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Philo’Segpa ou la pratique des cinq vertus par Fabrice Devanne

Instituteur spécialisé - Directeur de SEGPA
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Parmi les différentes manifestations de violence qui peuvent engendrer des traumatismes, une des formes les plus sournoises est celle qui consiste à assigner une image à un individu ou à un groupe sans que celui-ci ait la possibilité de pouvoir répondre.[1]

C’est ce type de violence que subissent de nombreux élèves de SEGPA, par des agresseurs qui ne s’en rendent pas souvent compte.

Elèves, enseignants, membres de la famille participent consciemment ou non à entretenir cette violence invisible[2], car un regard suffit pour stigmatiser la différence.

Les conséquences de ces agressions sont immédiates pour nos élèves : elles viennent renforcer l’image négative qu’ils ont d’eux-mêmes. Combattre cette image déformée de soi, lutter contre le "je suis nul" ,qui leur colle comme une seconde peau, est le travail quotidien le plus important pour un enseignant de SEGPA. Leur faire découvrir leur statut de collégien à part entière me semble être une priorité pour l’avenir social de ces élèves, à placer au même niveau que celle de remédier à leurs lacunes scolaires.

Car on ne mesure pas assez quelle souffrance vivent silencieusement les élèves de SEGPA et sans doute tout individu qui se retrouve un jour marginalisé. La honte de dire que l’on est "en S.E.S"[3], la peur d’être assimilé à un "gogol", est une casserole que beaucoup ont le sentiment de traîner pendant toute leur scolarité.

Pour la majorité des élèves, cette violence subie va être tue, refoulée, pour d’autres elle pourra prendre différentes formes, dont celle de l’agressivité par exemple. Dans tous les cas, nos élèves trouvent rarement le mode d’expression adapté pour mettre en mot ce qu’ils ressentent profondément.

Lorsque j’ai appris l’existence de la Philosophie en SEGPA, j’ai pressenti immédiatement que cet outil allait être une aide précieuse pour nos jeunes, eux dont l’échec le plus évident concerne l’art difficile de communiquer.

Ainsi, après quatre années de pratique au sein de ma classe, j’ai découvert que le débat philosophique était porteur de cinq vertus.

La première de ces qualité est de favoriser le langage. Exprimer ce que l’on veut dire afin d’être compris de tous est un exercice qui peut contribuer je crois, à long terme, à se ré-approprier la langue.

De même, l’acte de mettre en mot ses idées, d’incarner sa pensée constitue selon moi, la seconde vertu. Boileau disait « Ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement. » J’ai l’impression que nos élèves pratiquent l’inverse de cette célèbre citation, car plus ils s’expriment au fil des débats, mieux ils pensent.

Dès les tous premiers débats, quel que soit le thème choisi par mes élèves de 3°, j’ai relevé, sans surprise, une problématique qui revenait systématiquement : celle du sentiment d’être différent des « normals », les autres collégiens.

Cette image de norme à laquelle ne correspondent pas nos élèves, est évidemment à l’origine d’un certain mal-être. Beaucoup témoignent de leur peur de parler aux autres car ils ne s’en sentent pas capables, ils se considèrent là encore « trop nuls »[4]

Ainsi, la troisième vertu du débat philosophique peut être de contribuer à restaurer progressivement la confiance en soi-même, car oser exprimer ses idées c’est s’affirmer en tant que personne pour construire son identité.

La parole prononcée ne peut donc que renforcer positivement l’image de soi : j’exprime ce que je ressens, j’écoute ce que l’autre veut me dire, je lui donne mon point de vue et je n’ai pas peur de son jugement car je sais ce que je vaux.

De part la forme même qu’il prend, c’est à dire celle du forum où doivent régner le dialogue et l’écoute, le débat est porteur d’une quatrième qualité, celle de la pratique d’une des règles citoyennes essentielles : le respect d’autrui.

Cette base du respect mutuel n’est possible que parce que les adultes qui encadrent le débat sont les garants des exigences qui sont demandées aux élèves : lever la main pour prendre la parole, écouter intégralement ce que l’autre dit sans aucune moquerie, laisser la place à celui qui s’est peu exprimé et qui souhaite le faire.

Si les séances sont menées comme elles doivent toujours l’être, c’est à dire avec un grand professionnalisme[5], nous permettons à tout élève de découvrir qu’il possède lui aussi des capacités et une richesse intérieure. Toute forme d’amateurisme doit donc, à notre sens, être absolument bannie. Dans l’intérêt des élèves, on ne s’improvise pas, du jour au lendemain, animateur de débat.

Si l’on observe attentivement le déroulement de chaque séance on remarque que les élèves évoquent d’une manière souvent non consciente une problématique, un questionnement profond, sans aucun doute en relation avec leur histoire personnelle.

Le débat est comme le mouvement d’un électron qui se rapprocherait petit à petit du noyau autour duquel il tourne.

Plus l’élève s’implique dans le débat, plus ce qui était périphérique est délaissé au profit d’interrogations plus centrales.

J’ai vu, même si c’était de rares fois, des élèves pleurer lors d’un débat.

Il ne faut cependant pas prendre le débat philosophique pour ce qu’il n’est pas :

une psychothérapie de groupe ou une sorte de panacée pédagogique pour solutionner les problèmes de certains jeunes.

Aucune intention de cet ordre n’est recherchée par les animateurs, sinon celle que chacun puissent exprimer les idées qu’il porte en lui et offrir à tout élève un moment privilégié où enfin il peut être écouté.

Car il n’y a pas de plus grand plaisir, pour l’enseignant que je suis, que d’entendre un élève d’habitude trop inhibé ou un autre dont la relation verbale est souvent agressive[6], de débattre avec passion, de défendre son point de vue et d’écouter celui des autres, et surtout d’exprimer des idées qui lui sont propres.

Quelle découverte pour nos élèves que de faire émerger leur propre pensée !

De découvrir leurs croyances, leurs peurs, leurs doutes, leurs idéaux aussi. De prendre conscience que ce qu’ils expriment à une véritable valeur et participe à la construction d’une réflexion commune qui transcende le cadre de la classe.

La grande force du débat philosophique est, et c’est selon nous sa cinquième vertu, de permettre à nos jeunes de s’interroger, d’émettre une opinion sur des sujets qu’ils n’ont pas encore eu l’occasion d’aborder parce que souvent le contexte social ou culturel dans lequel ils vivent ne leur en n’a pas donné la possibilité.

Il faut cependant être réaliste : l’intensité des débats n’est pas toujours la même et certaines séances peuvent rester cantonnées à des échanges de type « vie de classe »[7], surtout lorsque l’on débute avec un groupe. Cependant, même si nous ne possédons pas d’instruments pour le quantifier, (sinon des témoignages positifs des acteurs principaux lors d’une séance bilan en fin d’année) je suis bien évidemment convaincu des effets bénéfiques, voire « civilisateurs » du débat philosophique.

De débat en débat des transformations infimes s’opèrent doucement en chacun. Un élève n’est plus vraiment le même (ni un adulte d’ailleurs) lorsqu’il a débattu sur des questions comme « La femme est-elle l’égale de l’homme ? », « Peut-on vivre sans penser ? » « Pourquoi se bat-on ? », ou bien « Quelle différence y- a t-il entre l’amour et l’amitié ? »[8].

Inscrit à leur emploi du temps, l’heure du débat philosophique devient pour nos élèves, un espace de parole institutionnalisé, dont beaucoup, au fil des semaines, attendent le moment avec impatience.

Notre société qui se lamente sans cesse des incivilités des jeunes dans les enceintes scolaires et à l’extérieure de celles-ci, devrait réfléchir aux outils que l’on peut proposer à nos enfants afin qu’ils puissent se construire comme des citoyens libres.

A l’heure du grand questionnement sur l’Ecole, le débat philosophique est, me semble t-il, l’un de ces outils à notre disposition.


Notes

[1] Intervention du professeur Daniel MARCELLI lors de la conférence « Maltraitance des enfants : en parler pour mieux lutter ensemble » du 30 janvier 2001 à la MJC « Le Local » à POITIERS. Le professeur MARCELLI, pédopsychiatre, spécialiste de l’adolescence, est chef de service au CHU Henri LABORIT (Psychiatrie Adolescence) à POITIERS.

[2] La prise de conscience de cette forme de violence est en train d’émerger à un niveau national. En effet un colloque très important intitulé « Chronique des violences invisibles » organisé par le Défenseur des enfants et la Ligue Française de Santé Mentale s’est tenu à Paris le 13 octobre 2003, avec des intervenants très variés comme Alain BENTOLILA, Boris CYRULNIK, , Philippe MERIEU ou Marcel RUFFO, pour ne citer que les plus médiatiques. Cette rencontre s’est fixée le but « d’alerter les professionnels de l’enfance comme le grand public sur l’existence de formes de violences à l’encontre des enfants et des adolescents si peu visibles qu’elles sont le plus souvent considérées comme ‘éducatives’ ».

[3] L’expression ne s’est pas encore actualisée bien que la S.E.S (Section d’Enseignement Spécialisé) ait été remplacée depuis le début des années 90, par la S.E.G.P.A (Section d’Enseignement Général et professionnel Adapté).

[4] L’expérience du débat philosophique menée en 2003 auprès des élèves de 5°, a confirmé le même constat.

[5] Nous avons la chance que notre intervenant, Jean-François CHAZERANS, réponde à ce critère essentiel.

[6] Nous interprétons, à mon sens, toujours trop rapidement les phénomènes d’agressivité dont nous sommes les témoins ou les victimes. Mon expérience en SEGPA m’a démontré que plus nous prenons de la distance face à « l’événement » qui se présente à nous, tout en étant attentif aux sentiments que le jeune veut exprimer, car il souhaite être écouté, plus vite la violence retombe.

[7] L’heure de « Vie de classe » est le moment de la semaine consacré à l’écoute des élèves. Ils peuvent y exprimer leurs problèmes rencontrés dans la « vie de la classe », leurs remarques et suggestions, leurs projets aussi . Pour le professeur référent , ce temps, est un des moyens pour effectuer une régulation du groupe-classe.

[8] Toutes ces questions ont été proposés par nos élèves, parfois reformulées par nous-mêmes.


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