Accueil du site - 02- USA, Canada et Belgique - 02- Canada

L’histoire d’une découverte, ou d’une invention ? par Michel Sasseville

Professeur agrégé de philosophie à la Faculté de philosophie de l’Université Laval à Québec, Canada.
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Y enseigne, depuis 1987, la philosophie pour les enfants, inspiré par les travaux de Mathew Lipman, avec qui il a d’ailleurs travaillé régulièrement depuis 1988.

Je n’enseigne point, je raconte.
Montaigne, Essais, III, 2, 806


Cela ne serait peut-être pas arrivé si je n’avais pas eu, au début des années 1980, la charge d’un cours de logique mis sur pied quelques années plus tôt par un professeur de philosophie, John R. Gallup - un aristotélicien dans l’âme - de l’Université Laval à Québec. Ce cours, non obligatoire, et s’adressant à tout personne inscrite à l’Université, accueillait au-delà de 400 étudiants à chaque session. De fois en fois, ma surprise était grande. Et plus le temps s’écoulait, plus mon étonnement grandissait devant le nombre toujours croissant d’étudiants désireux de suivre ce cours portant, pour l’essentiel, sur les grandes opérations de l’intelligence : définir, juger, raisonner. Comment se fait-il, me disais-je alors, que cet apprentissage ne soit pas déjà accompli au moment d’entrer à l’Université ? Comment se fait-il que l’art de définir ou de raisonner ne fasse pas partie du bagage éducatif de toute personne ayant fréquenté le monde scolaire avant l’université ? Je me souviens avoir alors écrit quelques articles dans le journal de l’Université afin de partager mes interrogations et suggérer que l’apprentissage de ces outils devrait faire partie de l’éducation dès le primaire. Et je me souviens aussi de quelques réactions provenant, notamment, de la Faculté des sciences de l’éducation et soulignant que cela pourrait certes se faire plus tôt dans le cheminement scolaire, mais qu’il serait bien présomptueux de croire qu’un tel enseignement puisse advenir avant l’âge de 12 ou 13 ans, au moment où les enfants ont vraisemblablement atteint le stade piagétien du raisonnement logique formel.

Il ne m’en fallait pas plus pour tenter d’imaginer ce que pourrait être un cours de logique, tel que je l’enseignais déjà à l’université, mais pour des personnes beaucoup plus jeunes. Et c’est alors que, faisant des recherches en ce sens, je découvre l’un des romans de Mathew Lipman, La découverte de Harry. Loin de me convaincre, sa première lecture me laisse plutôt perplexe. La logique était noyée dans un ensemble de considérations qui n’avaient rien à voir, selon moi, avec ce que j’étais en train de faire à l’université et avec ce que je voulais faire avec les enfants. Mais, en 1985, je décide tout de même de me rendre au New Jersey afin de suivre une formation de 21 jours avec Lipman et sa collaboratrice Ann Margaret Sharp.

Je redécouvre alors que la logique, pour importante qu’elle soit dans la formation de la pensée, ne saurait couvrir l’entier des besoins qui sont en jeu au moment de former la pensée des enfants. Surtout, je découvre que le dialogue en communauté de recherche philosophique est un instrument particulièrement riche si l’on souhaite aider les enfants à penser par et pour eux-mêmes. Je vois aussi la pertinence, dans le cadre d’un tel enseignement, de ne pas transmettre une philosophie en particulier, mais d’utiliser la pratique de la philosophie afin qu’elle conduise au développement de la pensée critique et créatrice.

De retour au Québec, je m’empresse de trouver une classe du primaire pour tenter l’expérience avec des enfants. Je me rends compte rapidement que mes attentes sont peut-être bien au-delà de ce qui se passe dans les faits. La formation au New Jersey m’avait conduit à vivre une expérience d’écoute, d’entraide, de respect mutuel et de recherche philosophique jamais égalée dans ma formation antérieure. Mais voilà que la classe d’enfants avec laquelle je me trouvais ne ressemblait guère à ce que je venais de vivre. Était-ce mon inexpérience de la méthode ? Était-ce la preuve que les enfants n’aiment pas faire de la philosophie ? Les deux peut-être ? Je persistai et vers le mois de janvier 1986, j’entrevis des changements importants dans la classe. Les enfants étaient de plus en plus à l’écoute les uns des autres et surtout de plus en plus intéressés à s’engager profondément dans la recherche philosophique suscitée par la lecture du roman de Lipman. J’ai alors entrevu le potentiel d’une telle démarche pour la formation de la pensée des enfants.

Fort de cette expérience, j’entame alors mes études de doctorat en ciblant mes recherches autour des liens possibles entre le programme de philosophie pour les enfants et la pratiques des arts libéraux. Le programme de philosophie pour enfants de Lipman a pour objectif d’amener les enfants à penser par et pour eux-mêmes. Ayant identifié des besoins de la société démocratique américaine et des lacunes dans la formation intellectuelle dispensée par l’école contemporaine, Lipman propose un ensemble de moyens qui vient corriger cette formation, permettant ainsi, semble-t-il, un développement intellectuel plus intégral. Mais quelle est la portée de cette correction ? Permet-elle de réaliser, dans toute sa diversité, le potentiel intellectuel de chaque individu ?

Pour répondre à cette question, j’ai tenté de situer le programme de Lipman au regard de la tradition des arts libéraux qui, bien que de façons variées selon les époques et les sociétés, a marqué jusqu’à ce jour l’esprit occidental. Cette tradition, en effet, par son fondement théorique, visait à une formation intellectuelle la plus complète possible. Ce retour aux sources m’apparaissait apte à fournir un cadre d’analyse intéressant et fructueux. Cette analyse m’a surtout permis de voir en quoi le programme de Lipman se rapproche et s’éloigne de la tradition vue dans son fondement plutôt que dans ses manifestations et, par conséquent, en quoi il est apte à combler les lacunes perçues par Lipman dans sa manifestation la plus contemporaine. Au terme de cette étude, j’en viens à la conclusion qu’en voulant corriger certaines lacunes de l’éducation contemporaine, le programme de philosophie pour enfants y réintroduit principalement l’équivalent de la pratique d’un art libéral - la dialectique - comme outil essentiel pour la formation intellectuelle de l’être humain.

Dès 1986, le comité de programme de la Faculté de philosophie accepte l’idée d’offrir un cours de philosophie pour les enfants et en janvier 1987, le tout premier cours est mis à l’horaire. Depuis ce temps, au-delà de 7000 étudiants ont suivi l’un ou l’autre des 5 cours qui sont maintenant offerts au premier cycle dans le cadre de deux programmes (un certificat et un microprogramme) portant sur la philosophie pour les enfants. Ces étudiants viennent principalement des sciences de l’éducation et du monde scolaire (enseignantes déjà en fonction).

En 1988, je retourne à l’Institut pour l’avancement de la philosophie pour enfants (IAPC) au New Jersey afin de suivre une seconde formation et dès le mois d’août, Lipman et Sharp m’invitent à travailler avec eux au développement de la philosophie pour les enfants. Débute alors une série de formations et conférences dans différents pays (Mexique, Nigeria, Zimbabwe, Belgique, France, Russie, Bulgarie, Australie) qui me conduiront à entrevoir, par-delà la diversité des cultures, une certaine homogénéité quant aux objectifs de formation à l’école.

L’année 1990 marque le début de recherches portant sur l’estime de soi et la créativité. Ces recherches avaient pour objectif de mettre en évidence, de manière expérimentale, l’influence du programme de philosophie pour enfants sur le développement de l’estime de soi des élèves. De plus, elles visaient à cerner le transfert possible des comportements cognitifs philosophiques de l’enseignant-e dans l’enseignement du français en situation de communication orale. Notre hypothèse se formulait de la façon suivante : la pratique de la philosophie avec les enfants a pour effet d’élever de manière significative l’estime de soi des élèves[1].

Au cours des quarante dernières années, des recherches concernant l’estime de soi ont démontré que ceux qui manifestent une faible estime d’eux-mêmes sont plus susceptibles d’être conformistes. Ceux, au contraire, qui possèdent une haute estime d’eux-mêmes ont manifesté qu’ils sont capables de maintenir une image constante de leurs capacités et des traits distinctifs qui les caractérisent[2].

Au milieu des années ’60, un psychologue américain, S. Coopersmith, met en évidence certaines caractéristiques typiques des enfants qui ont une haute estime d’eux-mêmes. Parmi celles-ci, deux nous apparaissent fondamentales : l’enfant avec une haute estime a l’habitude de voir ses idées reconnues et acceptées ; l’enfant avec une haute estime ressent sa propre dignité comme un être humain, comme une personne[3]. Il semble aussi que ceux qui possèdent une haute estime d’eux-mêmes sont plus enclins à assumer des rôles actifs dans la société et à exprimer leurs points de vue fréquemment[4]. Enfin, d’autres recherches tendent à démontrer que le développement de l’estime de soi est en relation avec les performances académiques : plus l’estime est élevée, meilleures sont les performances[5].

Dans la mesure où ces recherches théoriques et expérimentales nous démontrent que l’estime de soi est en relation avec la capacité de réussir à l’école et, d’une manière générale, avec la capacité d’être heureux, il apparaît évident que son développement est d’une importance capitale et qu’un système d’éducation visant le développement intégral de la personne devrait intégrer des outils permettant le développement de l’estime de soi. Mais qu’en est-il au juste du rapport entre le développement de l’estime de soi et le programme de philosophie pour enfants ?

Dans un article écrit[6] par Ann Gazzard, celle-ci suggère que le programme de philosophie pour enfants peut influencer le développement de l’estime de soi de deux manières : par la formation systématique qu’il offre concernant les habiletés de la pensée ; par le type de pédagogie qu’il utilise, c’est-à-dire la communauté de recherche. Examinons sommairement chacun de ces éléments.

Le programme de philosophie pour enfants vise, notamment, le développement des habiletés à la recherche, à la formation des concepts, à la traduction, à raisonner de manière critique. Combinés, ces efforts devraient aider l’enfant, non seulement à penser (puisque dans un sens il pense comme il respire), mais à mieux penser. Or, dans la plupart des cas, l’enfant qui commence à se reconnaître comme un être pensant aime apprendre à raisonner et à reconnaître qu’il peut bien raisonner. Être capable de bien penser offre à l’enfant une raison majeure de se sentir bien et lui offre quelque chose dont il peut être fier.

Le programme de philosophie pour enfants utilise une méthodologie pédagogique fondée sur le dialogue et la recherche commune. Essentiellement, les enfants sont invités à discuter avec leurs pairs de sujets philosophiques qui les intéressent dans une atmosphère de coopération intellectuelle et affective. Lorsque cette discussion prend place, ils forment alors une communauté de recherche. Dans une communauté de recherche, les enfants explorent différentes manières de penser et différents points de vue. Une conséquence immédiate et prévisible de cette situation pédagogique est qu’ils réalisent rapidement que le monde et la vie elle-même peuvent être envisagés de manière tout à fait différente et qu’il n’y a pas nécessairement une seule façon d’entrevoir notre relation avec les parents, l’école, la société, l’univers. Ceci peut avoir une importance très grande, en particulier pour ceux et celles qui souffrent dans ces diverses relations.

Après 5 mois d’expérimentation, nous avons constaté que l’hypothèse n’était pas à rejeter complètement. En effet, l’influence est significative pour un groupe d’élèves en particulier : ceux dont l’estime est au plus bas au pré-test.

Enfin, soulignons que cette expérimentation suggère fortement l’existence d’une relation entre le développement de l’estime de soi et le développement des capacités de raisonnement. En effet, les élèves dont l’estime de soi est à la hausse à la fin de l’expérimentation présentent aussi une amélioration des capacités de raisonnement. Mais, le contraire n’est pas vrai : en effet, les élèves qui font preuve d’un développement significatif des capacités de raisonnement n’obtiennent pas nécessairement un résultat significativement plus élevé en ce qui concerne l’estime de soi.

Il semble bien que les résultats obtenus viennent confirmer les relations théoriques que différents chercheurs ont établies entre le développement de l’estime de soi et la pratique de la philosophie avec les enfants à l’aide du programme de philosophie pour enfants mis sur pied par Matthew Lipman. Cependant, nos résultats mettent en relief le fait qu’après un court laps de temps, ce sont les personnes qui en ont le plus besoin qui sont directement influencées par le programme.

En effet, les élèves qui présentent une faible estime de soi au pré-test comparativement à l’ensemble des élèves, sont ceux qui montrent une différence significative importante à la hausse. Ces résultats viennent non seulement confirmer les considérations théoriques au sujet du lien entre le développement de l’estime de soi et le programme de philosophie pour enfants, mais en plus ils appuient les nombreuses remarques faites par des enseignant-e-s des groupes expérimentaux qui ont souligné après quelques mois d’expérimentation des changements de comportement importants de la part de certains élèves dans leur classe. Après vérification, nous constatons que les élèves dont il était question étaient effectivement ceux qui, en général, manifestaient une différence significative à la hausse pour le test de l’estime de soi.

Par ailleurs, en ce qui concerne le développement des habiletés logiques, nous avons constaté des résultats similaires à ceux des recherches menées antérieurement. Le programme semble bel et bien avoir pour effet, même après seulement 5 mois, d’influencer de manière positive les capacités de la plupart des enfants à penser logiquement.

L’année 1990 me donnera aussi l’occasion de rencontrer Stefan Vanistendael, responsable de la section recherche et développement du Bureau International Catholique de l’Enfance (BICE) à Genève. Le BICE, qui accorde depuis sa création une attention particulière aux enfants les plus démunis (enfants victimes de la rue, de la drogue, de la guerre et du marché du sexe), travaille alors depuis quelques années avec un groupe de chercheurs de Norvège et des États-Unis dans le but de mieux connaître ce qui caractérise les personnes qui possèdent la capacité de réussir dans la vie alors même qu’elles doivent affronter des circonstances difficiles. Les personnes qui possèdent une telle capacité à affronter les situations difficiles de la vie sont qualifiées de « résilientes »[7]. Les recherches ont mis en évidence cinq caractéristiques des personnes résilientes : une personne tend à être ou à devenir résiliente si elle se sent acceptée ; si elle est capable de donner un sens à sa vie ; si elle possède des aptitudes mentales bien développées ; si elle a une estime de soi développée et si elle possède un bon sens de l’humour. En se basant sur ces critères, le BICE s’est par la suite mis à la recherche de programmes éducatifs permettant de rendre plus résilients les enfants en difficulté.

Diverses recherches et expérimentations ont finalement conduit le BICE vers les travaux de M. Lipman. Aux dires du BICE, la pratique de la philosophie en communauté de recherche répond aux besoins lorsqu’il s’agit de construire la résilience chez les enfants. En effet, les recherches entourant le PPE montrent que la pratique de la philosophie avec les enfants dans le cadre d’une communauté de recherche permet de développer un sentiment d’appartenance, outille les enfants afin qu’ils donnent plus aisément un sens à leur vie, augmente l’estime de soi et favorise le développement des habiletés mentales (Sasseville, 1991, 1993, 1994).

En 1995, la Faculté de philosophie de l’Université Laval ouvre un poste de professeur en philosophie de l’éducation. Dès mon engagement, on m’indique clairement qu’il serait souhaitable de développer le champs de la philosophie pour les enfants. En 1996, je mets sur pied un programme de formation de premier cycle (certificat) comportant 30 crédits dont 15 sont consacrés entièrement à la philosophie pour les enfants. L’année 1998 marque l’avènement d’un second programme de formation, un microprogramme qui s’adresse plus spécifiquement aux enseignant-e-s déjà en fonction. Puis, en 1999, je m’associe à un professeur de la Faculté, Victor Thibaudeau, et crée un autre microprogramme portant cette fois sur le dialogue et la pensée critique. S’appuyant sur les principes d’une communauté de recherche, ce microprogramme s’adresse d’abord aux personnes travaillant en entreprise.

En 1997, je deviens président de l’ICPIC[8] lors du congrès biannuel tenu en Islande. J’ai eu alors l’occasion de prendre le pouls des nombreuses activités internationales favorisant le développement de la pratique de la philosophie avec les enfants. Parmi les moments importants de cette présidence, j’aimerais souligner l’année 1998, année pendant laquelle le bureau chef de l’UNESCO à Paris organisait une rencontre d’experts avec l’intention de produire une série de recommandations au sujet de la pratique de la philosophie avec les enfants. Le directeur de la Division de la philosophie et de l’éthique soulignait lui-même, dans le rapport produit à la suite de cette rencontre : « Au-delà de toute participation d’ordre médiatique à une nouvelle vogue, l’intérêt de la philosophie pour les enfants rentre dans les préoccupations fondamentales de l’UNESCO. En vue de la promotion d’une Culture de la Paix, de la lutte contre la violence, d’une éducation visant l’éradication de la pauvreté et le développement durable, le fait que les enfants acquièrent très jeunes l’esprit critique, l’autonomie à la réflexion et le jugement par eux-mêmes, les assure contre la manipulation de tous ordres et les prépare à prendre en main leur propre destin. »[9]

En tant que président de l’ICPIC, je fus alors invité à introduire la période de discussion portant sur l’état de la coopération internationale en philosophie pour les enfants. Après avoir fait une enquête auprès des membres de l’ICPIC, j’ai compilé les réponses de 40 personnes provenant de 19 pays (Argentine, Australie, Autriche, Belgique, Brésil, Canada, Corée, Espagne, États-Unis, Finlande, Grande Bretagne, Hollande, Israël, Italie, Mexique, Nigeria, Pologne, Suisse et Uruguay). Les réponses recueillies fournissent une bonne idée de ce qui est en jeu dans cette nouvelle ère en éducation. Ainsi, se dégageaient les points suivants en 1998 :
- 14 pays offraient des formations contenant des participants venant d’autres pays ;
- 10 pays avaient des projets de recherche faisant intervenir plus d’un pays ;
- 15 pays offraient des programmes de formation (universitaire, ou autre, incluant des personnes provenant d’un ou de plusieurs autres pays) ;
- 17 pays émettaient des publications impliquant une participation internationale ;
- 15 pays avaient d’autres activités manifestant des rapports internationaux.

Je ne saurais dire exactement ce qu’il en est actuellement mais, il y a quatre ans, nous pouvions estimer que la coopération internationale en philosophie pour les enfants avait donné naissance à près de 70 projets regroupant plus de 50 pays.

En 1998, je me joins à une équipe qui travaille sur un projet de prévention de la violence. La violence, au Québec comme ailleurs, est trop présente et, dans plusieurs de ses manifestations, elle fait mal. Il serait bien difficile de trouver une personne dans notre société qui serait prête à soutenir et à défendre que la violence est, sans contredit, préférable à la paix. Cela semble évident et il n’y a guère de controverse au sujet de l’importance que l’on doit accorder au maintien de la paix et à la réduction de la violence.

Dès lors, pense-t-on, il ne reste plus qu’une chose à faire : apprendre aux enfants le plus tôt possible qu’il est important de maintenir la paix. Une question alors surgit : comment faire pour leur faire voir cette importance et leur faire acquérir l’habitude sous-jacente ? Et ici, plusieurs feront le raisonnement suivant : puisqu’il est évident qu’on doit accorder une grande importante à la prévention de la violence, on n’a qu’à le dire aux enfants. Ils nous écouteront et ne pourront pas ne pas être du même avis que nous. C’est l’évidence même, pense-t-on.

Mais on se rend compte que les choses ne sont pas aussi évidentes et que les résultats attendus ne sont pas toujours au rendez-vous. Pourquoi ? Allons directement au cœur du problème : parce que cette façon de faire ne donne pas la chance aux enfants d’en discuter et de pratiquer, dès lors, des procédures qui peuvent prévenir l’apparition de la violence, ou du moins la réduire. Si les enfants ont la possibilité de réfléchir à la signification de concepts reliés à la paix et à sa contrepartie, ils en viendront vraisemblablement aux mêmes conclusions que les adultes. Mais, ces conclusions seront alors leurs conclusions. Et cela fait toute la différence. Une éducation visant la prévention de la violence doit permettre aux enfants à la fois d’identifier les formes de violence, de comprendre et de pratiquer ce qui est impliqué dans la réduction de la violence et le développement de la paix. Les enfants doivent pouvoir penser par et pour eux-mêmes au sujet de ces éléments.

Ainsi, si on souhaite une éducation visant la prévention de la violence, cela implique que les enfants deviennent de plus en plus capables de réfléchir à la signification des concepts fondamentaux entourant la paix et sa contrepartie. Parmi ces concepts, mentionnons, notamment, les suivants : amitié, amour, bien, bon, bonheur, racisme, démocratie, différence, douleur, droit (de parler, de penser, d’agir), équité, exclusion, guerre, identité, justice, liberté, loi, loyauté, mal, manipulation, mauvais, menace, mensonge, paix, partage, persécution, personne, peur, préjugés, privé et public, rancœur, regret, responsabilité, trahison, vengeance, vérité... Tous ces concepts doivent faire l’objet d’une investigation de la part des enfants, même si leurs significations peuvent parfois présenter des différences importantes d’une personne à l’autre. En outre, les enfants doivent pouvoir réfléchir à ces concepts dans un contexte qui leur permet de pratiquer des procédures de délibération les conduisant à intérioriser un ensemble d’habiletés et d’attitudes propices à la prévention de la violence. Car pour vraiment prévenir la violence, il faut favoriser le changement des mentalités dans un processus à long terme.

Si les enfants doivent réfléchir et s’engager dans une pratique de la délibération, la classe doit être transformée en une communauté de recherche et devenir ainsi un lieu où les enfants peuvent créer et échanger des idées, clarifier des concepts, développer des hypothèses, évaluer les conséquences de leurs actions. En somme, la classe doit devenir un lieu où les enfants peuvent s’engager dans une délibération qui leur permettra d’apprendre à jouir de leur interdépendance intellectuelle et morale, à reconnaître un sens positif à l’appartenance et à développer l’estime d’eux-mêmes. C’est de cette façon, croyons-nous, que nous pouvons espérer prévenir la violence par l’éducation à l’école. Bien que l’apprentissage du dialogue délibératif puisse se faire en dehors de l’école, nous estimons que l’école devrait être aussi un lieu pour un tel apprentissage. Et si la raisonnabilité est présente dans la classe aujourd’hui, alors demain, c’est-à-dire au moment où les élèves d’aujourd’hui seront des adultes et commenceront à avoir leurs enfants, ce caractère raisonnable pourra être aussi présent à la maison. Avec le temps, d’autres institutions pourront être transformées de cette façon, mais cela doit commencer à l’école.

Nous avons terminé la première phase du projet, soit la rédaction et la validation d’un ensemble de romans et de guides pédagogiques (7 romans et autant de guides) s’adressant à des enfants âgés entre 5 et 12 ans. Nous sommes actuellement en train de créer une trousse d’implantation e ce matériel qui impliquera inévitablement une étape essentielle de formation du personnel enseignant. Nous souhaitons commencer l’implantation de ce projet à l’échelle nationale et internationale dès septembre 2003.

En 2000, j’ai dirigé la mise en route d’un projet visant la formation des animateurs des centres d’alphabétisation de la région de Québec. L’analphabétisme touche toutes les catégories de citoyens : des hommes, des femmes, des jeunes, des personnes avec ou sans emploi, des immigrants, etc. à différents niveaux. Les groupes d’alphabétisation populaire ont mis sur pied un ensemble de moyens permettant d’aider les personnes analphabètes à vaincre les difficultés qu’elles rencontrent. Or, on se rend compte aujourd’hui que si l’on veut véritablement donner un coup de main aux personnes analphabètes, il importe de travailler à l’une des racines du problème, c’est-à-dire d’aider ces personnes à penser par et pour elles-mêmes. Pour ce faire, il est indispensable qu’elles puissent non seulement lire, écrire et calculer, mais qu’elles le fassent aussi d’une manière critique et créatrice en ayant intériorisé des attitudes démocratiques telles le respect, l’écoute, l’entraide, la sollicitude, etc.

Dans ces conditions, il apparaît nécessaire que des ateliers de formation offerts aux personnes analphabètes prennent la forme de communautés de recherche axées sur le développement du jugement pratique, lui-même étant le résultat de l’interfusion de la pensée critique et créatrice. Conscients de cette nécessité, et ayant reçu la formation qui convient, c’est maintenant une majorité des groupes en alphabétisation de la région de Québec qui ont mis en place de tels ateliers.

En 2000, je me suis notamment consacré à l’écriture de petites histoires pour les hygiénistes dentaires du Québec. Avec l’aide de Nathalie Côté, nous avons rédigé deux petites histoires (non encore publiées) ainsi qu’un petit guide d’accompagnement afin d’aider les hygiénistes dentaires qui travaillent dans les écoles à transformer leur intervention de telle manière que les enfants soient invités, non pas simplement à recevoir une information concernant l’hygiène qu’ils peuvent et doivent accorder à leur dentition, mais à discuter des valeurs que sous-tend cet acte touchant la santé de leur corps. Au moment d’écrire ces lignes, je reviens d’une sixième formation avec un groupe d’hygiénistes et l’intuition se confirme : dans le monde de la santé, et par-delà celui de la santé dentaire, les enfants ont aussi le droit de pouvoir discuter des valeurs et des moyens permettant le maintien de leur santé. Comme le disait Épicure : « Dans sa jeunesse, que personne n’hésite à s’engager en philosophie ; devenu vieux, que personne ne se lasse de l’activité philosophique. Car personne ne peut s’engager trop tôt ou trop tard dans l’activité que procure la santé de l’âme. »[10] Mais voilà qu’on découvre que la pratique de la philosophie avec les enfants pourrait bien aller au-delà de la santé de l’âme. Le corps a aussi ses raisons que la raison de l’âme ne connaît peut-être pas.

Enfin, l’année 2002 me conduit à la production d’une série documentaire de 13 émissions de télévision et d’un cours sur le Web pourtant sur la pratique de la philosophie avec les enfants. La série documentaire raconte l’évolution, pendant toute une année scolaire, de trois groupes d’enfants engagés dans une réflexion philosophique. Elle traite en parallèle les questions suivantes : Qu’est-ce que la philosophie pour les enfants ? Qu’est-ce qu’une pensée critique et créatrice ? Comment la pratique de la philosophie à l’école peut-elle servir les objectifs sociaux, cognitifs et culturels de l’éducation ?

Sur le site Web, les étudiants deviennent les stagiaires de l’un des enseignants vus dans le documentaire. À ce titre, ils s’engagent notamment dans des activités systématiques d’observation des élèves, posent des diagnostics, entrevoient les conséquences sur l’intervention en classe et valident leurs conclusions par des observations menées dans d’autres classes, le tout faisant l’objet de rapports à l’un ou l’autre des enseignants. L’observation porte sur des séquences filmées en classe ; une partie de ces séquences aura été vue durant la série documentaire, le reste étant constitué de nouveau matériel réservé au site Web du cours. Le tout devrait être diffusé dès septembre 2004.

Ainsi, comme on peut le pressentir, la pratique de la philosophie avec les enfants ouvre des perspectives qui vont bien au-delà des intentions qui animaient Lipman à l’origine. Le champ de recherches est vaste et les avenues de développement sont nombreuses. Par-delà ce qui vient d’être décrit, il faudrait aussi mentionner les directions de maîtrise et de doctorat (l’examen des liens entre la pratique de la philosophie avec les enfants et : Socrate, la formation morale, la démocratie, la formation fondamentale, la formation des vertus, etc.), la réflexion sur le rôle de la philosophie dans la formation des maîtres, le rôle de la philosophie dans l’éducation à la sexualité, etc. Toutes ces avenues me semblent par ailleurs converger vers la pensée de Montaigne qui, soucieux de la formation du jugement, aimait à penser qu’il est préférable d’avoir une tête bien faite qu’une tête bien pleine.

Je disais au début de cette histoire qu’elle avait peut-être commencé en 1980. Mais plus j’y songe et plus je me dis qu’elle a peut-être commencé en 1960 (et peut-être même avant mais mes souvenirs d’alors sont plutôt flous), au moment où, assis bien confortablement dans l’église de mon village natal, je m’interrogeais sur le sens d’un mot prononcé par le curé lors de son sermon. Je demandai alors à ma mère : maman, c’est quoi un mystère ? Sa réponse me surpris au plus haut point : « un mystère c’est quelque chose que tu ne pourras jamais comprendre... » Je me souviens du silence qui suivit cette réponse et de l’émotion ressentie en cet instant. Il y a des choses que je ne pourrais jamais comprendre ? J’étais triste, presque atterré. Je prenais conscience, peut-être pour la première fois, que j’avais des limites et qu’il y a des choses dans la vie qui sont peut-être insurmontables, incompréhensibles. Mais pourquoi ? Aujourd’hui, 40 ans plus tard, je me pose encore ces mêmes questions. Mais je vois bien que je ne suis pas le seul à le faire et que, dès la petite enfance, ces questions ont une importance tout aussi grande que celle que je leur accorde aujourd’hui.


Notes

[1]. Par « estime de soi » nous entendons la valeur que nous accordons à notre personne. Il s’ensuit que plus cette valeur est élevée, plus l’estime de soi est élevé. Cf. Juan Carlos Lago, The Community of Inquiry and the Development of Self-Esteem, dans Thinking, Vol. 9, No. 1, pp. 12-16, 1990. Cf. aussi : Ann Gazzard, Some More Ideas About The Relation Between Philosophy for Children and Self-Esteem, dans Thinking, Vol. 9, No. 1, pp. 17-20, 1990. Ces deux articles explorent la notion de l’estime de soi et nous manifestent les difficultés que nous rencontrons au moment de définir cette notion. La définition que nous proposons ici s’inspire de ces deux auteurs.

[2]. Janis, I.L. Personality correlates of susceptibility to persuasion, dans Journal of Personality, 22, pp.504-518, 1954.

[3]. Coopersmith, S. Self-Esteem Inventories, Consulting Psychologists Press, Palo Alto, USA, 1987.

[4]. Wylie, R. The Self-Concept, Lincoln, NE : University of Nebraska Press, 1961.

[5]. Cf. Bodwin, R. et Bruck, M. The relationship between self-concept and the presence of scholastic underachievement, dans Journal of Clinical Psychology, 18, pp.181-182, 1962 ; Brookover, W.B., Thomas, S. et Patterson, A. A self-concept of ability and school achievement, dans Sociology of education, 37, pp.271-278, 1964 ; Bledsoe, J.C., Self-concepts of children and their intelligence, achievement, interests and anxiety, dans Journal of Individual Psychology, 20, 1964 ; Lane, N.R. et Jones, S.A, Rationality, Self-esteem and Autonomy through Collaborative Learning, dans Oxford Review of Education, Vol. 12, No. 3, 1986.

[6]. Ann Gazzard, Some More Ideas About The Relation Between Philosophy for Children and Self-Esteem, dans Thinking, Vol. 9, No. 1, pp. 17-20, 1990.

[7] À ce sujet, on consultera avec profit : VANISTENDAEL, Stefan (1995) La Résilience ou le réalisme de l’espérance ; Blessé mais pas vaincu, BICE (Bureau International Catholique de l’Enfance), Genève, 44 p. et VANISTENDAEL & LECOMPTE, Stefan & Jacques (2000) Le bonheur est toujours possible ; construire la résilience, Bayard Éditions, Paris, 223 p. De même, les travaux de B. Cyrulnik et notamment : (1999) Un merveilleux malheur, Odiles Jacob, Paris, 239 p.

[8] Le Conseil International pour la Recherche Philosophique avec les Enfants - ICPIC (International Council of Philosophical Inquiry with Children - ICPIC) est un organisme international à but non-lucratif dont le mandat est de développer les habiletés de penser des enfants et des enseignant-e-s à travers le monde en faisant appel au dialogue philosophique. L’ICPIC cultive la connaissance philosophique des enfants à l’aide de programmes spécialement destinés à l’éducation et à la stimulation intellectuelle. L’ICPIC considère qu’une telle démarche contribue directement et fondamentalement à la paix dans le monde et à une compréhension interculturelle. L’ICPIC réunit des philosophes, des professeur-e-s de niveau universitaire et des enseignant-e-s qui appliquent, d’une manière ou d’une autre, le matériel et la méthodologie de philosophie pour enfants.

[9] Rapport de l’UNESCO : La philosophie pour les enfants, Division de la philosophie et de l’éthique, Paris, 1999.

[10]. Épicure, Lettre à Ménécée, X. 122


Répondre à cet article