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Philosopher avec des livres-ha ! par Emmanuèle Auriac-Peyronnet

Publié le jeudi 5 juillet 2007.


à ma mère, joyeuse et triste, qui
m’apprit l’art de discuter,
à mon père, syndicaliste anarchiste,
qui m’apprit l’art de me taire.


Comment et pourquoi me suis-je laissée entraîner dans le courant de la philosophie ? Je ne me suis nullement sentie portée par la philosophie en tant que discipline, celle que l’on enseigne -d’ailleurs est-ce enseignable ?- mais bien par l’adaptation, l’ajustement, l’intérêt que certains, en premier chef Matthew Lipman, portaient à une forme d’adéquation sensée entre enfance et philosopher. Je vous proposerais donc un léger récit de vie pour témoigner du fait qu’avant tout philosopher c’est s’ancrer et non encrer de la feuille blanche... Je poursuis actuellement cet ancrage auprès d’enfants, d’élèves, d’enseignants... dans l’espoir que quelques poissons se laisseront, par docilité interne, prendre dans les maillons de ce qui rompt avec le merveilleux et nourrit l’humain jusque dans des contradictions plus porteuses encore que les contes de fées...et qui, de fait, réintègre justement le merveilleux !

Un point de départ

Tout souvenir n’est qu’une reconstruction, donc je ne proposerais là sans doute qu’un exercice du genre, mais qui trouve au moins sa concrétude -passez moi le néologisme !, mais penser conduit souvent à néologiser !- dans l’existence d’un livre phare. Qu’est-ce qu’un livre phare ? Je laisse la parole à Vernon Sproxton, qui préface ainsi le livre très impressionnant et porteur -pour moi ! à l’époque mais encore maintenant- d’ « Anna et Myster God » (Seuil, 1974) dont l’auteur porte déjà un nom énigmatique, puisqu’il semble s’agir soit d’un pseudonyme, soit encore d’un prénom, bref l’auteur se sur-pré- nomme tout simplement Fynn :

à propos du livre Anna et Mister God :

« Il y a de bons livres, des livres quelconques, et de mauvais livres. Parmi les bons, il y en a d’honnêtes, d’inspirants, d’émouvants, de prophétiques, d’édifiants. Mais, dans mon langage, il y a une autre catégorie, celle des livres-ha ! Celui-ci en est un. Les livres-ha ! sont ceux qui déterminent, dans la conscience du lecteur, un changement profond. Ils dilatent sa sensibilité d’une manière telle qu’il se met à regarder les objets les plus familiers, comme s’il les observait pour la première fois. Les livres-ha ! galvanisent. Ils atteignent le centre nerveux de l’être, et le lecteur en reçoit un choc presque physique. Un frisson d’excitation le parcourt de la tête au pieds. » (Fynn, Anna et Mister God, Préface, Seuil, trad française 1976, p. 7).

Dilatation, c’est sans aucun doute le mot choc qui convient à la lecture que je fis du livre Anna et Mister God, goulûment et patiemment, je dirais aux alentours de 15 ans, depuis ma position d’athée -à l’époque par filiation paternelle syndicaliste !-, et par tempérament frondeur, enfin par souci conscient d’un besoin d’intelligibilité de ces voies métaphysiques qui me paraissaient aussi sombres qu’importantes, tout en ne voulant justement aucunement adhérer à quoi que ce fut... : Mister God !!! enfin chez des enseignants laïques et engagés ! Une phrase issue de cet écrit particulier m’est longtemps restée en mémoire, que je livre ci-après, sans prendre même la peine de chercher la page... pour une bonne raison, je m’en souviens, donc inutile de référencer pour référencer..., et une seconde, cela forcera peut-être le lecteur à aller lire ce livre-ha ! : car « il y a des fourmillons de mondes à connaître » (Fynn, 1976, p. 25).

Créer un idéal du moi idéal ! : de Fantômette à Anna...

J’emprunte, en avant propos, à Serge Tisseron l’interprétation qu’il donne des concepts de « moi-idéal » et d’ « idéal du moi », concepts empruntés à Freud.

à propos des héros idéaux ou moïques :

« Les héros qui se trouvent du côté du moi idéal ne sont guère réalistes, mais ils sont toujours exaltants. Selon les époques ils volent de victoire en victoire, de planète en planète ou de monde en monde. Peter Pan est le modèle de ces héros héritiers de la toute-puissance qui berce les rêveries de l’enfance. Au contraire, les héros qui se rattachent à la figure de l’idéal du moi sont très différents. Ils sont des doubles non de la toute-puissance infantile, mais d’une figure parentale idéalisée, et précisément souvent du père. (...) Le père oedipien a tout pour être un héros. (...) Á la différence du précédent, ce héros-là se met donc au service d’idéaux et de valeurs qui le dépassent et c’est ce qui lui donne son caractère civilisateur : il est volontiers chercheur ou explorateur, et il a longtemps été conquérant » (Serge Tisseron, L’intimité surexposé, Ramsay, 2001, 104-105).

Anna, allias, La Joie, est sans aucun doute un mixte de ces deux concepts : c’est un idéal du moi au service d’un moi idéal, car elle synthétise et réalise ces formes de passages qui scandent l’épopée de toute structuration humaine : affective, intellectuelle, morale...etc. Serge Tisseron rajoute en note que :

à propos d’idéal du moi et de moi idéal :

« Le moi idéal est un modèle que l’enfant qui grandit va chercher derrière lui, dans la réminiscence nostalgique de la toute-puissance à laquelle il ne peut lus croire : au moment où il découvre ses limites, il rêve de ne plus en avoir. Au contraire, l’idéal du moi est construit par l’enfant devant lui : il se projette dans une figure identificatoire dont il attend qu’elle lui donne, à défaut de la toute-puissance perdue, une puissance relative à conquérir, provisoirement identifiée à la puissance du père ».

Désolée ! En fait, non, je ne le suis nullement, car j’exècre assez l’absence de référence lorsqu’on ne sait pas ce que le lecteur connaît... Donc, si je prends le temps de ces références, c’est que, d’une part le temps est important, mais d’autre part, que les références font toujours sens, et là, permettent de colorer justement le personnage d’Anna. Car, que lit-on dans la quatrième de couverture du livre-ha ? Qu’Anna « à six ans, elle était théologienne » - mystiquement inculte, je devais sans doute confondre à l’époque avec vosgienne ou végétarienne, mais qu’importe !- « mathématicienne, philosophe, poète et jardinière. A sept ans elle mourut dans un accident, son beau visage traversé d’une petite grimace, et disant : « Fynn, j’parie que Mister God m’laissera entrer au ciel à cause de ça. ».

Voilà ! Tout est dit, très peu attirée par tout ce qui était littérature jeunesse à l’époque, je laissais volontiers ma sœur aînée remplir l’office de la bonne enfant et engouffrer collections rose du club des cinq et verte, et je me laissais littéralement accrocher, capter par ce nouveau personnage énigmatique qui ne pouvait trouver qu’un écho original à Fifi Brin d’Acier et Fantômette, seuls personnages que je consentais à suivre un bout de chemin sur le papier. Passage de l’enfance à l’adulte... regard en arrière -sur cette impossibilité de mourir à 7 ans- et regard devant soi -contre le Père syndicaliste, un peu de Deus, Amen et pain béni tiens qu’est-ce que cela peut donner ?-...

Alors oui les livre-ha ! sont de ceux qui vous coupent le souffle pour mieux vous faire respirer la vie, expanser -ou dilater, voir plus haut- la tête, rencontrer l’impensable -la mort à 7 ans quelle joie !- D’ailleurs, vous l’avez noté, Anna se surnomme aussi la Joie ! Sortir de l’inquiétante étrangeté[1] (concept Freudien aussi) qui signe ce passage de l’autre côté du miroir où il faut bien un jour se regarder en face (pour les novices, ce passage de l’autre côté du miroir où l’on finit par se convaincre que l’on est soi, tout en continuant à porter ce « fantôme d’autrui » disait Wallon, s’étend de 8 mois à 6 ans !) et accoster le familier avec un nouveau regard... Et un livre était là, qui existait, qui résonnait et qui de plus était illustré ! Pour une lectrice rebelle c’est toujours mieux quelques graffitis accrocheurs et accoucheurs ! Tout le monde le sait, l’image synthétise mieux que les mots, et la pensée est, selon moi, ce monde rempli de fourmillons de possibles fort justement agglomérés... donc très condensé... Lire c’est bien ! Comprendre c’est mieux ! Ne pas comprendre c’est génial ! Et qui peut se prévaloir de comprendre une image ?

La présentation de ma contribution pourrait s’arrêter là, car en fait, recevoir un choc à la lecture ou à l’audition de certains sentences -j’aime bien les aphorismes, c’est du sec, du dense et de l’incompréhensible au premier coup !!!- c’est ce que j’ai retrouvé bien des années plus tard dans le protocole lipmanien : cet américain génial... Lire en s’identifiant à un personnage bizarre, en tout cas éloigné de ce que la littérature jeunesse -de notre époque cette fois !- propose..., se recueillir pour une cueillette de questions, et profiter même de l’étrangeté des questions des autres, puis discuter, entre soi et soi, mais avec le support des autres : voilà une mise en scène assez proche, quoique toute didactique cette fois, et non seulement initiatique, de ce qui put m’arriver vers 15 ans.

Mais poursuivons un peu... Pourquoi diable vouloir faire profiter à d’autres d’expériences qui ne peuvent être que privées, solitaires ! Quelle vanité ? Quelle folie ? N’est-ce pas d’ailleurs projeter de manière éhontée des ressentis, teintés on ne peut plus d’empirisme, de subjectivité, sur autrui en ne convoquant que la « sacro-sainte » bonne intention sans fondement aucun ?

La philosophie comme transport permanent

N’est pas cela la philosophie, être galvanisée au point d’atteindre le « centre nerveux de l’être » et « recevoir un choc presque physique » ? N’est pas cela penser ? Personne ne sait actuellement ce que désigne la pensée, la cognition, le raisonnement. Philosophes et scientifiques discutent joyeusement de cela (Changeux & Ricœur, Ce qui nous fait penser, La nature et la règle, O. Jacob, 1998, où Droit & Sperber, Des idées qui viennent, O. Jacob, 1999), voire philosophes et philosophes en quête de leur propre objet (Comte-Sponville & Ferry, La sagesse des modernes, R. Laffont, 1998)...Alors faut-il réellement chercher d’autre fondement que l’essence humaine dans l’acte de penser ?

Il me semble que la philosophie, définie sommairement comme l’acte sensible et intellectuel qui consiste à interfacer le soi et le monde, se passe de recherche de fondements. Philosopher n’est que passer ... C’est un transport puisqu’il y a toujours deux idéaux en lutte : celui d’avant, et, celui d’après, et la pensée comble incessamment ce vide... Sauf que parfois, ou plutôt très souvent, tout se passe dans l’inconscient, dans les limbes de transformations dont Piaget pensait qu’elles étaient équilibration entre le Soi et le Monde justement. Mais parfois aussi, plus rarement, mais particulièrement grâce, dans, par la discussion avec autrui, parce que discuter c’est toujours mal-entendre (Reboul, 1999 par exemple), cet inconscient émerge à la conscience, fait des vagues, se fait remarquer... et l’on reçoit ces décharges brutales électriques, énergisantes qui nous font passer ces caps de compréhension, ces sauts de décentration : « Ah ! oui... d’accord alors pour toi c’est seulement cela être triste ? ». Aïe rupture... Les mathématiciens parlent eux aussi de ces exemples cruciaux qui déstabilisent un système entier, pourtant construit avec peine... Et là, en fait, c’est effectif la théologie, les maths, la philosophie, et le jardinage c’est du pareil au même. Aucune discipline -donc aucun disciple c’est là le plus important- ne peut se prévaloir de dominer, d’imposer l’acte de penser...

En revanche, il semble que si nulle discipline n’est seule concernée par l’affaire du penser... la rencontre est nécessaire.

Peut-on passer tout seul ? : Le cas de Fynn

La datation d’une lecture à 15 ans, pour qui revendique, dans la filiation de Matthew lipman, l’ancrage de la philosophie aux alentours de 5 ans, peut surprendre... L’accompagnement culturel, affectif, intellectuel est toujours un exercice de longue haleine. Ne tombe pas sous le choc un individu sans préparation. Et, là nous arrivons au cœur même de ce qui fait l’alchimie sublime entre enfance et philosopher. Car, quand commencer ? En fait, il n’y a, sans doute, aucun commencement -ni fin, sauf peut-être tragique ce qui suppose de la choisir !- au philosopher. Philosopher sereinement, soit rappelons-le, interfacer posément réel et soi, est accessible à tout humain, en tout cas chez tous ceux qui restent suffisamment poreux à l’autre -l’adulte, le passeur- et peureux à eux-mêmes -soit en quête de mieux, de plus ou de différemment comprendre-. Ainsi, si l’individu a sa part -philosopher c’est risquer-, il ne peut véritablement cheminer qu’accompagné... Quel type d’accompagnement proposer alors ?

Vernon Sporxton, dans la préface d’Anna et Mister God, présente Fynn ainsi :

« Fynn dieu merci n’était l’homme d’aucune spécialité (...) Si bien que sa formation intellectuelle se déroula loin des collèges, et campus et ponts d’embarquement pour régates universitaires -dans les ruelles, échoppes, et le long des canaux de l‘East End. Mais avec son modeste métier et son arsenal de bricoleur, il mit au monde des pensées auxquelles peu d’agrégés ont jamais eu accès. (...) Fynn a produit des œuvres qualitativement différentes de la pensée universitaire, œuvres qu’il n’aurait certes pas pu produire si, pendant ces années déterminantes, i avait dû assister deux fois par semaine à des séminaires sur le positivisme logique qui montrait alors la point de son joli bec de rapace.

Fynn est extrêmement fort, et large non seulement d’épaules mais de pensée. (...) Les autres problèmes de crédibilité s’évanouirent quand je me rendis compte que Fynn se nourrissait de dialectique. Non seulement il a un grand appétit de dialogue, mais il donne l’impression d’être en tension perpétuelle avec les phénomènes de son temps. Il a une énergie intellectuelle immense. On dirait que son cerveau, à chaque instant, analyse des données - pas seulement numériques- et qu’il ne cesse de concevoir et d’imprimer de nouvelles formules relationnelles.

Et c’est dans ce champ d’activité dialectique que, par hasard, tomba Anna. » (Fynn, Anna et Mister God, Seuil, trad. française, 1976, Préface, pp. 9-12)

Pas de spécialités, pas d’université, une bonne carrure de pensée... et l’art de la dialectique : voici les ingrédients pour philosopher, sans même s’en apercevoir. Et c’est pour cela que même si les souvenirs de chocs peuvent remonter à l’adolescence, période sensible s’il en est, celle-ci n’est que le rejeton de passages bien antérieurs, négociés sans douleur ou avec des petits chocs de stupeur -je me rappelle encore cet amie qui vers 10 ans m’avait littéralement accusé de meurtre parce que j’écrasais une fourmi !, franchement la belle affaire me disais-je alors... !-, mais toujours en présence d’autrui qui rompt le fil avec soi-même, qui dialectise le monde, car l’humain ne peut vivre autrement. Et nul besoin de lire ou de s’inspirer de Socrate pour la dialectique, la dialectique c’est à peut près ceci :

exemple de dialogue entre Fynn et Anna (reconstruction romanesque) :

- « Fynn, tu dors ? »
- « Oui. »
- « Bon je croyais que tu dormais. Je peux venir ? »
- « Si tu veux. »
Elle se glissa dans le lit.
- « Fynn, l’église c’est comme le sexe ? »
Pour être réveillé, du coup, je l’étais !
- « Qu’est-ce que tu veux dire, l’église comme le sexe ? »
- « L’église met des graines dans l’esprit, et cela fait naître des choses. »
- « Ah ! »
- « C’est pour ça que nous avons un Mister God et pas une Missis God. »
- « Ah oui ? »
- « Peut-être bien. Elle poursuivit. Je crois que l’école aussi, c’est comme le sexe. »
- « Tu ferais bien de ne pas dire ça à Miss Haynes. »
- « Pourquoi ? Les leçons sont des graines, qui font naître autre chose. »
- « Mais non, ce n’est pas le sexe, c’est de l’instruction. Le sexe, c’est pour faire des bébés. »
- « Pas toujours. C’est pas vrai. »
- « Comment ça ? »
- « Eh bien, si d’un côté c’est un homme, et de l’autre côté une femme. »
- « De l’autre côté de quoi ? »
- « Je ne sais pas encore. Elle laissa s’écouler quelques secondes. Je suis une femme moi ? »
(Fynn, Anna et Mister God, Seuil, 1974, Chapitre 4, p.94)

La dialectique n’a pas de fin... mais des pauses, des arrêts sur images (donc sur des condensés qui prennent l’allure d’exception lorsque les adultes mettent plus de sens que les auteurs enfantins n’en fournissent bien souvent...), des formules questionnantes : « Je suis une femme, moi ? »... Et c’est reparti pour un tour...
- « Presque. »
- « Je ne peux pas avoir de bébés, hein ? »
- « Pas encore tout à fait. »
- « Mais des idées neuves, je peux en avoir hein ? »
- « Ah ça c’est sûr ! »
- « Eh bien, c’est un peu comme avoir un bébé, tu ne trouves pas ? »
- « Peut-être ».
Suite de l’extrait Fynn, Anna et Mister God, Seuil, 1974, Chapitre 4, p.94

La dialectique est l’art de tourner autour de la vérité -Anna : « Pas toujours. C’est pas vrai »- avec des « ah oui ? », « Qu’est-ce que tu veut dire... », « Ah ! », « Comment ça ? », « de l’autre côté de quoi ? »...en venir au doute « Peut-être »... en poussant lentement l’autre dans ses « retranchements », le dédale de ses pensées embrouillées, et obtenir de la formulation. La dialectique est bien cette alchimie parole-pensée... Lorsque je dis tourner autour, c’est au sens fort, et cela entre en écho à la belle phrase de Dolto du « Quiconque s’attache à écouter la réponse des enfants est un esprit révolutionnaire »... Philosopher c’est à chaque fois accomplir des micro-révolutions, avec l’un qui se prend pour la terre et l’autre pour le soleil..., ou l’un pour le méchant et l’autre pour le gentil..., et bien entendu savoir aussi s’éclipser... Et, ainsi, bien avant de raconter à des étudiants de l’IUFM qu’il existe, selon Freud une pulsion de savoir[2] qui n’est pas sans rapport avec la libido... des dialectiques préparatoires allègent notablement bien le parcours : -Anna : « Je crois que l’école aussi, c’est comme le sexe »-.... !

exemple de dialogue entre élèves de 5 ans (pratique effective)
- M : ah alors faire exprès pas faire exprès qu’est-ce que vous en pensez est-ce que c’est pareil si on écrase quelque chose en faisant exprès ou en ne faisant pas exprès
- Mél : eh ben si on écrase les porcelaines eh ben on sera puni dans un coin... au piquet
- él : c’est quoi les porcelaines ?
- M : si on écrase les les ?
- él : les porcelaines ?
- M : les porcelaines
- él : c’est quoi ?//
- M : eh bé voilà explique nous ce que c’est que les porcelaines
- Mélanie : les porcelaines c’est des poupées quand qui a en porcelaine comme des assiettes
- M : comme des assiettes alors ça peut être des poupées des assiettes ou de la vaisselle tu veux nous dire
- P : et c’est vrai même si tu tu si tu l’l’fait pas exprès tu nous dis qu’on s’rait puni mais même si on l’fait pas exprès ?
- él : si on l’écrase
- Mél : ben si on le fait exprès eh ben on sr’a on s’ra puni pendant
- él : trois jours
- Mél :// pendant quatre jours à puni peut-être
- P : et si on le fait pas exprès ?
- Mél : si on le frait pas eh ben on s’rait puni dans un jour
- P : donc y aurait une plus grosse punition pour exprès humhum
- M : alors Ad vas-y Sam Clé
- Ad :la porcelaine c’est quelque chose qui est en verre c’est des assiettes en verre
- P : tu connais toi la porcelaine et est-ce que t’es d’accord avec euh j’me ra//
- Mél : //avec Mél
- P : Mél pour dire qui faudrait punir quatre jours si on si on écrase de la porcelaine ?
- Ad : non
- él : 80 jours !
- P : non ? pourquoi ? tu peux expliquer ?
- Ad : oui parce que je trouve que si casse quelque chose on est puni un moment mais pas quatre jours
- P : çat’ pourquoi tu dis un moment mais pas quatre jours ?
- Ad : parce que on meurt on on mourait de faim
- P : hum hum
- él : ben non on peut pas mourir de faim (tout bas)
Extrait de discussion menée dans la classe expérimentale de Mme Erard Marie Christine, enseignante convaincue du bien fondé et du bien être procuré par ces espaces où l’on discutent juste pour l’art de discuter, sur la base d’un roman de Marie France Daniel, les contes d’Audrez-Anne.

Bien entendu, entre paroles échangées et dialectique construite, il y a de l’espace pour bien des tromperies. Passer de la porcelaine à la mort... est-ce cela philosopher ? Le thème de la mort est en fait souvent cité par les adultes, qui reconstruisent, là, l’intérêt du philosopher en le tissant avec le tragique de l’existence... Mais, en fait, philosopher c’est plus simple, plus basique que cela... Philosopher c’est seulement et parfois filer de l’idée, à plusieurs s’entend toujours, c’est laisser passer les mots, les relever pour les entendre à nouveaux, les changer de contextes, de couleurs, les expliquer, les explorer, les expédier dans un autre registre pour voir ce que cela fait...Le « ben non on peut pas mourir de faim » est plus indicateur d’un petit choc-retour « ben ! », d’une petite rupture d’anévrisme spirituel, qui, dans cette dynamique même, est aussi intéressante pour la pensée que le thème central du deuil... Philosopher n’est pas thématiser autour des grandes questions humaines ! C’est laisser les questions humaines se faufiler dans la quotidienneté des mots pour surprendre l’individu ... Puisque l’on est, et naît, humain, ces interrogations naissent nécessairement : inutile d’aller les chercher !- ... Je clorais donc ce petit récit de vie, en interpellant le lecteur sur ce qui, à l’issu de mes expériences actuelles, me paraît relever le plus du philosopher.

25 ans après... à l’écoute des autres

Autrui ne peut rien sans la matière de l’autre. Paradoxalement, autrui projette sans cesse ses propres démons, ses désirs, sa cohérence sur le produit d’autrui. Aussi, pour philosopher avec les plus jeunes, comme avec les adultes, je pratique sans filet. Pratiquer sans filet pour attraper des poissons, cela peut paraître à la fois paradoxal et prétentieux. Paradoxal Nenni ! Car, sans filet signifie sans idée préconçue, puisqu’il s’agit justement de concevoir avec l’autre. Prétentieux, sans doute, car il faut bien une forme de croyance un peu fière pour prétendre faire bouger l’autre, s’installer dans la position de l’accompagnatrice. Mais quel humain ne parierait pas sur lui, s’il veut donner un peu aux autres ? Alors, il y a effectivement une fierté aussi à partager le courant actuel en voie de ramification assez surprenante, parti d’on ne sait-où ?, en partance vers on ne sait-où ?, mais qui cimente dans notre époque dont certains prétendent qu’elle manque de charme parce que la mondialisation recouvrirait tout, alors que seuls les discours sur empoisonnent le monde des idéaux communs. Ce courant c’est celui de tous ceux et toutes celles, qui, petitement, choisissent d’amener l’autre à briser les bribes de pensées sur l’étal des mots, et offrir la chance, à chacun, s’il le désire, de se mieux connaître : de toutes façons, on sait bien que l’on se trompe tous !

Pratiquer sans filet, c’est alors seulement se familiariser avec les propositions des enfants, les écouter, et insérer presque au feeling, des « Ah ! bon, tu crois ? », « Comment ? », « Mais pourquoi ? », « Ah ! et tu en as déjà vu toi ? », « Tu peux m’expliquer mieux ? »...etc. Philosopher, c’est pratiquer la pensée de l’autre pour se laisser surprendre et conquérir par des petits faits de surprises, en rire, les retourner, les comparer, les bousculer, les faire bouger, les regarder... et lorsque l’on est épuisé -car penser est automatique mais penser en pensant ou sachant que l’on pense est épuisant !- s’arrêter, et attendre que cela nous reprenne... Tous les enseignants formés repartent avec cette foi que cela marche bien..., tous les élèves en redemandent, tout en vivant parfois, voire souvent, ces frustrations indicibles... où ils ne peuvent d’un coup réussir à accrocher correctement, et en mots, ce qu’ils ont dans l’âme... pour en témoigner.

Je conclurai par un espoir... celui de rire encore longtemps aux nez de tous les philosophes patentés qui craignent pour le contour bien lisse de leur matière... adjoint à celui, peut-être, de donner envie à certains d’écrire, ou lire, des livres-ha !... et d’en discuter selon l’humeur avec ceux qui le souhaitent. On ne peut forcer quiconque à philosopher... Mais on ne peut empêcher quiconque de philosopher... et même, de se faire croire qu’il philosophe ! Qui peut prétendre détenir la vérité ? ... à part Anna peut-être ? Je lui laisse le dernier mot...

« L’amour, c’est un drôle de truc. Quand vous l’attrapez, vous le voyez pas, vous l’entendez pas, vous le touchez pas. Alors comment savoir que vous l’avez ? Eh bien moi, j’vais vous expliquer. Quand Nils me dit fais comme si t’as quatre bonbons dans une main et six bonbons dans l’autre : t’en as combien ? Alors moi je dis j’en ai zéro. Parce que c’est la vérité vraie ! J’en ai pas ! Et si je dis que j’en ai c’est un mensonge et c’est pas bien de mentir. Quand quelqu’un me dit je t’aime Anne, comment je peux savoir si c’est vrai ? » Fynn, Le cahier d’Anna, Seuil, 1976, p.27.


Protocole

L’animation proposée en formation et/ou directement dans les classes dans lesquelles j’interviens suit le « protocole » M. Lipman, tel que largement diffusé et qui se décline en trois étapes fondatrices du questionnement lié à l’avènement d’une pensée renouvellée :

1) Lecture d’un passage de roman (sans queue ni tête !... à savoir décontextualisé du narratif), remplacée éventuellement par une situation problématique qui est décrochée d’une autre discussion donc qui prend sens dans le cœur de l’atelier philosophie (par exemple : amener deux boîtes vides et se questionner sur Comment savoir s’il y a ou non la même chose dedans ? suite à une discussion sur Qui sait reconnaître un œuf fécondé : l’humain ou la poule ?), ou le questionnement progressif autour d’une image support (de type image en trois D dont on découvrira ensuite la teneur, ou image à haute résonance symbolique) ;

2) Relevé après un temps de latence (lecture, digressions, observation commentée cf. chacun des cas décrits plus haut) d’une question pour chaque élève (dont on inscrit le prénom publiquement au tableau) -il y a obligation à formuler et ça marche !- ; 2 bis) cette étape se solde par le nécessaire choix d’une seule question qui sera LA question de la classe (entière ou divisée si la classe est trop chargée (+ de 25 élèves du C.P. au CM2 par exemple, par tiers de classe en Grande Section de maternelle) : ce choix est effectué a) soit d’autorité par l’enseignant vs l’animateur (car il fait l’hypothèse qu’un des questionnement est plus facile à conduire..., en ce cas il re-formule en d’autre termes LA question individuelle pour en faire UNE question collective), b) soit plus généralement en regroupant les champs implicitement contenus dans les différents questionnements des élèves (ce choix est alors argumenté, justifié, formulé, reformulé avec le groupe concerné ce qui peut prendre du temps).

3) Discussion collective à partir de cette question qui devient « porteuse » au même sens que les « mères porteuses » puisque le groupe porte une question que personne n’a « mis au monde » mais à partir de laquelle il s’agit tout de même de « faire naître »... Alors s’opère non un accouchement comme on s’y attendrait mais plutôt le charcutage de chacune des pensée émises avec ... acceptation de « tout » ce qui se dit à la seule réserve pour l’animateur (qui devient peu à peu un modèle dans le sens pragmatique du terme d’un certain usage du langage en lien avec les pensées pour faire émerger une pensée collective unifiée, cohérence, publique, mémorisable, re-formulable, etc.) de rattacher -ou d’aider à relier- les propos au thème en cours. La discussion collective se clôt souvent sur la demande d’un positionnement explicite individuel à propos du thème entretenu grâce à un tour de table...et ce, sans aucun jugement ni réaction produits sur « ce » qui est dit.


Notes

[1] Là, le lecteur devra chercher lui-même ! Philosopher c’est donner autant que provoquer !

[2] Idem note précédente !


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