend, mettons, 4 carrés (sic) et si on les regarde, puis avec une lame, on en ôte un petit peu... Tu essaies toujours d’enlever des petites graines jusqu’à ce qu’ils soient égaux...
E : A la fin, il va falloir que tu aies des instruments trop petits pour faire quelque chose.
A : Alors le cube parfait... ?
E : ... ça se pourrait, mais ce n’est pas évident !
E : Faudrait avoir de la chance. [...]
E : Non. Je ne pense pas que si tu mesures les centimètres... Après, il faut que tu tombes dans les millimètres, après tu tombes dans les centièmes de mm, après les millièmes de mm, tu continues toujours comme ça. Tu ne pourras jamais faire un cube parfait si tu mesures. [...]
E : On peut prendre des blocs de géométrie.
E : Oui, mais les blocs de géométrie ne sont pas tous égaux. Eux autres, ils ont fait ça le plus égal possible, le plus parfait possible, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont parfaits, parfaits, parfaits. Ça peut nous sembler parfait, mais...
A : Jusqu’à maintenant, plusieurs disent qu’un cube parfait, ça n’existe pas, mais il y a certaines personnes qui disent : « peut‑être qu’on peut mesurer, peut‑être qu’on peut construire avec de bons instruments... » Mais il y en a plus qui semblent avoir dit que ça n’existe pas, que ça serait trop difficile à construire de façon parfaite, compte tenu qu’il faut trancher les mm... Alors est‑ce qu’on peut parler de cube, à ce moment là ?
E : Non, parce que si ce n’est pas un cube parfait, ce n’est pas un cube. [...]
E : On pourrait l’appeler le cube imparfait.
E : Je pense qu’il reste un cube quand même. C’est comme si c’est dans notre imagination, comme on le pense. [...]
E : Un cube parfait dans notre imagination va être un cube parfait dans la réalité, pour nous.

Dans cet extrait, on voit que les élèves de 9-10 ans sont capables de réfléchir fort convenablement sur les mathématiques et que leurs interventions s’élaborent les unes à partir des autres ; dans ce sens on peut le qualifier de dialogue philosophique. À partir de leurs propres questionnements et expériences, ils reconstruisent entre eux la réflexion fondamentale proposée par Platon concernant la distinction entre la figure géométrique et sa représentation. On peut préciser la nature de la réflexion des élèves en la qualifiant de pensée autonome (les élèves fonctionnent bien sans nécessairement se référer au maître), critique (il y a des divergences d’opinion qui mènent à des nuances et à l’autocorrection), créative (des hypothèses de solution sont suggérées) et responsable (la discussion semble empreinte de respect et de tolérance face aux divergences).

Durant les six années qui ont suivi la publication des Aventures mathématiques de Mathilde et David, des projets de recherche subventionnés par des organismes canadiens ont été réalisées autour de ce matériel philosophico-mathématique. Un des projets de recherche que j’ai dirigé, subventionné par le Conseil Canadien de la Recherche en Sciences Humaines (CRSH), avait pour objectif d’étudier la relation entre le développement cognitif et le développement du comportement coopératif des élèves de 10-12 ans. D’abord, les résultats ont révélé que la PPEM, de par les étapes pédagogiques qu’elle propose, la formulation, la collecte des questions et le dialogue philosophique, conduit les élèves à expérimenter la coopération en tant que fin (vs moyen pour atteindre un succès individuel). Ensuite, l’étude a fait ressortir qu’à la fin de l’expérimentation (qui s’est échelonnée d’octobre à mai), les élèves manifestent des habiletés et des attitudes cognitives sensiblement plus complexes. Par contre, l’étude montre également que ce processus développemental ne respecte pas les valeurs de rapidité, de productivité et de rendement de la société moderne. Au contraire, pour certains groupes, il a fallu plusieurs mois pour former une véritable « communauté de recherche » et expérimenter le dialogue philosophique. Voici une description schématisée des cinq étapes par lesquelles les groupes d’élèves participant à notre recherche sont passés :

1) Installation d’un nouveau mode d’apprentissage/ observation de la part des élèves. Bien que l’enseignante mette en place un nouveau mode d’apprentissage, le groupe ne modifie pas spontanément ses comportements pas plus que sa conception des rôles respectifs de l’enseignante et des élèves. 2) Développement personnel. C’est l’étape de la prise en main par des individus (« leaders ») d’abord, et ensuite par le groupe, des règles sociales que devra respecter le groupe en regard de l’objectif commun. Le travail des élèves ne se manifeste pas encore sur les plans cognitif et social, mais plutôt sur l’autonomie personnelle. 3) Développement social. Possédant désormais le pouvoir de se gérer, les élèves prennent conscience des possibilités de la communauté de recherche et travaillent à la transformation de la classe en micro-société. 4) Développement affectif. À la quatrième étape, l’aspect affectif apparaît comme un facteur de progrès de la coopération. En effet, pour s’installer en tant que mode, la coopération exige un climat d’écoute, de confiance et respect mutuel. Ce climat mène au développement du jugement, lequel mène au développement de l’estime de soi des élèves. À ce moment-là, les objectifs en commun deviennent l’objectif commun et les habiletés de pensée se complexifient. 5) Développement moral et cognitif. La cinquième étape est la résultante des autres étapes, où le développement des aspects personnel, social et affectif encourage l’élève à utiliser des comportements moraux et à s’investir sur le plan du dialogue philosophique, à l’intérieur duquel la critique est perçue comme une source de progrès, au même titre que l’entraide. Les habiletés de pensée sont définitivement complexes.

Un autre projet de recherche que j’ai dirigé, également subventionné par le CRSH, s’est étendu à des groupes d’élèves d’Australie (Melbourne), du Mexique (Mexico) et du Canada (Montréal). Ce projet visait à mieux définir la pensée critique chez les jeunes de 10-12 ans et à en étudier les manifestations ainsi que le processus développemental. Le contexte d’étude demeurait les communautés de recherches philosophico-mathématiques.

Voici la définition de la pensée critique qui a émergé de cette étude tri-nationale : C’est le processus d’(é)valuation d’un objet de la pensée, en coopération avec les pairs, dans une visée d’éliminer les critères non pertinents dans une perspective de contribution à l’amélioration de l’expérience. La pensée critique dialogique est un processus de recherche en commun qui se manifeste dans des attitudes et des habiletés cognitives reliées à la conceptualisation, la transformation, la catégorisation et la correction. Elle nécessite donc l’apport de quatre modalités cognitives, à savoir la pensée logique, créatrice, responsable et métacognitive, qui s’arriment à une perspective épistémologique complexe, l’intersubjectivité orientée vers la recherche de sens - dépassant ainsi l’égocentrisme et le relativisme. Comme résultat, une nouvelle compréhension de l’objet de pensée est générée et une modification de l’idée initiale se manifeste.

En d’autres termes, ce qui a émergé de l’analyse de 24 corpus de discussions philosophico-mathématiques avec les élèves australiens, mexicains et canadiens est que la pensée critique dialogique est, par essence, multimodale : logique, créative, responsable et métacognitive. Précisons qu’avec les jeunes de 10-12 ans, la pensée logique ne signifie pas la logique formelle traditionnelle, mais elle réfère plutôt à la logique informelle qui présuppose la cohérence dans le langage et l’action. Sa complexification se trouve dans la conceptualisation, c’est-à-dire une capacité de passer du concret à l’abstrait. Quant à la pensée créative, elle se manifeste dans une recherche de sens qui a son point de départ dans la convergence et son point d’arrivée dans la divergence. La pensée créatrice ne fait pas que contextualiser les sens, elle s’applique à la transformation de ces derniers. La pensée responsable trouve son application dans le rapport entre le comportement et les règles morales ou principes éthiques dans une visée d’amélioration de l’expérience personnelle et sociale. Elle apparaît alors que les élèves s’investissent dans la réflexion de plus en plus complexe d’abord sur des comportements humains, puis sur des règles morales (catégorisation d’actes particuliers) et finalement sur des principes éthiques (réflexion sur les fondements des catégories). La pensée métacognitive, telle que manifestée chez les 10-12 ans engagés dans le projet de recherche, signifie penser à propos des pensées, des croyances, des perspectives (les siennes et celles des pairs) et exercer un certain contrôle sur elles, au lieu de simplement les subir. La complexification de la pensée métacognitive se manifeste dans le passage du contrôle sur soi à la correction et à la reconnaissance de l’enrichissement par la communauté de recherche.

Mais pour que la pensée critique dialogique advienne, il ne suffit pas que ces quatre modes de pensée soient présents dans le discours des élèves. Par exemple, voici des situations qui dénotent un certain niveau de réflexion, mais qui n’en assurent pas la dimension critique : Sur le plan logique, un élève énonce un point de vue qui soit une généralisation (raisonnement), mais dont l’ancrage se situe dans l’expérience perceptuelle et qui n’est pas spontanément justifié. Ici, l’élève réfléchit, mais pas de façon critique ; il est cohérent, mais non critique. Sur le plan de la pensée créative, un élève élabore un exemple pour contextualiser l’énoncé d’un pair. Il fait preuve de créativité, mais à un niveau qui n’est pas suffisant pour assurer la dimension critique qui se trouverait davantage dans la transformation ou l’évaluation des significations. Sur le plan de la pensée responsable, un élève questionne le comportement particulier d’un pair dans une intention de mieux le comprendre. La pensée responsable est active, mais ne contribue pas à la critique qui se trouverait davantage dans la remise en question des comportements, des règles, etc. Au niveau de la pensée métacognitive, un élève montre qu’il est conscient des points de vue des pairs, des tâches exécutées, etc. en les décrivant. Sans aucun doute, cet élève utilise une pensée métacognitive, mais pas au niveau critique, qui présupposerait que sa conscience mènerait à la correction du groupe ou à l’auto-correction. Autrement dit, les quatre modes de pensée dont il est question ne contribuent à l’avènement de la pensée critique dialogique que dans la mesure où ils se manifestent dans la : conceptualisation (logique), transformation (créative), catégorisation (responsable) et correction (métacognitive).

Les attitudes et les habiletés reliées à ces éléments s’arriment à une épistémologie assez complexe. En effet, l’étude dont il a été fait mention précédemment, a fait émerger des concordances entre les niveaux de complexification des manifestations des quatre modalités cognitives et des perspectives épistémologiques. Ainsi, chez des élèves de 10-12 ans, chaque mode de pensée se conjugue ou se décline selon trois perspectives épistémologiques : l’égocentrisme, le relativisme et l’intersubjectivité orientée vers la recherche de sens. Les exemples du paragraphes précédents illustraient le deuxième niveau, à savoir le relativisme, à l’intérieur duquel les élèves font montre de réflexion, de tolérance envers les points de vue divergents des pairs, d’une volonté de comprendre, mais à l’intérieur duquel les points de vue sont juxtaposés, au lieu d’être évalués, critiqués, ou hiérarchisés. Ainsi, les élèves se retrouvent, en fin d’échange, avec une collection de points de vue ou de critères, sans pouvoir choisir le plus adéquat ou le plus significatif, tous leur semblant également pertinents. À ce moment, la pensée des élèves est ancrée dans ce que nous avons appelé le relativisme.

Pour accéder à une pensée critique dialogique, il faut que les élèves dépassent l’égocentrisme et le relativisme et accèdent à la perspective épistémologique que nous appelons l’intersubjectivité orientée vers la recherche de sens. Ainsi, chez des 10-12 ans, les points de vue sont présentés comme des hypothèses (vs des conclusions), le doute et l’ouverture d’esprit caractérisent les élèves, l’évaluation critique est omniprésente, les justifications énoncées sont complètes et accompagnent spontanément les points de vue. Nous avons constaté que l’intersubjectivité orientée vers la recherche de sens n’est pas une perspective spontanée chez les élèves de 10-12 ans ; elle nécessite une praxis de plus d’une année scolaire ; la PPEM est susceptible de stimuler les jeunes vers ce niveau.

Un autre virage : Les contes d’Audrey-Anne ou la PPE-Prévention

Depuis quelques années, une orientation nouvelle se dessinait graduellement ; elle est maintenant tout à fait affirmée. Il s’agit d’utiliser la PPE dans une visée sociale de sensibilisation et de prévention de la violence auprès des petits de 5 ans. En effet, de plus en plus, en Occident, le corps est dissocié de la personne. Il est trop souvent industrialisé, exploité, voire abusé. À cet égard, les références les plus rigoureuses suggèrent qu’au Québec, une femme sur trois et un homme sur 6 seraient agressés sexuellement avant d’atteindre l’âge de la majorité. Il y a quelques années, le ministère de la Sécurité publique du Québec a, pour sa part, recensé 3 202 infractions criminelles violentes sur des enfants de 0 à 12 ans dont 1 346 agressions sexuelles déclarées. Toujours selon cette source, 67% des victimes ont été agressées dans la maison, 17% dans les endroits publics et 16,25% dans les institutions et établissements publics. Il est important de souligner que ces données sont faites à partir de cas rapportés à la police.

En France, la part des mineurs dans le total des mises en cause pour crimes et délits passe de moins de 10% en 1972, à près de 22% en 1998, avec une augmentation particulièrement rapide au cours des dernières années. En 1997 et 1998, 1 personne sur 5 mises en cause par la police ou la gendarmerie nationale avait moins de 18 ans. Ces mêmes données indiquent que 5 à 6% des personnes mises en cause pour homicides étaient des mineurs[3].

Il convient d’investir dans la prévention. Plusieurs études démontrent que deux éléments, à savoir le manque d’estime de soi et l’incapacité de dialoguer, sont au cœur des problèmes de violence. J’ajouterais un troisième élément : le manque de conscience critique. En effet, avoir une conscience critique signifie être ouvert et être réaliste, c’est-à-dire non seulement voir la beauté, mais aussi la laideur. La violence physique et verbale, les abus de tous ordres, c’est de la laideur. Il faut apprendre à la voir et à la dénoncer. Favoriser le développement de l’estime de soi et des habiletés et des attitudes reliées au dialogue et encourager le développement de la conscience critique, c’est refuser l’aliénation et prôner le droit d’être et d’advenir.

Encore une fois, je mise sur un matériel philosophique pour enfants. Or, dans le matériel de Lipman, il n’existe pas de roman pour les enfants d’âge préscolaire et aucun n’est en lien avec prévention de la violence. J’ai donc écrit Les contes d’Audrey-Anne[4] et un guide philosophique à destination des enseignantes, Philosopher sur le corps et la violence : un pas vers la prévention[5].

Ce matériel comprend seize contes philosophiques. Chacun des seize contes se développe en regard de trois dimensions qui sont explicitement mises en relief dans le guide pédagogique. La première est reliée au corps et aux émotions. On y retrouve des plans de discussions et des exercices relatifs, d’une part, aux jeux, aux parties du corps privé et public, aux cinq sens, à la motricité, à l’orientation spatiale, à la détente et, d’autre part, à la colère, la peur, la joie, la tristesse, la honte, la surprise, ....

La deuxième dimension des Contes d’Audrey-Anne présente des situations (généralement plus implicites qu’explicites) pouvant conduire les enfants, si ces situations les intéresse, à des questionnements sur des manifestations de violence physique (un papillon qui a une aile déchirée, une poupée à qui on arrache les cheveux, ...), sexuelle (une coccinelle qui tente d’en charmer une autre pour qu’elle lui montre ses fesses,...), psychologique (s’amuser à faire trembler de peur un chiot, dire des mots qui font que l’autre se sent ridicule, ...).

La troisième dimension qui apparaît dans chacun des Contes d’Audrey-Anne est reliée au développement cognitif (questionner, observer, explorer, organiser, hiérarchiser, comparer, faire des analogies, justifier ses opinions, élaborer des hypothèses, inventer des jeux, prévoir les conséquences, distinguer les intentions des conséquences, relations entre les parties et le tout, apporter des critiques, etc.), lequel s’actualise dans les plans de discussion et des exercices.

Quant au développement des plans affectif et social, il advient par l’utilisation régulière (une heure par semaine) et continue (durant toute l’année scolaire) de l’approche elle-même, qui est centrée sur le dialogue philosophique en communauté de recherche.

Pourquoi Les contes d’Audrey-Anne sont-ils destinés à de si jeunes enfants ? D’une part, parce qu’il semble que, plus les enfants reconnaissent tôt les manifestations de la violence, plus ils seront capables d’y réagir adéquatement et, d’autre part, parce que des projets pilotes en France (avec Anne-Marie Michel, IUFM de Caen) et au Québec avec des groupes d’enfants de 4 et 5 ans ont illustré la capacité de ces derniers à « philosopher », c’est-à-dire à réfléchir et à dialoguer, sur des concepts reliés au corps et aux manifestations de la violence[6].

Voici un extrait d’une discussion entre enfants immigrants vivants depuis peu à Montréal, qui sont en processus d’apprentissage de la langue française (A désigne l’adulte intervenant, E désigne un élève) :
A : (...) Tout à l’heure, dans sa question, E a parlé de l’aile qui était brisée. Finalement, on s’est rendu compte que dans le titre du conte, c’est le papillon qui est blessé. Est-ce que c’est la même chose, les amis ?
E : L’aile est déchirée, c’est pas pareil comme blessée.
A : Est-ce que tu peux préciser davantage ta pensée ? Peux-tu donner des exemples pour t’aider à t’expliquer ?
E : Déchiré, c’est comme déchirer du papier.
E : C’est comme déchirer un kleenex.
E : L’aile des papillons c’est comme des kleenex ?
E : Non !
E : C’est fragile ?
E : L’aile des papillons, c’est encore plus fragile qu’un kleenex.
E : Il y a des papillons qui ont des ailes comme des fleurs.
E : Des fois, les humains attrapent des papillons et, des fois, ça déchire parce que c’est trop fragile...
A : Est-ce que tu peux expliquer la différence entre « déchiré » et « blessé » ?
E : Blessé, c’est comme se faire mal ... Et déchiré c’est comme déchirer du papier.
A : On déchire une feuille de papier. Est-ce qu’on peut déchirer un mur de la classe ?
E : Non.
A : Pourquoi ?
E : Le mur on ne pourra jamais le déchirer parce que c’est très dur. (...) Ça peut briser, des fois.
A : Est-ce qu’on peut blesser un mur ?
E (ensemble) : Non.
A : Non ? Pourquoi ?
E : Parce qu’il n’y a pas de sang ; il n’y a pas d’os ; il n’y a pas d’yeux ; il n’y a pas de pieds.
E : Il n’y a pas de cœur.

Bien que cette discussion ne présente pas de réflexion philosophique profonde ou d’énoncés remarquables, ou d’argumentation critique impressionnante, elle est intéressante, notamment à cause de l’exploration conceptuelle que font ces enfants immigrants qui ne maîtrisent pas une langue officielle du pays. La philosophie pour enfants devient ici un outil pour apprendre à dire les choses, et à se dire. Ce faisant, elle contribue au développement des habiletés de pensée complexes. En effet, les enfants distinguent des concepts entre eux (déchirer vs briser vs blesser) ; donnent des exemples (déchirer un papier ; déchirer un kleenex) ; questionnent la pertinence des propos des pairs (l’aile des papillons c’est comme des kleenex ?) ; comparent (l’aile des papillons, c’est encore plus fragile qu’un kleenex) ; font des analogies (des ailes comme des fleurs) ; sont sensibles au contexte (des fois, les humains attrapent des papillons et des fois, ça déchire ; un mur, ça peut briser des fois) ; justifient leurs propos (ça déchire parce que c’est trop fragile ; on ne pourra jamais le déchirer parce que c’est très dur ; on ne peut pas blesser un mur parce qu’il n’y a pas de sang, il n’y a pas d’os, ...) ; se donnent des critères (fragile, dur, sang, os, yeux, pied, cœur).

En outre, la PPE semble avoir un impact positif sur le plan social. Ainsi, les enfants s’écoutent, construisent leur idée à partir des interventions des pairs et respectent l’altérité. Bref, une communauté de recherche semble amorcée : ils ne ridiculisent pas les propos des pairs, mais les questionnent (l’aile des papillons c’est comme des kleenex ?) ; ils se questionnent et se parlent entre eux (l’aile c’est fragile ? c’est encore plus fragile que...) ; ils complètent les idées des pairs (parce qu’il n’y a pas de sang... il n’y a pas de cœur).

L’objectif des Contes d’Audrey-Anne n’est pas de faire raconter aux enfants des situations personnelles en relation avec les manifestations de la violence, mais plutôt de les inciter à réfléchir sur ces concepts. Prenons la situation où un enfant déchire le dessin de son ami. Des approches psychologiques suggèrent de faire verbaliser l’enfant et ainsi de se pencher (de façon subjective) sur la peine de « je » causée par « tu » ou « il » (Ex. : « Moi, mon ami m’a fait de la peine quand il a déchiré mon dessin. »). De façon différente et complémentaire, l’approche philosophique suggère d’aider l’enfant à réfléchir (de façon objective) sur des concepts. Voici quelques exemples de questions qu’il est possible de poser à l’enfant en regard de la même situation :
Qu’est-ce qu’un ami ?
Est-ce facile d’être l’ami de quelqu’un ? Pourquoi ?
Est-il possible de se chicaner avec un ami ? Pourquoi ?
Est-ce que déchirer un dessin est un geste violent ?
Est-ce plus ou moins violent que déchirer un papier mouchoir ? Pourquoi ?
Qu’est-ce que la tristesse ?
Qu’est-ce que la colère ?
Quelles sont les ressemblances et les différences entre tristesse et colère ?

Ainsi, l’enfant comprend non seulement l’action qui est la cause de sa peine, mais il en saisit les tenants et aboutissants ; ce faisant, il commence à comprendre le monde qui l’entoure et il acquiert les outils pour le contrôler (vs le subir).

Un projet de recherche subventionné par le CRSH est actuellement en cours dans six classes de Montréal et dans deux classes de Clermont-Ferrand (Emmanuelle Auriac-Peyronnet pilote ce projet en France). Parmi les objectifs, certains visent à étudier l’impact de la PPE-Prévention sur le développement du jugement moral (autonomie, empathie) et des compétences argumentatives chez les enfants de cinq ans. Des résultats préliminaires indiquent qu’à partir d’une praxis philosophique hebdomadaire avec Les contes d’Audrey-Anne, à la fin de l’année scolaire les enfants : 1) ont développé des habiletés de pensée complexes, 2) ils sont capables d’échanger de façon dialogique (vs monologique ou anecdotique), 3) ils ont affiné leurs représentations de certaines émotions de base dans une perspective « socialisante » (versus notamment « égocentrique »), 4) ils ont significativement gagné en empathie, 5) ils parviennent à reconnaître des manifestations de violence subtiles (ex. : la représentation graphique d’une relation dominant-dominé)[7].

Conclusion

Je puis affirmer que la PPE a transformé ma vie professionnelle et personnelle. J’y suis passionnément engagée depuis 17 ans et à moins de trouver une approche éducative plus significative pour les jeunes et plus pertinente pour assurer le développement global de ces derniers, je continuerai d’en explorer les facettes et de proposer d’autres applications.

Après maintes expérimentations scientifiques, j’ai désormais la conviction que la PPE est une voie royale pour améliorer la qualité de vie des jeunes, ces adultes de demain. Mais j’y crois aussi parce que les témoignages des enfants avec lesquels j’ai eu la chance de travailler sont éloquents. En voici quelques-uns qu’il me fait plaisir de partager avec vous :
- Avant la philo, quand je parlais je bégayais et les autres riaient de moi. Maintenant, je ne bégaie plus et les autres m’écoutent.
- Je ne savais pas que je pouvais poser de si belles questions !
- Merci. La philo est un beau cadeau que vous m’avez donné.
- Je ne pensais pas que les autres m’auraient trouvé intéressant quand je parlais.
- Je ne savais pas que je pouvais penser.
- Merci de m’avoir appris à penser. C’est un apprentissage qui va être utile tout ma vie.
- Avant, je pensais que j’aurais un échec en mathématiques, alors je trichais aux examens. Maintenant que je fais de la philo, je sais que je peux penser tout seul alors je ne triche plus.


Protocole

Voici quelques conseils pédagogiques pour amener les enfants de 5-6 ans à philosopher, à partir des Contes d’Audrey-Anne :

Disposition spatiale

Les enfants sont assis en cercle dans leur local de classe. L’enseignante est également assise dans le cercle avec les enfants.

Consignes de départ

À chaque semaine, les enfants sont invités à s’écouter mutuellement, à attendre leur tour de parole, à ne pas rire des idées des autres, à s’aider mutuellement à verbaliser une idée.

Durée des séances

Au début de l’année, certains groupes d’enfants plus kinesthésiques peuvent échanger durant 10 minutes puis perdre de l’intérêt. L’enseignante propose alors une activité physique, un bricolage, un jeu coopératif... proposés dans le « Guide du maître ». À la fin de l’année scolaire, certains groupes d’enfants sont motivés à échanger durant 45 minutes et plus.

La lecture des contes

L’enseignante raconte aux enfants un des Contes à l’aide d’un théâtre de marionnettes. Ces dernières illustrent les personnages principaux (Audrey-Anne, Nicolas, Sophie, Vincent, Philippe...) et secondaires (le papillon blessé, la marguerite dont on écrase les pétales, la coccinelle qui ne veut pas montrer ses fesses...) des contes.

La collecte des questions

Après la lecture du conte, les enfants sont invités à poser des questions. Une question d’enfant est porteuse de sens philosophique lorsqu’elle :
- concerne le « pourquoi » plutôt que le « comment » ;
- questionne les concepts (par exemple : « qu’est-ce que... ? » et « que veut dire... ? ») ;
- s’élabore autour de l’origine, de la cause, des conséquences, des relations (logiques et linguistiques) entre les mots, les concepts, les idées (par exemple : « d’où vient... ? » et « que va-t-il arriver si... ? ») ;
- remet en question les acquis, les traditions, les préjugés (par exemple : « est-il vrai que ? » et « pourquoi pense-t-on que ... ? ») ;
- cherche des justifications aux énoncés des pairs (par exemple : « pourquoi dis-tu cela ? »).

Pour effectuer la collecte des questions, l’enseignante transcrit les questions des enfants au tableau (avec des mots ou des pictogrammes) exactement tel qu’ils les ont formulés. Elle y ajoute le nom de l’enfant, pour en identifier le « propriétaire ». C’est la marque concrète que l’enfant fait partie de la communauté de recherche.

Le dialogue philosophique entre pairs

Pour conduire les enfants à un dialogue « philosophique », l’enseignante ne doit pas poser aux enfants des questions personnelles (ex. : « Toi, comment t’es-tu senti lorsque x a lancé ton jouet par terre ? »), mais plutôt les aider à chercher le sens des concepts (« Que veut dire pour toi... ? »), à justifier leur opinion (« Pourquoi dis-tu cela ? »), à trouver des ressemblances et des différences (« Si tu compares x à y, en quoi sont-ils pareils ? Différents ? »), à apporter des contre-exemples (« As-tu un exemple différent à proposer ? »), etc. Le Guide du maître des Contes d’Audrey-Anne met à la disposition des enseignantes plus de trois cents plans de discussions et exercices pour l’assister dans son animation philosophique.


Notes

[1] Daniel, M.-F. (1992 ; réédition 1998) La philosophie et les enfants. Le programme de Lipman et l’influence de Dewey. Montréal : Éditions Logiques. Cet ouvrage a été repris en 1997 par les éditions De Boeck Université.

[2] Daniel, M.-F., Lafortune, L., Pallascio, R., Sykes, P. (1996 ; réédition 1999). Philosopher sur les mathématiques et les sciences ; Les aventures mathématiques de Mathilde et David ; Rencontre avec le monde des sciences (matériel didactique comprenant deux romans philosophiques pour les jeunes et un guide d’accompagnement pour les enseignants). Québec : Le Loup de Gouttière.

[3] Jean Dumas. (2000). L’enfant violent. Paris. Éd. Bayard.

[4] Daniel, M.-F. (2002). Les contes d’Audrey-Anne. Québec : Le Loup de Gouttière.

[5] Daniel, M.-F. (sous presse 2003). Philosopher sur le corps et la violence : un pas vers la prévention. Québec : Le Loup de Gouttière

[6] Daniel, M.-F. (2002). Des expériences en maternelle. Diotime - L’Agora, 13, 48-55.

[7] Pour le détail des résultats de la recherche, consulter : Daniel, M.-F., Auriac-Peyronnet, E., Garnier, C., Quesnel, M., Schleifer, M. (soumis 2003). Émotions et dialogues philosophiques. In L. Lafortune, M.-F. Daniel, P.A. Doudin (dir.). Émotions, méta-émotions et compétences émotives en éducation. Montréal : Presses de l’Université du Québec. Consulter aussi : Schleifer, M., Daniel, M.-F., Auriac-Peyronnet, E., Lecompte, S. (2003). The impact of philosophical discussions on moral autonomy. Communication présentée à EARLI (août).


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