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De presque rien à si peu. Itinéraire pédagogique vers une quête philosophique par Sylvain Connac

Professeur des écoles - Ecole élémentaire Antoine Balard - Montpellier - Doctorant en Sciences de l’Education - Université Paul Valèry
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Pourquoi et comment aboutir à susciter le philosopher avec des enfants, voici ce que le lecteur pourra découvrir à travers ces quelques lignes. Il y suivra mon parcours depuis la fin du lycée jusqu’à aujourd’hui, enseignant d’une classe coopérative en école élémentaire dans laquelle la philosophie est espérée comme favorisant des intentions éducatives comme l’authenticité, la rencontre par l’entraide, la conscience de soi et l’appartenance sociale.

Un début pas si philosophique que ça ...

Comment est-ce possible de passer autant de temps de sa jeunesse à écouter un prof parler sans plus tard n’en avoir retenu aucun enseignement ? C’est une question qui me revient souvent et pour laquelle se remémorent tous les maigres souvenirs des cours de philosophie en classe de terminale. En 1989, j’étais alors en filière C, la voie royale disait-on et chaque semaine, je devais participer à trois heures de cours de philosophie. La réelle mais seule motivation qui me conduisait à fournir quelques efforts pour suivre ce que disait la prof était l’échéance de fin d’année, à savoir l’épreuve écrite du baccalauréat. Rien d’autre ne remonte à la surface. Et pourtant, à 17 ans, j’appartenais déjà à divers mouvements de jeunesse et m’y plaisait de discuter voire même de m’affronter dans des discussions entre pairs.

Je savais qu’il me fallait produire une dissertation, je ne m’étais même pas rendu compte que ce type d’écrit correspondait à une technique discursive. Lorsque j’étais amené à rédiger, le plus souvent, je débutais des phrases et les achevais avec les mots qui me semblaient les plus appropriés, quitte à ce que je n’en saisisse pas le sens ! Puisqu’il fallait citer, je m’exécutais en n’hésitant pas à attribuer à tel philosophe une citation de mon propre cru qu’il n’a certainement dû jamais penser. Je ne comprenais rien et les quelques efforts que j’ai pu fournir ne m’ont rien apporté, ou peut-être seulement, à mon grand étonnement, une note moyen à l’épreuve sommative de fin d’année. Les cours de philosophie de terminale n’ont donc été pour moi que d’interminables heures passées à écouter une prof vieillissante qui se référait à d’illustres personnages dont je n’ai rien pu apprendre. Les représentations que j’avais alors de la philosophie étaient celles d’une discipline fermée et élitiste, ne pouvant faire l’objet que d’un enseignement impositif et n’ayant aucun impact sur la conduite de ma vie. Comme j’envisageais des études scientifiques, tout ceci ne m’embarrassa guère puisque désormais mes centres d’intérêts seraient les maths et l’informatique.


A la poursuite du secret des Hommes - 1ère partie

Tom Bombadilom, dit Bombadil, vivait seul dans la forêt au milieu d’arbres qu’il avait tous vus naître. Ce n’était ni un Homme, ni un Nain et encore moins un des monstres que l’on rencontre au détour de chemins malfaisants. Il se disait de la race des Elfes, ces êtres immortels, mi-mages, mi-hommes réputés pour leur très grande sagesse. Peu de monde connaissait ce personnage ; il devait même être oublié de tous les autres vivants des alentours.

Pourtant, par une journée brumeuse, il vit arriver une petite troupe de Hobbits. Un Hobbit ressemble à un homme mais ne fait que la moitié de sa taille. Certains les nomment même les semi-hommes. A la tête de cette équipe, Gésian, un redoutable aventurier Hobbit accompagné de ses deux fidèles amis : Kadoir et Mireste. Alors que Gésian était célèbre pour sa ruse et sa fougue, Kadoir l’était pour sa force et Mireste, une femme Hobbit, pour ses connaissances et son charme. Les hommes Hobbits portaient un casque en argent, une petite dague ornée de joyaux et des vêtements verts et marrons. Mireste était habillée d’une robe longue d’aventurière et coiffée d’une couronne de laurier. A eux trois, ils formaient la meilleure compagnie que les Hobbits pouvaient constituer.

En fait, les Hobbits trouvèrent Bombadil par mégarde. Pour échapper à la menace des cavaliers du Seigneur des Ténèbres, ils décidèrent de couper à travers la forêt et aboutirent près de la demeure de l’Elfe. Celui-ci leur demanda la raison de leur quête et ils lui répondirent qu’un grand danger menaçait toutes les races existantes. Les Hommes avaient été les premiers et eux-seuls étaient en mesure de savoir exactement qui avait créé les espèces et pourquoi elles l’avaient été. Cette énigme narguait la toute puissance de Sauron, le Seigneur des Ténèbres, qui enrageait de ne pas savoir. Les plus grands sages des territoires indiquèrent qu’il ne fallait en aucun cas que Sauron découvre en premier ce secret, faute de quoi il s’en servirait pour devenir encore plus terrible et destructeur. C’est pourquoi Gésian et ses amis partirent à l’assaut de cette connaissance, bien décidés à être plus rapides que les forces du mal.

Après quelques heures de repos, ils souhaitèrent poursuivre leur route. A la fois envieux et intrigué, Bombadil leur fit part de son désir de les accompagner. Comme il semblait sincère et surtout parce que sa grande maturité pourrait les aider, les Hobbits acceptèrent ... bien les prit. C’est ainsi que la troupe se forma ...


Ma rencontre avec la philosophie

Quelques années plus tard, mon chemin de vie me conduisit à m’inscrire en fac de lettres. Etonnant pour un ancien matheux mais un peu moins pour quelqu’un qui consacrait alors la plupart de son énergie à l’animation d’enfants dans le cadre d’associations d’éducation populaire. En 1994, je devins étudiant en Sciences de l’Education, j’angoissais surtout de ne pas réussir les épreuves écrites. Pourtant, je n’étais plus l’adolescent de Terminale, j’entrais dans ce nouveau cursus universitaire avec une petite expérience en éducation. Je me sentais alors fort de ce passé qui me permettait de pouvoir émettre un avis concernant des questions sur l’autorité, les relations et les sanctions. Ce fut certainement par défi personnel que je décidai de m’inscrire au cours sur la philosophie de l’éducation proposé par J. B. Paturet. Je pensais que mes réponses suffiraient à remplir les pages des travaux demandés. Le premier apprentissage que cet enseignement m’apporta fut de me rendre compte que l’acte de philosopher était lié à celui du penser et que l’histoire de la philosophie s’avérait une source de richesses importante pour développer les manières d’envisager l’existence. A la lumière des mythes platoniciens et des nombreuses apories philosophiques relatives aux questions éducatives[1], mes conceptions changèrent : j’étais en train de substituer la question à la réponse, de me rendre compte que les certitudes étaient souvent relatives au contexte depuis lequel elles sont établies.

C’est ainsi que je pus donner sens à la philosophie. L’acte de philosopher et les connaissances philosophiques m’étaient apparues comme un instrument privilégié du pédagogue qui souhaite approfondir son regard éducatif. Même si toute démarche pédagogique, tout dispositif didactique n’ont de valeur que dans un environnement spécifique, la recherche en éducation n’a de sens que si ses produits sont en capacité d’être adaptés et transférés en divers lieux. Apporter un regard philosophique à des travaux en pédagogie les élargit en universalité et les rend souvent bien plus riches et solides.


A la poursuite du secret des Hommes - 2ème partie

Trois jours plus tard, la troupe put sortir de la forêt et nos amis débouchèrent sur une grande plaine et purent distinguer au loin une petite ville. Elle avait pour nom Grou et se trouvait à la frontière de plusieurs pays. On pouvait souvent y croiser des personnages de plusieurs espèces, en fait de toutes celles des territoires. Aller interroger le chef de Grou leur sembla une bonne idée pour débuter leur quête. Celui-ci ressemblait à un énorme ver de terre que l’on aurait habillé en chevalier. Malgré sa repoussante apparence, il n’était pas très méchant et accepta de parler à la compagnie de Gésian. Il ne connaissait pas la menace de Sauron bien que récemment des chevaliers sombres vinrent dans sa ville et lui posèrent des tas de questions. Devant leurs visages de sauvages, il ne voulut rien leur dire, sauf quelques histoires sans importance. Après avoir écouté les raisons des Hobbits, le chef de Grou accepta de leur confier ce qu’il savait au sujet des Hommes.

« Les Hommes, dit-il, sont une drôle d’espèce. Certains sont aussi stupides que d’autres sont sages et pourtant tant de choses les rapprochent. Au sujet de l’énigme de notre existence, je ne connais pas toute l’histoire mais j’ai entendu parler de plusieurs indices donnés par plusieurs voyageurs étant passés par ici. Tout d’abord, il paraît que leur secret est composé de trois petits trèsors. Ensuite, et je vais vous décevoir, je n’en connais qu’un seul. Le voici à condition que vous me promettiez de me donner les deux autres dès que vous les aurez trouvés. »

Les Hobbits acceptèrent et Bombadil engagea son honneur.

« Et bien voilà. La première partie de ce secret est que toute personne qui souhaite connaître l’énigme de la vie des Hommes doit chercher en s’interrogeant. Il doit se poser des questions et poser des questions sur tout ce qui l’entoure. Aucune réponse, aucune vérité, aucune loi ne peuvent être sures sans avoir été approfondies par des questions. Ceci est la première condition qui vous mènera à ... »

Le chef de Grou stoppa net sa phrase. Une flèche d’arbalète venait de percer son corps au niveau du cœur. Son visage se figea et plus aucun mot ne sortit de sa bouche. Kadoir se jeta sur la fenêtre et vit un chevalier noir s’enfuir en dehors de la ville.

La seule chose que la troupe redoutait était que ce soldat de Sauron ait entendu le secret délivré par le chef de Grou ...


D’une pensée humaniste vers la coopération à l’école

En parallèle avec cette constatation philosophique, je découvris divers penseurs humanistes, en particulier Emmanuel Mounier et John Dewey. Le Personnalisme Communautaire de Mounier apporte une conception de la Personne comme être auteur et acteur de son existence, cette attitude pensante étant guidée par la référence à un groupe social. Ce qualificatif de communautaire attaché à la personne l’amène d’une part à en être un véritable ferment et d’autre part à toujours pouvoir s’y appuyer pour se construire. C’est ce qui distingue le Personnalisme de l’individualisme. « La société représente une médiation plus universalisante que la famille ; elle éduque et épanouit l’homme raisonnable, enrichit l’homme social par la complexité des milieux qu’elle lui offre, le projette vers l’éventail entier de ses possibilités.[2] » Mounier précise que le but de l’éducation de la personne est de l’éveiller, cet éveil étant impossible par dressage mais uniquement envisageable par appel, le caractère inédit de cet appel répondant à la singularité de tout enfant. Je retiens donc de cette référence personnaliste l’importance donnée à l’autoconstruction de la Personne dans l’interaction sociale.

C’est d’ailleurs en partie ce que prône Dewey dans ses travaux sur l’éducation et en particulier sur l’école. Il y défend entre autres deux thèses qui m’ont paru à retenir. La première précise que l’école est un lieu opportun pour l’exercice de sa future condition d’adulte et de citoyen. « L’école a une chance de s’affilier à la vie, de devenir l’habitat de l’enfant, où il apprend en vivant directement, au lieu d’être un endroit où on apprend des leçons ayant un lien abstrait et lointain avec une hypothétique vie dans le futur.[3] » L’Educateur semble donc avoir tout intérêt à susciter le sens des activités, idées que reprendra plus tard Freinet et les pédagogues coopérateurs. La seconde thèse que je retiens de l’œuvre de Dewey pourrait être un corollaire de la précédente. L’école doit être le lieu toujours possible des engagements authentiques de l’enfant. C’est en essayant qu’il apprendra et en faisant qu’il grandira. Ce sont donc les activités sociales qui guideront les évolutions de chacun.

Ces idées se sont ensuite répandues pour être plus ou moins entendues et mises en pratiques. Concernant l’engagement des enfants permis à travers leur parole, deux pédagogues autogestionnaires ont effectué des expériences intéressantes. Alexander Sutherland Neill, dans son école anglaise de Summerhill, organisait régulièrement ce qu’il nommait des assemblées d’enfants où tout ce qui se rapportait à la vie de leur petite communauté pouvait être discuté puis décidé[4]. Avant lui, un éducateur polonais du nom de Korszak avait initié ce qu’il appelait le tribunal des enfants et où chacun, comme chez Neill, avait la possibilité d’améliorer le quotidien du groupe, entre autres à travers la résolution des conflits internes. « Je pense que le premier et le plus indiscutable des droits de l’enfant est celui qui lui permet d’exprimer librement ses idées et de prendre une part active au débat qui concerne l’appréciation de sa conduite et la punition.[5] » Ces dispositifs influenceront plus tard ma façon de concevoir la classe.

Puisque je restais en question par rapport à des dispositifs pédagogiques précis, la rencontre de ces auteurs et praticiens me conduira naturellement vers deux grands pédagogues français : Freinet et Oury, tous deux défenseurs des pédagogies dites coopératives. L’apport majeur de Célestin Freinet[6] a été de concevoir l’éducation comme le lieu d’éveil de la personne. En réaction à ce qu’il avait pu vivre quant à l’assujettissement des soldats lors de la Grande Guerre, il défendit l’idée que puisqu’il est difficile de changer la société, modifier les esprits par l’éducation reste la seule solution. Il s’engagea et milita donc pour une pédagogie visant l’autonomie sociale et la responsabilisation éducatrice. Sur ses pas mais aussi sur ceux de son frère psychothérapeute, Fernand Oury[7] apporta la notion d’institution en pédagogie qu’il qualifia comme un instrument de médiation entre les divers acteurs d’une classe coopérative. Susciter la coopération entre enfants dans un contexte scolaire se veut au départ plus une douce volonté qu’un facile aboutissement. Pour garantir la qualité des relations, les institutions apportent aux divers agents des supports symboliques à travers lesquels des fondations à l’échange sont possibles puisqu’une première loi existe. Libre à chacun par la suite de la transformer et de l’adapter aux déterminants de son quotidien.

En 1997, devenu enseignant en école élémentaire, je militais donc pour cette classe coopérative où les élèves ont la possibilité d’apprendre par l’interaction sociale et l’entraide, l’opportunité de pouvoir se tromper et bénéficier de nouveaux supports aux connaissances. Par évolutions successives, j’obtins donc une démarche globale où chacun pouvait se sentir considéré comme une personne singulière appartenant à un groupe fédéré par une loi commune. Ceci ne s’élabore qu’à travers des situations de classe où les personnes échangent par le débat. A travers des moments informels comme ceux de travaux en équipes ou plus formels comme les « Quoi de Neuf ? » ou les conseils de coopérative, chacun est amené à prendre la parole pour défendre des idées qui lui sont chères. Le plus souvent, les opinions reconnues les meilleures sont acceptées par le groupe mais lorsque l’on entre dans un débat à plusieurs intérêts, il peut arriver de fortes oppositions. L’accord tacite passé dans de tels cas est que la majorité des voix emporte la décision. Pendant longtemps, les élèves avec qui je progressais fonctionnaient ainsi.


A la poursuite du secret des Hommes - 3ème partie

Après avoir attendu pour assister aux obsèques du chef de Grou, Bombadil et les Hobbits quittèrent la ville. Bombadil connaissait l’existence d’un vieux Nain capable de les aider dans leur recherche. Ce Nain, Brigol, vivait près de la Mer des Trois Vents. Ils fabriquèrent un radeau pour descendre le fleuve mais aussi pour tenter de semer les chevaliers noirs qui tenteraient de les suivre. Ce voyage sur l’eau se déroula sans encombre si bien qu’ils débarquèrent très reposés au pays de Brigol. C’était un endroit bizarre parce qu’il était empli de grands murs sans que ceux-ci ne semblent servir. Près d’eux, il n’y avait ni maison, ni jardin, ni abri.

Laissant les Hobbits s’occuper du radeau, Bombadil se rendit chez le Nain mais un grand fouillis l’accueillit. Toute la maison du petit personnage était en pagaille : les tables et les chaises étaient renversées, les coussins et les matelas éventrés, les livres déchirés et la nourriture jetée au sol. Par terre, derrière une grande armoire, gisait Brigol. Son corps était encore tiède mais il ne répondait à aucune question. En fait, Bombadil s’aperçut rapidement qu’il avait était frigifié, une magie de guerre employée par les soldats de Sauron pour immobiliser leurs adversaires sans les tuer. La seule indication que Bombadil put retirer de ce désordre fut un des bras du Nain tendu vers une fenêtre. Il s’en approcha et put apercevoir un très haut phare marin.

Revenu près de ses amis, il leur expliqua ses découvertes. Chacun s’isola et réfléchit longtemps jusqu’à ce que Mireste pousse un cri de joie : « ça y est, j’ai trouvé, il suffit de gravir ce phare pour connaître le message de Brigol ! » Gésian et Kadoir se lancèrent dans le grand escalier et arrivèrent rapidement au sommet de l’édifice. En fait, le message du nain n’était rien d’autre que la deuxième partie du secret et les murs au sol qui les avaient intrigués formaient tout simplement des lettres géantes. Les hobbits purent ainsi lire : « TOUT HOMME DOIT S’EFFORCER D’ARGUMENTER CE QU’IL DIT. »

Une fois redescendus, Gésian et Kadoir expliquèrent à Bombadil et Mireste ce qu’ils avaient pu découvrir. Ils disposaient maintenant de deux parties du secret. Encore fallait-il trouver la troisième...

Gésian aperçut des traces de chevaux qui se dirigeaient vers le sud. Ce ne pouvaient qu’être ceux des chevaliers de Sauron et la seule piste à suivre ...


Philosopher avec des enfants : pourquoi pas

Toutefois, dans une optique d’éducation à la démocratie citoyenne, l’idée que le citoyen n’est pas qu’une personne qui vote me dérangeait. Ce statut se traduit également par toute une série de moments où on est amené à donner son avis sans forcément devoir poser une décision, ce qui impose en amont de s’être créé une opinion personnelle. Or qu’est-ce qui aide les enfants d’une classe coopérative à penser par eux-mêmes avec la réalité qu’au final c’est la majorité des voix qui déterminera la loi de tous ? L’impasse de réponse à cette question m’amena à envisager des moments de travaux spécifiques sur le penser, pourquoi pas à travers le philosopher.

J’en vins donc en 1999 à m’intéresser à des recherches qui jusque là ne m’avaient pas directement attirées : celle de Michel Tozzi autour de la problématique de la didactisation de la philosophie. D’un côté, je sentais bien que vouloir susciter un travail sur le penser réflexif ne pouvait se faire seul et sans référence à un médium. C’est pour cela que j’envisageais l’approche philosophique. D’un autre côté, j’étais conscient que le simple fait de discuter autour de questions existentielles ne suffisait pas pour en faire un débat philosophique. J’en vins donc à me référer à la didactique de la philosophie pour asseoir mes intentions de travail sur le penser en m’appuyant sur les travaux d’identification du philosopher de M. Tozzi. Ils défendent en effet l’idée que l’acte de philosopher consiste en la combinaison de trois exigences intellectuelles : argumenter, problématiser et conceptualiser. « Pour conceptualiser une notion, il faut problématiser sa représentation donc argumenter son doute.[8] »

Aidé par ce support philosophique, je m’engageai alors dans la construction d’un dispositif de discussions à visées philosophiques dans le cadre de ma classe coopérative. Ce fut l’occasion d’essais, de réussites et d’erreurs, de nombreuses modifications et encore aujourd’hui d’interrogations irrésolues soit en raison de l’impossible fusion entre les volontés théoriques et les mises en pratiques soit de la difficile mission que de tenter d’élaborer des méthodes pouvant fonctionner ailleurs que dans son propre espace éducatif.

Ce dispositif se veut la résultante d’intentions centrées autour de la liberté de parole, le recours à l’écrit philosophique à partir de textes ou de productions d’élèves, l’attitude citoyenne dans le débat et la référence au philosopher. L’activité centrale étant la discussion, divers éléments interviennent soit pour les préparer soit pour les optimiser. Le schéma final, qui ne se veut en rien une quelconque procédure mais plutôt un processus, s’inspire des travaux d’A. Delsol, de M. Lipman et de différents praticiens moins connus qui ont eu le courage d’innover et ainsi de permettre des avancées collectives plus efficientes, en particulier la mienne.


A la poursuite du secret des Hommes - 4ème partie

Cela faisait plusieurs mois que Bombadil et les Hobbits disposaient des deux premières indications du secret des Hommes. Ils avaient appris que pour connaître le secret de l’existence de l’Homme, il fallait se poser et poser des questions puis argumenter. Mireste avait expliqué à ses compagnons que pour argumenter, il suffisait de donner les raisons de ses avis, de dire le pourquoi de ce que l’on dit. La petite équipe commençait à y voir un peu plus clair mais il leur manquait encore des éléments importants.

Depuis plusieurs semaines, ils avaient perdu la trace des chevaliers, ce qui désolait Kadoir mais rassurait Gésian parce que, s’il avait fallu se battre, il se savait moins fort qu’eux.

Alors que le doute et la fatigue commençaient à vaincre la fougue des Hobbits, Bombadil leur proposa de rentrer chez eux et d’attendre. Le seul passage sans danger restait un col de montagne mais un événement les perturba. D’abord, il croisèrent sur le chemin plusieurs corps de chevaliers noirs évanouis. Ils furent ensuite arrêtés par un personnage au corps de lion et à tête humaine. Celui-ci se présenta comme étant un Sphinx et leur demanda la raison de leur passage. Gésian lui avoua ce qu’ils recherchaient. L’étrange animal leur répondit : « Si vous souhaitez franchir ce col, vous devez répondre à mon énigme. En cas d’erreur, vous subirez le même sort que les chevaliers que vous venez de croiser. Vous pouvez aussi faire demi-tour et retourner d’où vous venez. » Une longue hésitation troubla le choix de nos héros mais une grande confiance en Mireste et Bombadil les décida de tenter l’énigme du Sphinx. « Et bien, puisque vous voulez l’impossible, la voici, dit-il. Le matin, je viens à quatre pattes, à midi à deux et le soir à trois. Qui suis-je ? » lança l’animal. Bombadil ne mit que très peu de temps pour réfléchir et répondit sans que la peur paraisse sur son visage : « C’est l’Homme, parce qu’à sa naissance il se déplace par terre, à l’âge adulte il marche sur ses deux jambes et quand vient la vieillesse, il utilise une canne ! »

Le Sphinx, très étonné par la rapidité de cette réponse, leur expliqua que c’était la bonne et que personne à part eux ne l’avait découverte. Surpris, en plus de leur accorder le passage, il sortit de derrière une pierre un parchemin qu’il leur tendit. « Puisque vous souhaitez tant en savoir sur l’Homme, voici ce que vous devez chercher depuis longtemps. » Puis l’animal s’enfuit.

Sur le parchemin était inscrit la troisième partie du secret : « TOUT HOMME DOIT S’EFFORCER DE DEFINIR LES MOTS QU’IL UTILISE. »

Très heureux de ce qui venait de leur arriver, Bombadil et les Hobbits rentrèrent chez eux pour mieux comprendre cet étrange secret ...


Présentation du dispositif à visée philosophique

Les séquences de philosophie sont scindées en plusieurs étapes. Toutes ont pour visée d’enrichir chacune des autres et ainsi, dans la complémentarité, de tenter l’atteinte des intentions posées. Au tout départ, il est mentionné à l’ordre du jour d’un conseil de coopérative le choix d’un thème. Les enfants émettent des idées, celle qui satisfait le plus grand nombre est retenue. Chacun est alors amené à exprimer par écrit, sur un cahier de philosophe prévu à cet effet mais comportant également tous les documents employés pour ces séances, ses représentations initiales quant au sujet choisi : « écris tout ce que tu as envie de dire sur ce thème ... » Le travail se poursuit par l’étude d’un texte philosophique dont l’objectif est de répondre aux questions de bases indispensables au débat puis de renforcer le questionnement des apprentis philosophes. Par exemple pour un échange autour du racisme, ce texte conduira à distinguer les concepts de race, de religion et de nationalité. L’étude de ce document se fait de manière collective et les interventions des enfants consistent soit à préciser un point d’entendement soit à soulever une incompréhension trop forte. Le recours aux pairs est alors appelé pour lever ce type de doute. Toutes les éventuelles tentatives de débat sont reportées.

Pour le déroulé des discussions, le groupe d’élèves est réparti en deux entités. Alors qu’une première sera amenée à discuter autour du thème, la seconde se constituera pour organiser le débat. Dans ce groupe sont nommés un président de séance dont le but est la gestion de la discussion d’un point de vue d’animation (distribuer la parole, rappeler le temps, nommer les gêneurs, éventuellement recentrer, ...), des reformulateurs qui assureront des relais de compréhension et de précision des propos, des journalistes qui prendront en note l’essentiel de ce qui sera dit, des observateurs pour bénéficier de retours distanciés et toute une série de métiers dont l’objet sera de faciliter l’engagement des participants et la référence au philosopher. En entame des échanges et après que le président ait précisé les règles de fonctionnement, chacun des discutants se voit donné la possibilité de formuler un premier avis puis d’intervenir dans le débat en fonction de ses envies et si possible en respectant les exigences du philosopher. Cette discussion dure environ ½ heure et laisse une dernière intervention possible aux enfants désireux de le faire avant de céder la parole à une élève dont le métier est de synthétiser le débat. Il est bien évident que la séance qui suit consiste en une permutation des fonctions : ceux qui étaient discutants deviennent titulaires d’un métier et inversement.

La séquence de philosophie se termine par un retour sur les représentations relatives au thème. Les enfants sont amenés à le poser une nouvelle fois puis à estimer leur degré d’évolution.

Dans ces séquences n’apparaissent pas de manière formelle la référence au philosopher guidé par le triptyque des exigences. Celui-ci est en fait suscité de manière transversale à travers deux outils pensés à cet effet. Le premier est ce que l’on nomme la ceinture de philosophe[9]. Instrument tiré des pédagogies institutionnelles, il consiste, sous forme de couleurs, à dresser des niveaux de maîtrise du philosopher. A chaque enfant correspond un état de compétence mais aussi une liste d’indicateurs qui lui permettront de se préparer à la couleur suivante. Parce que l’entraide est une valeur de référence dans une classe coopérative, chacun a la possibilité de s’appuyer sur un camarade qui est en mesure de l’aider à réussir son entreprise d’évolution.

Le second outil vecteur du philosopher est un conte philosophique inspiré de l’univers de Tolkien[10] à travers lequel les enfants, en début d’année, peuvent donner sens à l’énigme de la vie souvent en question en philosophie mais aussi prendre connaissance une première fois des éléments du triptyque des exigences. Ils y rencontrent des personnages imaginaires du nom de Gésian et Bombadil qui sont à la poursuite du secret des Hommes...


A la poursuite du secret des Hommes - 5ème partie

En prenant la direction de Hobbitebourg, la ville des Hobbits, Mireste expliqua au reste de la troupe la troisième partie du secret des Hommes. « En fait, dit-elle, pour éviter de mélanger les mots et de mal comprendre ce que l’on se dit, ce troisième conseil nous demande de discuter du sens des mots et des expressions que l’on utilise. En plus, comme certains d’entre eux sont très difficiles à définir, cela crée un échange qui permet à tout ceux qui y participent d’apprendre un peu plus de choses. »

Alors qu’ils poursuivaient leur discussion autour de ce secret, une armée de chevaliers noirs les encercla. Parmi eux se trouvait un cavalier plus grand et portant une cape noire ornée d’un dragon blanc. Ce signe désigna Sauron en personne. Il prit la parole en pointant sa lance vers eux : « Aventuriers, vous convoitez un trésor qui me revient de droit ! Je vous impose de me donner les renseignements que vous possédez ! » Gésian comprit de suite que Sauron ignorait qu’ils disposaient des trois indices et il décida de répondre : « Cher Sauron, nous ne connaissons que le secret du Chef de Grou. Tous les autres ont été emportés par tes vaillants chevaliers. » Satisfait mais pas encore complètement rassuré, le Seigneur des Ténèbres leur expliqua qu’un seul indice ne servait à rien puisque le secret résidait dans le mélange des trois. Il poursuivit par un long discours où il parlait de soi comme le sauveur du Monde.

Profitant de ce moment, Kadoir se saisit de sa dague et l’enfonça dans la jambe d’un chevalier. Bombadil sauta aussitôt sur Sauron, le fit chuter de son cheval, pris sa place, fit monter Mireste et s’enfuit. Kadoir et Gésian grimpèrent sur la selle du chevalier blessé et partirent au galop.

La scène s’était passée si vite que l’armée des Ténèbres fut surprise et ne put rien faire avant que les Hobbit et l’Elfe furent trop loin. Ceux-ci entrèrent dans une forêt touffue, abandonnèrent leurs chevaux trop grands et disparurent à jamais de la vue de Sauron et de ses soldats.

Gésian et ses compagnons furent bien contents de l’indication que donna leur ennemi. En plus des trois secrets récoltés au cours de leur aventure, il s’agissait maintenant de les employer en même temps, de les utiliser chacun en pensant aux deux autres. A l’inverse de ce qu’aurait pu faire Sauron, ils décidèrent de partager ce secret avec plein d’autres amis. En s’intéressant au monde qui les entourait, aux personnes qu’ils rencontraient et aux relations qu’ils pouvaient avoir avec eux, ils trouvèrent un bon terrain d’exercice. Questionner, argumenter et définir devinrent rapidement les trois instruments qui leur permirent de mieux comprendre l’énigme de la vie. Ils apprirent bien plus tard que ce secret n’était employé que par des personnes amies de la sagesse et qu’avant les Hommes le nommaient PHILOSOPHIE.


Je ne crois pas que tenter l’audace philosophique ailleurs qu’en classe de terminale soit une gageure. Au contraire ... Au moins, ce travail sur la pensée réflexive conduit chacun des enfants à se construire une image positive d’eux-mêmes. Au pire, il les contraint à vivre une situation de coopération avec des pairs. Au mieux, il les prépare sérieusement à leur future condition d’adulte déjà enrichis de quelques expériences philosophiques ...


Notes

[1] PATURET J.B., De la responsabilité en éducation, Erès, Ramonville Saint-Agne, 1995.

[2] MOUNIER E., Le Personnalisme, PUF, Coll. « Que sais-je ? », No 395, Paris, 1949, p 118.

[3] DEWEY J., The School and Society, The University of Chicago Press, New York, 1900, p 32.

[4] NEILL A.S., Libres enfants de Summerhill, Folio essais, Maspero, Paris, 1970.

[5] KORCZAK J., Comment aimer un enfant, Robert Laffont, Paris, 1978.

[6] FREINET C., Oeuvres pédagogiques Tomes 1 et 2, Seuil, Paris, 1994.

[7] OURY F. et VASQUEZ A., Vers une pédagogie institutionnelle ?, Matrice, Vigneux, 1967.

[8] TOZZI M., Penser par soi-même, Chronique Sociale, Lyon, 1996, p 144.

[9] http://pratiquesphilo.free.fr/contribu/contrib23.htm

[10] Tolkien J.R.R. Le Seigneur des Anneaux, Christian Bourgeois Editeur, Paris, 1992.


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