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Jean-Charles Pettier : Instaurer la philosophie en SEGPA.

Professeur de philosophie - Docteur en Sciences de l’éducation - IUFM de Créteil
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Mon travail de réflexion sur la philosophie en SEGPA a trouvé une forme de conclusion-étape en octobre 2000, lors de la soutenance de ma thèse La philosophie en éducation adaptée : utopie ou nécessité ?[1]

Il s’agissait bien en effet d’une conclusion : pour la première fois, je tentais de réordonner sous une forme académique les éléments d’une pratique et d’une réflexion : définir et justifier des principes, étudier au regard de ces principes les pratiques existantes, élaborer les conditions d’une pratique correspondant réellement aux principes. Ce n’était pourtant qu’une étape, une "esquisse" d’un travail de réflexion : faut-il, dans quelles conditions, généraliser les pratiques "à visée philosophique" à l’école ?

Dans la réalité, mon cheminement a été en réalité plus décousu qu’il n’apparaît dans la thèse, les principes survenant souvent dans le mouvement de réflexion sur les conditions des pratiques, davantage que simplement comme leur fondement[2]. Pour autant, le parcours qui m’a amené jusqu’à la thèse n’était pas nécessairement incohérent. Il s’inscrivait dans une logique dont je vais tenter de préciser a posteriori les lignes fortes.

Avant cette recherche : hasard et conjonctions improbables

Pas de philosophie en Section d’Education Spécialisée !

Il faut dans mon cas réellement parler de hasard pour comprendre qu’un jour puisse me venir à l’esprit l’idée de faire pratiquer à des élèves de SEGPA des activités "à visée philosophique".

Sorti de l’Ecole Normale en 1985, mon objectif était d’abord d’enseigner à des adolescents, élèves des Sections d’Enseignement Spécialisé (SES). À l’époque, ces sections étaient chargées d’accueillir des élèves entre 12 et 16 ans, dont on postulait que l’échec scolaire massif traduisait pour une part importante une déficience intellectuelle légère. Il était souvent combinée avec un rejet de l’école et une situation familiale et sociale complexe. Il s’agissait donc de fournir aux élèves, avant la sortie de l’école, un bagage scolaire minimum : maîtriser les quatre opérations, des situations problèmes simples dans lesquelles on les utilise, savoir écrire une lettre (à un patron...), savoir lire de petites annonces, se présenter, etc...La pédagogie en SES était plutôt celle de la répétition...Loin de moi à ce moment l’idée d’une pratique réellement intellectuelle avec ces élèves.

J’ai commencé à enseigner dans ces conditions, sans formation spécialisée. On n’obtenait la formation nécessaire pour occuper ces postes qu’au bout de quelques années d’enseignement : dans mon cas en septembre1989. Or, qui connaît un peu la législation sait qu’en juillet 1989 venait d’être publiée une Loi d’orientation qui, à sa manière, traduisait le profond bouleversement qui allait agiter l’enseignement spécialisé. La loi précisait que plus aucun élève ne devrait désormais sortir du système éducatif sans un diplôme de niveau V au minimum, lorsque jusque-là l’énorme majorité des élèves de SES en sortait sans aucun diplôme.

Plus largement, des études montraient que la notion de déficience intellectuelle légère devait être interrogée, qu’il était sans doute réducteur de s’appuyer sur un Quotient Intellectuel légèrement inférieur à la moyenne pour faire d’un élève un handicapé, figé dans un problème irrémédiable. Il s’agissait donc de proposer à ces adolescents des activités qui les placeraient dans la perspective d’une dynamique intellectuelle. Or, l’orientation et le travail dans les SES s’appuyaient sur les constats de déficience pour définir le modèle pédagogique que je viens de décrire, celui des minimas.

Institutionnellement, la situation était donc bloquée : d’un côté, l’Organisation Mondiale de la Santé, s’appuyant sur ces études, s’interrogeait sur la pertinence et la définition d’une déficience intellectuelle légère. De l’autre, l’Etat français, adhérent de l’OMS, s’appuyait entre autre sur la notion de débilité légère pour orienter des élèves en SES, en fixer le cadre pédagogique, tout en souhaitant l’obtention pour tous d’un diplôme de CAP ! Il s’agissait de dépasser le blocage apparent.

La prise en compte de tous ces éléments s’est effectuée d’abord sur les lieux de formation aux diplômes spécialisés, le hasard faisant que je m’y trouvais confronté au moment même des évolutions.

B/ Formation, remédiation,... interrogations

Lors de ma formation se croisèrent donc des perspectives diverses...

Professionnellement d’abord, la réflexion conduisait certaines formations au Certificat d’Aptitude aux Actions Pédagogiques d’Adaptation et d’Intégration Scolaire (CAAPSAIS)à développer la réflexion d’une part sur la Pédagogie Par Objectifs, en se fixant particulièrement l’objectif d’acquisition des compétences des référentiels de CAP. D’autre part, on travaillait la question du progrès intellectuel : existait-il des outils, des méthodes pour relancer la dynamique de l’apprentissage ? On s’intéressa aux Ateliers de Raisonnement Logique ou autres outils de remédiation cognitive[3]. Je fus formé pour être passateur du Programme d’Enrichissement Instrumental (PEI) de R. Feuerstein : un suite d’outils originaux travaillés systématiquement dans les classes, par séance d’une heure, pour développer et structurer un certain nombre d’aptitudes cognitives, avec le postulat qu’il y aurait transfert des processus de pensée ainsi développés vers les apprentissages scolaires.

Personnellement, estimant que ma formation me laisserait du temps, je m’inscrivis à l’Université de Nanterre aux cours de Philosophie par correspondance.

En bref, le hasard fit donc qu’il me fallut pratiquement adopter un autre regard sur mes élèves, développer une réflexion théorique, tenter de nouvelles pratiques, utiliser de nouveaux outils, tout en m’interrogeant à titre personnel sur des questions philosophiques essentielles, petit à petit politiques essentiellement.

Le "pont" ne se fit pourtant que tardivement... Progressivement, la pratique du PEI avait modifié ma façon de travailler, en suscitant aussi quelques interrogations. Cette pratique, appuyée sur les travaux de psychologie cognitive de L-S. Vygotski, donne une part importante à la médiation de l’enseignant qui cherche à favoriser chez ses élèves les pratiques métacognitives : clarifier des procédures de pensée pour les structurer, les appliquer dans des domaines variés. Comme nombre de praticiens, j’abandonnais progressivement les outils spécifiques du PEI pour intégrer cette façon de travailler dans mes enseignements. Certains aspects de la méthode elle même m’interrogeaient cependant : le souci de clarifier des processus de pensée conduisait à déterminer des Principes De Généralisation (PDG) dont la teneur et la validité me laissaient parfois perplexe : ne fallait-il, au regard de ce qu’apprenais par ailleurs dans mes études, ne pas les questionner philosophiquement ? Pouvais-je ne pas tenter parfois de laisser mes élèves accéder à ce type d’interrogation ? D’autant plus qu’il me semblait sentir que le questionnement philosophique semblait correspondre à leurs interrogations, exigeant cette décentration que je cherchai à générer dans mes médiations.

Ainsi, quelquefois, rarement encore, je tentais d’en introduire quelques éléments : lors d’exercice par exemple en sollicitant mes élèves pour qu’ils tentent d’aborder le point de vue de l’autre, avec lequel ils n’étaient pas d’accord...

Cela ne serait sans doute pas allé plus loin si les circonstances ne m’y avaient poussé : j’avais réussi le CAPES de philosophie, et me trouvais donc éloigné de l’enseignement spécialisé. En possession d’un DEA de philosophie, je souhaitai poursuivre mes études et envisager un travail de thèse. Ne pouvant, faute de réel sujet, poursuivre dans le domaine de la philosophie politique qui jusque-là m’avait motivée, je proposai à M Bidet, qui m’avait suivi jusque-là, un sujet croisant mes différents domaines d’intérêt : l’enseignement, la philosophie, l’éducation adaptée, sans d’ailleurs penser qu’il y avait là quelque chose de vraiment révolutionnaire . Cela lui parut immédiatement intéressant, tout en étant impossible personnellement à suivre. Après quelques recherches, je téléphonai à F. Galichet, sans doute le seul professeur à l’époque capable de suivre ce sujet. Il l’accepta immédiatement. Je m’inscrivis donc à l’Université de Strasbourg dès septembre 95.

La recherche

Ses directions initiales s’expliquent par la particularité de ma situation personnelle, elles évolueront dans l’effort pour penser une généralisation.

Le cadre intellectuel initial de la réflexion

De fait, elle a donc débuté en septembre 1995 (voir ci-dessous II.2 les étapes), en même temps que mon enseignement de professeur de philosophie en lycée. Peu au fait des difficultés de cet enseignement, j’en avais la vision classiquement transmise par la préparation au concours : un enseignement essentiellement magistral, développant sur un sujet donné une problématique articulant des nœuds conceptuels à partir de l’étude de textes philosophiques d’auteurs. Par ailleurs, j’avais plus clairement en tête les conditions de l’enseignement en SEGPA. L’écart entre les deux paraissaient si gigantesque, si difficile, mes connaissances si faibles au regard de l’ampleur des problèmes à traiter, et je souhaitai d’autre part, pour les élèves et moi même, tellement réussir que je décidai de m’armer théoriquement philosophiquement et didactiquement d’abord, avant toute mise en œuvre. D’où une réflexion longue avant les premiers essais dans les classes, en mars-avril de l’année 1997.

La question pratique ne m’intéressait en effet que dans la mesure où elle était théoriquement fondée, notamment par des principes de droit et une réflexion politique : au nom de quoi ce que je n’avais que pressenti se justifiait-il ? Faudrait-il réellement un enseignement philosophique dans les classes de SEGPA ?

Mais quel enseignement ? Premier élément : même si quelques expériences ponctuelles était décrites, on n’avait en France aucune base théorique pour un enseignement dans d’autres lieux que la terminale. J’étais par formation sensibilisée aux Sciences de l’éducation à la Pédagogie Par Objectif, dont j’avais déjà pu me rendre compte qu’elles semblaient ignorées dans les formations aux concours...Enfin, ma formation initiale à l’Ecole Normale m’avait habitué à la réflexion pédagogique collective. Autant d’éléments, je devais rapidement m’en rendre compte, presque complètement ignorés dans l’enseignement philosophique. J’eus la chance extrême que F. Galichet me mette immédiatement en relation avec M. Tozzi, lequel me conseilla d’aller à un stage du secteur philosophie du GFEN secteur philosophie.

F. Galichet, orienta subtilement progressivement mes réflexions théoriques en me contraignant à préciser mon analyse théorique de l’éducation à la citoyenneté, en ouvrant mes perspectives notamment sur les débats entre républicains et démocrates. Pratiquement, il me permit surtout d’inscrire mes recherches vers la mise en œuvre en référence à d’autres travaux pratiques, notamment les dilemmes moraux développés au Canada et en Belgique, sur lesquels je devais par la suite appuyer mes efforts de formation.

M.Tozzi était le seul à s’inscrire d’emblée dans une réflexion qui me "parlait", puisque son travail de thèse, dépassant le cadre d’une pédagogie par objectif, fixait les éléments essentiels d’une didactique du philosopher en termes d’objectifs noyaux : conceptualiser, problématiser, argumenter. Il avait imaginé les exercices conséquents, sa tentative pour systématiser sa pensée rejoignant mes préoccupations. J’avais en lui un juge compréhensif, toujours en mouvement intellectuel, très au fait des débats qui agitaient l’enseignement philosophique, et plus largement l’école puisqu’il était membre des Comité de Réflexion et d’Action Pédadgogique, et participa au comité de rédaction des Cahiers Pédagogiques. Il m’entraîna immédiatement dans l’écriture, puisqu’il me demanda de faire paraître des articles[4] pour le bulletin de l’Association pour la Recherche sur la Didactique de l’Apprentissage du Philosopher (ARDAP), auquel allait succéder quelques années après la revue Diotime l’Agora. L’exigence d’écriture, d’explication et de justification "publique" de mon travail a sans doute été un élément crucial pour ma formation intellectuelle.

Le GFEN secteur philosophie, que je ne connus qu’en août 1996, ne s’inscrivait pas directement dans mes préoccupations : on n’y réfléchissait pas au départ sur l’enseignement autre part qu’en terminale. C’était pourtant le seul lieu où j’ai pu avoir une réflexion pédagogique, certes dirigée vers les classes de terminale, sur l’enseignement philosophique. Le seul lieu aussi où j’ai pu présenter des éléments de mon travail à une équipe ouverte, intéressée mais critique. Je pense que je lui suis redevable d’une réflexion sur les conceptions de la démarche de l’élève, de l’autosocioconstruction du savoir qui, sans m’aider directement dans ma pratique en SEGPA, m’a permis d’élargir ma réflexion en direction des autres enseignants, notamment lorsque par la suite j’ai dû développer des éléments de formation.

Cinq étapes pour une thèse

Première étape (octobre 1995 / mars 1997) : le souci de justifier le droit à la philosophie et la crainte d’une expérimentation immédiate, sans aucun appui, m’ont conduit, pendant ce temps long à préférer une réflexion théorique dans les trois directions qui ont constitué les trois parties de ce travail : réflexion théorique sur le droit, premières analyses comparatives des modèles d’enseignement (pouvait-il y avoir une didactique du philosopher ?), articulation entre des pratiques d’enseignement diverses théorisées et le souci philosophique. Personnellement, mon souci fut rapidement d’articuler ensemble les méthodes de travail apprises en formation CAPSAIS avec la préparation d’éléments philosophiques. Il ne me semblait pas possible de faire des leçons de philosophie en SEGPA, mais je souhaitai pourtant faire apparaître dans les moments d’intervention des "nœuds conceptuels", amener les élèves dans des raisonnements, exploiter mes connaissances pour permettre à mes élèves d’y accéder, en tenant compte de ce que j’avais appris dans la remédiation cognitive ! La pratique philosophique était un objectif légitime en soi de l’enseignement, mais je souhaitai aussi évaluer en quoi, en plus de ses qualités propres, elle permettrait de développer l’intelligence cognitive des élèves, et dépasser le problème du transfert des compétences vers les disciplines scolaires posé par le PEI. Vaste programme, qui motivait des préparations complexes, prévoyant :
- un support spécifiquement adapté. J’essayai de varier l’élément support (photographie, peinture, textes brefs ou exercices conçus pour faire émerger des nœuds conceptuels) pour évaluer en quoi certains le seraient plus que d’autres ;
- une description pédagogique prévoyant un déroulement différenciant le travail du professeur de celui des élèves, avec des moments de clarification, d’émergence des représentations individuelles, d’échange collectif, alternance de phases écrites et orales, et prévoyant les consignes ;
- les éléments philosophiques potentiellement abordés, établis sous forme de liste et séparés en concepts, arguments, problèmes, croisés avec les difficultés cognitives que j’avais décidé de travailler (établies d’après les listes provenant du Programme d’Enrichissement Instrumental)
- les attitudes de médiation que je souhaitais mettre en œuvre (reprises du PEI).

Seconde étape (avril 1997-juin 1997) : Après en avoir reçu l’autorisation par mon ancien Inspecteur de l’Education Nationale, M Cousin, je pus tenter mes premières expériences, alternativement dans deux classes de troisième de SEGPA du collège Beaumarchais, à Meaux, à raison d’une heure par semaine, sans présence d’un autre enseignant. Il s’agissait d’un horaire supplémentaire inscrit dans l’emploi du temps des élèves. La première séance fut pour moi l’occasion de les inscrire dans une dynamique de motivation : il est loin d’être évident de penser, pour des élèves de SEGPA, qu’être contraints de rester une heure de plus pour pratiquer une activité qui n’est pas au programme est une bonne chose ! Après leur avoir demandé s’ils savaient pourquoi on était là, ce qu’était la philosophie, nous réfléchîmes ensemble pour tenter d’établir pourquoi eux allaient en faire. Je leur présentai mon projet de thèse, sa nouveauté, nous discutâmes pour réfléchir ensemble, se répartir en quelque sorte les rôles : j’allais moi essayer de prouver qu’ils devaient faire de la philosophie, ils devaient quant à eux prouver au monde entier qu’ils pouvaient le faire, qu’il fallait qu’on cesse de les prendre pour des "débiles". Je ne leur cachais pas que le défi était difficile, qu’il allait demander des efforts, que rien ne serait immédiatement donné. Ne sachant quels sujets aborder, j’utilisai cette séance de présentation pour les laisser fixer des thèmes de réflexion, qu’ils choisirent à partir de la liste des notions du programme de terminale.

Ils choisirent de parler d’abord de la mort, que nous abordâmes la semaine suivante à partir d’une tableau d’H. Cueco, et d’un exercice de comparaison : qu’allez-vous faire d’ici demain à la même heure ? Que feriez-vous si vous saviez de façon sûre que demain à la même heure vous allez mourir ? Est-ce la même chose ?

J’essayai différentes façons de procéder durant ce trimestre, pour me faire une représentation plus exacte du travail réellement possible avec ces élèves :
- Des débats relativement libres dans leur déroulement, où après avoir laissé les élèves s’exprimer individuellement après un temps de réflexion sur un sujet, je soulevai certains problèmes liés à ce qu’ils disaient pour laisser la réflexion se développer ;
- Des séances où un cheminement était prévu, non pas strictement comme dans une leçon où j’aurais exposé des grandes problématiques, qu’au niveau de problèmes soulevés par l’exercice proposé. On devait pour avancer dans l’exercice affronter les problèmes posés Par exemple en demandant aux élèves de réfléchir pour comparer ce que pouvaient avoir de différentes certaines situations problématiques, certaines étant mathématiques, d’autres philosophiques, et d’établir ainsi progressivement "l’activité philosophique" ;
- Des séances à partir de photographies, par exemple en en confrontant différentes susceptibles d’exprimer des conceptions différentes de la liberté.

En dehors de l’animation des échanges, mon rôle consistait à problématiser les propos, à tenter d’établir des liens vers l’"extérieur" de l’école, à demander aux élèves de généraliser leurs propos, et à permettre d’établir des éléments de synthèse du travail fait : en notant ce qu’ils disaient, en organisant mon tableau pour faciliter certaines problématisations. Je cherchai aussi à faire explicitement apparaître des problématiques classiques, en citant pour commentaires d’un propos d’élève tel ou tel auteur. Quelle ne fut pas ma surprise de constater ainsi qu’un élève avait "fait le pont" d’une séance et une autre, et évoquait l’image du roseau de Pascal lorsque nous discutâmes de la liberté intellectuelle, de sa différence avec la liberté physique...

Il s’agissait pour moi dans l’ensemble de mieux fixer mes idées en essayant d’employer l’éventail le plus large possible des supports, des façons de procéder, afin d’évaluer en quoi certaines préparations ou organisations du travail pouvaient ou non être adaptées. Je cherchai à systématiser mon travail. Chaque séance était l’objet d’un compte rendu détaillé, qui allait être réexploité pour analyse et développement : qu’avaient dit les élèves ? En quoi mes préparations "fonctionnaient"-elles ou non ?

On peut être surpris quand, à l’heure actuelle, on pratique les débats "à visée philosophique"dans une classe de l’école primaire ou de l’enseignement adapté, de voir combien ce travail était préparé, structuré, organisé à l’avance. Il faut bien voir d’une part que mon activité n’était pas limitée à elle même, mais le moyen de poser une thèse. D’autre part, l’idée ultérieure de s’appuyer sur le débat résulte, dans mon cas, de mes recherches. Cet effort de rigueur me semble source d’un réel progrès dans les pratiques. Enfin, le débat ne me paraît pas exclusif d’autres formes d’enseignements pas nécessairement magistrales (mais cela même doit être interrogé : pourquoi pas parfois ?), mais reposant sur ces supports destinés à favoriser non seulement des questions philosophiques, mais aussi la mise en évidence de certains "nœuds conceptuels"...

Mes analyses me servir durant les vacances scolaires à organiser l’année à venir, grâce à un ensemble de préparations à base de support nouveaux, ou en réutilisant les éléments qui me semblaient adéquats, pour en évaluer la pertinence dans d’autres classes.

Troisième étape (octobre 1997-juin 1998) : j’intervins dans deux classes de troisième de SEGPA du collège Beaumarchais, à raison d’une heure par semaine par classe. J’y utilisais des préparations ou en inventais d’autres, selon les besoins, tout en cherchant à comparer le travail dans les deux classes. J’intervins d’abord en présence de l’enseignante, Mlle Montagné, et en collaboration avec elle : co-intervention, ou intervention puis analyse critique par l’enseignante. Dans un second temps, sans l’enseignante et sur des heures supplémentaires des élèves, à cause d’un problème institutionnel : l’enseignement philosophique ne pouvant pas figurer dans un emploi du temps d’élève de SEGPA. Ces deux moments, durant l’année, furent fondamentaux pour ma réflexion, puisque je pus mesurer en les comparant l’intérêt de la présence de l’enseignante, qui assurait le lien directement avec la vie "habituelle" de la classe. Soit en intervenant dans le travail durant le moment philosophie pour mettre en relation ce qui se disait avec permettre à des exemples courants, soit en réexploitant les éléments travaillés ensemble à d’autres occasions. Ce lien, essentiel parce qu’il donnait une cohérence générale à l’enseignement, perdit de sa force dans la deuxième partie de l’année, même si des compte rendus étaient donnés à l’enseignante. J’en profitai en effet pour tenter de voir comment un travail "à visée philosophique" pouvait s’inscrire dans un travail d’équipe de SEGPA, en cherchant une forme de comptes-rendus suffisamment courts pour être lus, d’où les autres enseignants des classes pourraient tirer matière à prolongement. Je cherchai moi-même à exploiter le travail fait dans d’autres disciplines, par exemple en réfléchissant à partir d’exemples pris dans les activités professionnelles.

La "disparition" de l’enseignante en cours d’année fut donc l’occasion de questionner mes soucis théoriques et pratiques de généralisation :
- Il m’apparut alors matériellement impossible, au moins dans un délai raisonnable, d’envisager que l’institution permette que des professeurs de philosophie puissent intervenir dans toutes les classes de SEGPA ;
- Je saisis que mes interventions étaient fortement favorisées par ma formation spécialisée, ma connaissance du public des SEGPA. Or, l’écart entre la précision des relations de médiation qu’il me semblait falloir mettre en œuvre en SEGPA et le rejet par les enseignants de philosophie des simples bases de la pédagogie semblait tel que l’idée d’envisager une formation spécialisée pour les professeurs de philosophie m’apparut utopique ;
- Je découvris combien, aux yeux de beaucoup de ces enseignants, la place de l’enseignement philosophique en terminale était symbolique d’un statut spécifique. Elle s’était historiquement constituée à part des autres disciplines, en charge de les re questionner pour forger l’esprit critique du citoyen. Questionner cette place revenait à interroger les concepts mêmes d’école républicaine et d’élitisme républicain, se positionner au moins en apparence dans le débat scolaire pour les démocrates et contre les républicains ;
- L’écart m’apparaissait moins grand concernant les enseignants spécialisés. Non pas qu’on puisse spontanément pratiquer un enseignement "à visée philosophique", mais que beaucoup d’entre eux semblaient plus spontanément ouverts, intéressés par l’activité. J’avais l’impression qu’ils pourraient acquérir les premières bases didactiques suffisantes pour commencer à développer avec leurs élèves des activités "à visée philosophique", pour peu que, suffisamment intéressés et formés, ils puissent commencer une pratique. D’elle même, il me semblait qu’elle les amènerait à poursuivre par la suite des recherches.

Il m’apparut donc essentiel, avant de continuer mes interventions, de réfléchir pour établir les conditions d’un enseignement directement assuré par les enseignants spécialisés. Je décidai en fin d’année scolaire de reprendre l’ensemble de mes travaux pour développer des supports avec leurs accompagnements pédagogiques et philosophiques, de façon à les rendre accessibles et réexploitables par des enseignants non spécialistes, et de tenter par ailleurs de sensibiliser les enseignants.

Dernier élément important dans mon parcours professionnel : je fus recruté par l’IUFM de Créteil pour assurer les missions de formation des personnels du premier degré.

Quatrième étape (septembre 1998-juin 1999) : Cette sensibilisation envisagée passa par une information, facilitée par mon nouveau poste en IUFM, de personnels de SEGPA lors d’animations pédagogiques dans la circonscription spécialisée de Meaux II. Elle fut favorisée par l’intérêt manifesté par l’Inspectrice spécialisée, Mme Delorme. Je continuai à intervenir plus ponctuellement dans quelques classes, et distribuai les adaptations de mes préparations de séances. Théoriquement, je commençai à étudier le travail de M. Lipman, qui m’avait été signalé en cours d’année précédente par M. Tozzi, ainsi que les dilemmes moraux pratiqués en Belgique que F. Galichet m’avait signalé. Je trouvai dans les deux formes de travail beaucoup d’éléments susceptibles d’intéresser des enseignants spécialisés : ils articulaient des supports adaptés à des âges différents de la scolarité à une assise théorique, prévoyaient des accompagnements pédagogiques. Ils répondaient donc à certains des problèmes que la réflexion et la recherche m’avaient conduit progressivement à me poser. Ils n’étaient pour autant pas prévus pour l’enseignement adapté.

La brièveté des dilemmes moraux les rendait, me semblait-il, plus immédiatement accessibles à des élèves en difficulté scolaire, et à leurs enseignants "novices". Dépassant la réflexion morale qu’ils permettent, je décidai d’inventer des accompagnements pédagogiques et philosophiques adaptés aux élèves de SEGPA et à leurs enseignants. Certains enseignants (Cécile Gilles ou Manuel Dureault par exemple), intéressés, commencèrent à pratiquer et à innover.

Il me semblait qu’on ne développerait ce type d’activité qu’en la faisant connaître de façon large, en multipliant les expériences et les échanges entre praticiens :
- Je décidai de me faire filmer dans une classe de SEGPA, en train de travailler. Hélas, le résultat ne fut pas à la hauteur de mes espérances : la crainte qu’il ne se passe "rien", ajoutée à l’inquiétude des élèves de dire des bêtises devant une caméra qui les filmait pour la seule et unique fois, dans une autre salle que notre salle habituelle (problèmes d’éclairage...) conduisit à filmer une séance dans laquelle je parlai beaucoup devant des élèves méconnaissables. Seul intérêt du film : la description d’un dispositif de travail.... ;
- Je contactai Pierre Belmas, Directeur adjoint de l’IUFM de Créteil, en charge des formations spécialisées, pour lui présenter ma réflexion, et lui proposer d’intervenir occasionnellement devant les stagiaires. Il fut immédiatement intéressé, et, dépassant mes espérances, me proposa d’intervenir directement dans toutes les formations au CAPSAIS, options E et F, de l’académie de Créteil, à raison de dix-huit heures par groupe (soit plus d’une centaine de stagiaires par an.

J’allais par ailleurs avoir une surprise considérable, puisque je découvris que la Fondation 93 permettait dans le cadre de l’action culturelle depuis deux ans à des enseignants de philosophie d’intervenir quatre fois par an dans des classes de SEGPA (Projet carré de nature-Carré de culture).

Cinquième étape (septembre 1999-juin 2000) : Je continuai à proposer des animations dans deux circonscriptions de l’enseignement adapté (Meaux II et Melun VI), et en tentant de structurer les premiers éléments pratiques et théoriques de cette formation initiale des enseignants de CAPSAIS, options E et F. Le principe général étant de faire pratiquer le débat "à visée philosophique", pour amener ensuite des apports théoriques. Après une mise en débat (avec les règles de la discussion "à visée philosophique") des stagiaires sur la question : que pensez-vous de l’idée de faire de la philosophie en éducation adaptée ?, apports d’éléments théoriques : la question du droit à la philosophie et des droits de l’homme, l’idée de démocratie républicaine qu’ils fondent. Puis échange sur un dilemme moral, Le cas de Heinz, permettant dans un deuxième temps de décrire les éléments de la psychologie morale (L. Kohlberg), le rôle du maître dans les échanges, l’utilisation du tableau. Description ensuite du Programme de Philosophie pour Enfants de M. Lipman (que j’allai dans les années suivantes compléter par la présentation de l’atelier de philosophie AGSAS d’A. Pautard, J. Lévine et D. Senore).

Je n’ai retenu que les éléments les plus réussis : on comprendra donc pourquoi la thèse que je soutins en octobre 2000 n’était finalement qu’une étape...vite dépassée.

Petit à petit, la dynamique s’amplifie, s’élargit, se structure :
- La rencontre entre La fondation 93, M. Tozzi a permis de lancer un premier colloque en mai 2001, permettant aux praticiens et théoriciens de tous bords de se rencontrer, à l’INRP puis au CNESPEI, d’échanger, et d’élaborer un appel : Pour un droit de philosopher dans l’éducation. Ce colloque s’est renouvelé à Rennes en 2002, accueilli par le CRDP ;
- Le temps de formation des CAPSAIS s’est accru, on tente de faire jouer l’alternance entre moments de formations et mises en œuvre, rendues délicates par la pression de l’examen. Mais les pratiques "à visée philosophique" commencent à faire l’objet de mémoires professionnels ;
- Une présentation de ce type de travail est faite à certains étudiants en IUFM, en formation initiale, dans le cadre d’une unité de formation qui s’articule sur la mise en démarche réflexive de l’élève, et demande aux étudiants de tenter des pratiques lors de leurs stages. Certains en ont fait leur sujet de mémoire professionnel ;
- La rencontre avec T. Bour et notre complicité intellectuelle a généré : > Une recherche financée par la mission Innovalo soutenue par l’IUFM de Créteil : Les pratiques à visée philosophique en AIS favorisent-elles l’apprentissage des compétences transversales et disciplinaires ? ; > Une analyse des représentations des élèves concernant les interventions des professeurs de philosophie, puis celle des enseignants concernant les axes d’une recherche sur les changements engendrés par ces pratiques.

La réflexion doit encore s’élargir : elle passe selon moi maintenant par l’effort pour tenter de penser les conditions d’une pédagogie réaliste en SEGPA qui mettrait l’élève en démarche réflexive dans toutes les disciplines, en prenant en compte tous les problèmes matériels posés. C’est pourquoi j’envisage la constitution d’une équipe qui réunirait spécialiste disciplinaires de la mise en démarche, et praticiens : une équipe au moins de SEGPA s’engageant pour un "cursus" de quatre ans.


Notes

[1] Sous la direction de F. Galichet, Université M. Bloch, Strasbourg, 2000.

[2] Ce que ne manqua pas de remarquer avec malice P. Meirieu lors de la soutenance...

[3] On trouvera une description critique dans l’ouvrage de C. Delannoy et J-C. Passegand : L’intelligence peut-elle s’éduquer ?, CNDP Hachette éducation, 1992.

[4] Ils sont nombreux, c’est pourquoi plutôt que d’y faire systématiquement référence dans ces lignes, je les ferai figurer en fin d’article.


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