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Un atelier de philosophie à l’école élémentaire par Anne Lalanne

Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Après des études de philosophie à l’université, A. Lalanne choisit d’enseigner dans le 1er degré. Professeur d’école et maître formatrice, elle pratique depuis 6 ans un atelier de philosophie à l’école. Dans le cadre d’une recherche, elle a suivi un groupe d’enfants du CP au CM2. Aujourd’hui formatrice à l’IUFM de Montpellier, elle est l’auteur d’un ouvrage publié en septembre 2002 chez E.S.F « Faire de la philosophie à l’école élémentaire ».

Enseignante en élémentaire, j’ai toujours été sensible aux questions spontanées des enfants qu’elles émergent au cours des apprentissages ou lors de certains moments de paroles.

Comme beaucoup de mes collègues, il m’est arrivé d’être confrontée à des questions comme : Pourquoi est-ce qu’on existe ? A quoi ça sert les noms ? Qui a inventé le langage ? Est-ce qu’on peut tout compter ? Comment mon chien il peut comprendre ce que je lui dit ? Comment on sait ce qui est bien ou mal ? Avant Dieu, il y avait quoi ?

Ces interrogations montrent combien les enfants cherchent, à leur niveau, à donner sens aux êtres et aux choses qui les entourent.

Pour l’enseignant, ces questions sont parfois bien embarrassantes. Doit-il y répondre ? Le peut-il seulement ? Comment les aborder sans empiéter sur le domaine privé des croyances familiales ? Sont-elles du ressort de l’école ?

L’école est un lieu médiant qui aide l’enfant à grandir le « fait passer l’homme du cercle de la famille dans le monde »[1], c’est à dire le fait passer de l’affectif à la raison. L’école, par sa mission, est un lieu d’instruction, de transmission de savoir-faire utiles et indispensables à la maîtrises de techniques comme lire, écrire et compter. Elle est aussi, par son statut, un lieu d’éducation grâce aux interactions qu’elle permet, ouvrant ainsi l’enfant à ce qui est fondamentalement humain, « On ne devient homme que par l’éducation »[2]

A l’école, éduquer c’est donc éduquer à la raison, « cette capacité qui observe, abstrait, déduit, argumente et conclut logiquement »[3]. Même si la raison a des limites, qu’elle reconnaît d’ailleurs, elle nous rassemble tous et est l’instrument qui nous aide à distinguer ce qui est de l’ordre de la connaissance par opposition à l’imagination et au rêve.

C’est pourquoi, il m’a semblé important de prendre en compte, pendant le temps scolaire, ces questions qui traversent et dépassent les disciplines. Réfléchir aux relations que nous entretenons avec les autres, avec les choses, à la finalité du savoir... offre aux enfants une formidable occasion de découvrir le sens même de tout effort intellectuel.

Reste qu’il fallait concevoir ce moment de réflexion si particulier, sans domaine circonscrit. Ce moment où on prendrait du temps pour penser, où justement le temps serait comme suspendu, durant lequel les enfants pourraient se poser : physiquement d’abord, comme pour se mettre au bord du chemin et regarder le monde tourner, pouvoir s’interroger ; intellectuellement ensuite car penser demande une certaine disponibilité de l’esprit, libéré des stimulations extérieures. (Dans une société où l’activisme est un critère d’existence, sans doute n’est-il pas inutile de faire découvrir aux enfants que prendre son temps n’équivaut pas à le perdre).

Il faut cependant noter que sa mise en place ne révolutionne pas forcément l’organisation de la classe ni la conception de l’acte pédagogique. Il n’est tributaire d’aucun système particulier (type classe coopérative) mais témoigne tout simplement d’un climat basé sur la confiance, le respect et l’écoute mutuelle dans lequel les prises de parole, le questionnement des enfants ont légitimement leur place. Beaucoup d’enseignants font spontanément l’expérience de tels moments durant lesquels leurs élèves tentent de réfléchir aux questions qu’ils se posent. Leur principale difficulté vient de ce qu’ils ne savent qu’en faire, ni comment les mener.

C’est donc dans le souci d’officialiser cet espace de réflexion un peu particulier que l’idée d’un atelier de philosophie est née.

I - Approche théorique :

- Le terme « atelier » fait référence à une pratique qui invite les enfants à mettre en mots leur pensée, à questionner ce qu’ils entendent autour d’eux, ce qu’ils vivent. Cette mise à distance permet de prendre conscience et d’interroger d’une façon nouvelle leur expérience. En quoi celle-ci les distingue-t-elle et les rapproche-t-elle des autres ? Jusqu’où est-elle généralisable et donc peut-elle avoir valeur de vérité pour d’autres ?

- Le terme « philosophie » renvoie à l’usage de la raison, à l’acte de penser. Ce qui est différent du fait d’avoir une opinion. Celle-ci renvoie chacun à une sphère plus intime, personnelle, à ce qui me distingue des autres par mon histoire, mes croyances... Les opinions sont comme les goûts et les couleurs, elles ne se discutent pas. Penser, a contrario, c’est faire l’effort de sortir de ce solipsisme pour se situer sur un terrain où les autres sont déjà là. Penser, c’est accepter justement de questionner nos opinions, de chercher à comprendre les enjeux de certaines de nos représentations. C’est vouloir confronter ses idées à celles des autres, s’en laisser déposséder (au risque de les voir malmenées, incomprises) pour pouvoir se les réapproprier enrichies de l’apport des autres. Alors qu’on est irrémédiablement seul avec ses opinions, réduit au relativisme le plus total, on pense toujours par rapport à d’autres lorsqu’on tente de dépasser le sens commun et de s’ouvrir à l’universalité des idées.

1 - objectif :

Concevoir un atelier de philosophie c’est avoir pour objectif de dépasser telle ou telle situation particulière, c’est avoir pour horizon l’universel. C’est pourquoi, il ne peut être un moment où les enfants se disent affectivement car nous sommes alors dans le domaine psychologique ; où l’on discute de généralités car c’est plus qu’un simple moment d’oral ; où le groupe tente de résoudre des difficultés rencontrées dans la vie de la classe car cela suppose la mise en place de solutions et nous quittons alors le domaine de la réflexion pour celui de l’action ; où l’on cherche à éduquer les enfants à toute sorte de principe démocratique ou citoyen car alors la réflexion se situe dans une optique idéologique et non plus philosophique. La philosophie n’éduque pas à, elle ne peut se réduire à un « moyen » au risque de nier ce qu’elle est : un acte de la pensée, un acte potentiellement subversif parce que fondamentalement libre. (Il n’est qu’à nous rappeler que c’est la démocratie athénienne qui a condamné à mort Socrate !) .

Faire de la philosophie avec des enfants c’est donc les éveiller à la raison, s’adresser à eux en tant que sujet rationnel, les inviter à former des jugements raisonnables.

2 - le travail philosophique :

L’atelier de philosophie va ainsi être le lieu de l’effort de la pensée pour s’élever au-dessus du sens commun. Quel discours puis-je tenir qui soit acceptable pour moi-même autant que pour tout autre ? Cet effort nécessite de la rigueur intellectuelle. Cette exigence rationnelle est caractéristique de la démarche philosophique elle même.

l’examen des opinions :

A partir des remarques des enfants, de leurs réflexions, de leurs questionnements, cette 1ère étape consiste à faire l’inventaire de ce que chacun sait, des représentations les plus communes, d’inventorier les raisons que l’on a de dire ce qu’on dit. Ceci permet aux enfants de comprendre que les représentations sont multiples certes mais toujours insatisfaisantes et que nos justifications sont très approximatives, comme si nous faisions confiance aux mots, au sens commun : « c’est comme ça, c’est évident, tout le monde le dit... »

Ex :
- les enfants parlent d’aimer : quelles expériences en ont-ils ? Aimer ses parents, aimer le chocolat ou aimer se baigner recouvrent-ils le même sens ?...
- ils émettent l’idée de Dieu : d’où la tiennent-ils ? Le fait d’en avoir entendu parler est-il un gage de vérité ? L’image du père Noël peut constituer ici un contre-exemple efficace. Qu’est-il en jeu dans l’idée de Dieu ? ...
- ils se demandent à quoi servent les noms : qui ou quoi porte un nom ? existe-t-il quelque chose qui ne porterait pas de nom ? Le nom fait-il parti de l’objet ? Est-il quelque chose que je puisse toucher, voir... ? Lorsque je me regarde dans la glace qu’est-ce que je vois : mon corps ou mon nom ? On utilise parfois le même nom pour désigner des objets différents : le nom chaise désigne aussi bien un objet à 4 pieds avec ou sans accoudoirs, par ex. Pourquoi ? ...

La prise de conscience de la difficulté d’examiner nos opinions exigera de délimiter précisément le cadre de la réflexion afin de ne pas passer d’une question à une autre comme dans une simple conversation. Bref, de pointer ce qui fait obstacle à la pensée.

la mise à jour d’un problème :

Cependant, les enfants ne mesurent pas l’enjeu de leurs interrogations. Celles-ci, souvent maladroitement exprimées risquent de les entraîner dans une impasse. Aussi est-il important de les aider à les formuler pour comprendre leur présupposé.

- il est difficile de discuter directement de la question posée par des CP : « C’est vrai que quand on est mort on va au paradis ? ». Formulée ainsi, elle interroge la véracité d’une réponse. Est-elle unique ? Si non, quelles sont les autres ? Comment s’assurer de la vérité d’une réponse par rapport à d’autres ? Cela relève-t-il du savoir ? Si oui, comment savoir ? L’obstacle ici, est déjà de comprendre le sens de la question elle-même, qui après une séance a été reformulée par le groupe : « peut-on savoir ce qu’il y a après la mort ? »

- De même, lorsque des CM2 se demandent : « comment savoir ce qui est bien ou mal ? ». Ainsi formulée, ils sont tentés de chercher une réponse précise : on le sait parce que nos parents nous le disent et ils le savent parce que la loi le dit. La notion de bien ou de mal est donc extérieure à nous et nous n’avons plus qu’à obéir à ceux qui savent. Mais comment savent-ils ? Serait-il possible d’écrire un dictionnaire du bien et du mal ? Est-ce si simple ? N’y a t il pas des situations où nous nous sentons obligés de désobéir à ce qu’on nous dit être pourtant bien ? Pourquoi cela ? Aurions-nous chacun une idée intérieure du bien et du mal ? D’où vient-elle ?

On comprend alors qu’il ne suffit pas que les enfants posent des questions pour problématiser. Une question ne débouche pas forcément sur un problème en tant qu’obstacle à la pensée. Elle ne le deviendra qu’après avoir été travaillée elle-même dans ce qu’elle présuppose, ce qu’elle signifie, ce qu’elle implique, qu’après en avoir découvert le sens caché.

la recherche d’une argumentation cohérente :

Elle consiste à chercher les raisons qui nous permettent de penser ce qu’on pense. Toutefois argumenter est moins simple qu’il n’y paraît et cela ne se limite pas à trouver une simple justification à ses propos : « moi, je pense que... parce que... ». Pour se fonder, l’argumentation se construit dans un travail intime de la langue et de la pensée.

Les enfants ne pensent pas de façon linéaire mais opèrent par rupture, à l’image de la conscience qu’ils ont de leur expérience, composée, comme le souligne H. Wallon, de moments discontinus, juxtaposés les uns aux autres. Dire, réfléchir leur expérience va les obliger à établir des liaisons entre ces différents moments, à anticiper sur leur compréhension. Comprendre passe par des étapes de repérage, de classement qui aide à clarifier un réel riche et complexe.

Dans l’atelier, ce travail s’effectue à partir de distinctions basées sur l’opposition différence/ressemblance. Beaucoup de questions, notamment au cycle 2 sont traitées à partir de distinctions.

Ex :
- Peut-on être une autre personne ? sera travaillée à partir de la distinction : jouer à être et être.
- Qu’est-ce qu’exister ? à partir de la question : est-ce que j’existe de la même manière qu’un robot ? Cette démarche est essentielle pour que les enfants puissent organiser leurs idées. Distinguer c’est déjà d’une certaine manière tenter de délimiter le champ d’application de ce dont on parle, c’est à dire de comprendre les termes mêmes du problème soulevé.
- lorsque des CE2 cherchent « à quoi ça sert d’apprendre l’histoire ? », il est utile dans un premier temps d’éclaircir ce qu’on entend par « histoire » et de distinguer l’histoire au sens d’imaginaire, inventée et celle passé et vécue des hommes. Comprendre c’est donc déjà définir. Parce qu’elle tente une explication cohérente, logique, parce qu’elle permet de construire de nouvelles significations, la définition va constituer, à la fois, le socle et la finalité de l’argumentation. « Le discours va agir sur ces significations en leur affectant d’autres significations. C’est là que réside son sens : produire d’autres significations. C’est là qu’intervienne le jeu des arguments ; jeu au sens de placement, déplacement, déconstruction, construction de significations. »[4] nous précise G. Vignaux.
- Expliciter ce que recouvre le terme « histoire » permit au CE2 d’élargir leur questionnement et de se demander : pourquoi s’intéresser au passé ? La prise de conscience de la signification du mot « histoire » au-delà de la nomination d’une discipline scolaire, enrichit leur argumentation en lui donnant une dimension plus ouverte, plus générale. Cette étape est sans doute la plus difficile pour les enfants car il ne s’agit pas d’avoir raison, une thèse argumentée n’élimine pas pour autant d’autres thèses sur le sujet. C’est justement parce qu’elle laisse le champ à d’autres perspectives que la démarche philosophique est dialectique, c’est-à-dire passage d’une thèse à une autre (dia : passage). Dans ce passage, il ne s’agit pas de faire preuve de relativisme : « à chacun sa thèse » mais de comprendre qu’en fait argumenter c’est tenter d’aller au bout d’une thèse jusqu’à ce qu’elle révèle sa faille, sa contradiction interne et que par là, elle en appelle une autre. D’une thèse à l’autre, la pensée chemine, la réflexion s’approfondit.

la construction du concept :

C’est la finalité de l’acte de penser. Contrairement à ce que l’on croit communément, il ne suffit pas de donner une définition pour conceptualiser. Conceptualiser c’est mettre en forme, structurer toutes les idées développées, établir des liens entre elles : en reliant celles qui se complètent, en opposant celles qui se contredisent, en repérant celles qui ouvrent d’autres horizons, en parvenant à une compréhension plus complexe du problème...

Si, à l’école élémentaire, il est sans doute prétentieux de parler de conceptualisation, nous dirons que cette dernière étape constitue le résultat du cheminement réflexif du groupe. Mais un résultat non définitif (il n’aboutit pas à la vérité),qui met seulement en mots de manière plus adéquate les tentatives de penser le problème à un moment donné, en sachant que la réflexion n’est jamais terminée.

C’est pourquoi, cette étape est tout aussi importante que les précédentes car elle rend compte de l’effort de la pensée, elle en est en quelque sorte le témoin. Si la discussion est essentielle, elle n’a de sens que par rapport à ce sur quoi elle débouche. Sinon à quoi bon se donner tant de mal ? Les enfants l’ont d’ailleurs bien compris puisqu’en CE2, ils ont fait la demande explicite de voir consigner toutes les récapitulations, faites oralement lors de l’atelier, dans un cahier qu’ils garderaient.

La spécificité du travail philosophique, son enjeu, nous amène à comprendre pourquoi mener un tel atelier ne peut s’improviser. Cela suppose une certaine conception du rôle de l’enseignant.

3 - le rôle du maître :

Réfléchir au rôle du maître revient à se demander jusqu’où les enfants sont capables de penser tout seul, au sens philosophique du terme. Les difficultés sont nombreuses : se décentrer, comprendre (prendre avec soi) les idées des autres, opérer des liaisons, abstraire...

Durant l’atelier, enseignant et élèves ne sont plus en face d’un savoir établi mais d’un savoir qui s’élabore. Il n’en demeure pas moins que l’enseignant, par son statut, aura un rôle a joué même s’il est différent de celui qu’il tient à d’autres moments. Il va servir de guide aux enfants tout au long de leur réflexion.

Qu’entendre cependant, par guide ?

Un guide est celui qui ouvre le chemin, accompagne, sert de personne ressource en cas de besoin.

Une des qualités requises du guide réside donc d’abord dans la reconnaissance de ses compétences. Reconnaître que le maître tient sa compétence de sa formation dans les disciplines qu’il est amené à enseigner à l’école signifie qu’il serait inconcevable et inacceptable qu’il s’engage dans la pratique d’un atelier de philosophie sans aucune formation en la matière. Par honnêteté intellectuelle puisqu’il se place lui aussi dans une dynamique de réflexion, il aura pour tâche de réactualiser la formation de base reçue en terminale et prendra soin de travailler, à son niveau, en amont de l’atelier, les thèmes qui y seront abordés.

Ce travail que l’on pourrait associer à une préparation est somme toute distinct : il ne s’agit en aucun cas de préparer une leçon, de décider à l’avance de ce que les enfants vont être amenés à penser, d’infléchir la discussion dans un sens où dans un autre, de l’orienter même. L’enseignant se gardera bien d’une telle attitude : accompagner, guider c’est partir de ce que les enfants disent, éclairer les idées développées par la mise en évidence de certains liens en pointant ici une contradiction, là une ouverture, par une question plus précise, grâce à une reformulation plus adéquate... Toute la difficulté du guidage mais aussi tout son intérêt et sa richesse est d’accompagner le groupe, non pas à un point déterminé mais jusqu’où il peut aller en respectant les distinctions, les liaisons qu’il est à même de faire.

L’enjeu du guidage est d’aider le groupe à tracer son propre itinéraire, de le baliser par quelques repères dont certains constitueront des résultats momentanés.

C’est parce que l’enseignant maîtrisera la notion discutée qu’il sera à même de pouvoir repérer, entendre les arguments pertinents, les distinctions essentielles à la construction de la pensée et éviter ainsi la dérive des idées qui s’enchaînent les unes aux autres en donnant l’impression d’être allé dans tous les sens.

Face à une interrogation philosophique, le maître, bien qu’il ne connaisse pas plus la réponse que les enfants, n’en est pas pour autant leur pair. Il serait démagogique de revendiquer ici une égale ignorance au nom de scrupules déontologiques mal placés. Maître il est, maître il doit rester et c’est à lui qu’incombe la cohérence de la réflexion, c’est lui qui en est, non pas le détenteur mais le garant. Parce qu’il assume pleinement son rôle, parce qu’il ne se met pas en retrait , il sera le moyen, l’outil pour que les enfants puissent accéder à la raison, c’est à dire penser.

C’est attitude proprement philosophique le protègera des tentations idéologiques que l’on pourrait craindre. Il n’a rien à imposer ni rien à censurer. En philosophie tout peut être penser à condition que cela puisse l’être sur un plan universel. Ce n’est qu’ainsi que les enfants pourront découvrir que certaines idées apparemment anodines sont au fond inacceptables, non pas parce qu’il ne serait pas bien de les penser (cela n’a rien à voir avec une quelconque morale qui pourrait varier selon l’espace et le temps) mais parce que ne pouvant valoir pour tous, elles ne peuvent valoir pour aucun. Si toutes les idées peuvent être envisagées, elles n’ont pas toutes la même valeur et le seul critère adéquat que nous ayons à notre portée ne réside-t-il pas dans cet effort pour tendre vers leur universalité ? Face aux relativismes de toute sorte, face aux préjugée du plus grand nombre, possédons-nous d’autres remparts que cette recherche d’universalité qui fait que tout homme, au-delà des différences culturelles, religieuses ou autres, peut revendiquer son appartenance à l’humanité c’est à dire sa dignité d’être humain ?

II - Approche pratique :

L’atelier de philosophie a commencé en 1997-98 dans ma classe de CP avec 24 élèves.

L’année suivante, la classe fut partagée pour être également répartie entre les 2 CE1 de l’école. L’enseignante de l’un d’entre eux, accepta de décloisonner, me permettant de continuer l’atelier de philosophie avec 12 anciens élèves qui constituèrent un groupe témoin, formé au hasard des répartitions. Celui-ci resta constitué, avec l’accord de l’IEN, jusqu’en CM2, leur permettant de pratiquer l’atelier de philosophie durant tout leur cursus élémentaire.

1- déroulement :

L’atelier de philosophie a lieu 2 fois par mois et sa durée varie de 20 à 30 mn au cycle 2 et de 30 à 45 mn au cycle 3.

organisation

- En cycle 2 (CP, CE1) : l’atelier se partique uniquement à l’oral, les enfants sont assis en cercle dans le coin bibliothèque de la classe. Aucun dispositif particulier n’est recherché, les règles en usage font référence à celles de la classe.

Chaque séance traite d’un thème différent, car les jeunes enfants ont du mal revenir sur un sujet déjà travaillé.

Une séance comprend plusieurs moments :
- une lecture d’un texte court ou la proposition de questions.
- Un moment de réflexion personnelle par rapport au texte ou la question proposée.
- un moment de discussion qui prend fin lorsque l’enseignante, avec l’aide des enfants retrace le cheminement réflexif du groupe, ce à quoi ils sont parvenus.

- En cycle 3 (CE2, CM1, CM2) : les enfants ayant émis le besoin de passer par l’écrit, des tables sont installées en cercle dans la classe, permettant d’alterner les phases orales de tour de table et de discussion avec les phases écrites de réflexion personnelle ou à deux.

Les enfants étant plus grands, un thème est travaillé sur plusieurs séances, généralement trois :

La première est consacrée à l’élaboration des idées : les enfants réfléchissent seul ou par deux aux idées, représentations, questions qu’ils ont sur le sujet. Suit un tour de table qui permet de repérer les points communs, les différences et les oppositions exprimées dans le groupe. A partir de là, les enfants recherchent ensemble comment formuler ce qui leur pose problème.

La seconde séance est consacrée à la confrontation des idées : un moment de réflexion personnelle précède un tour de table pendant lequel l’enseignante note sur un tableau ce qui se dit, laissant apparaître les points d’accord et de désaccord. Cette 1ère mise en forme sert de base à la discussion.

La dernière séance est consacrée à la structuration des idées : chaque enfant (parfois cela peut se faire à plusieurs) note ce qu’il a retenu de la discussion. Le groupe, avec l’aide de l’enseignante tente de formaliser le thème travaillé.

2 - thèmes et supports utilisés :

- Au cycle 2 : c’est généralement l’âge des questions métaphysiques sur la mort, dieu, l’existence, l’origine du monde, la différence avec les animaux...

La littérature enfantine est riche d’extraits intéressants mais on peut partir directement ce que disent les enfants, ce qui est souvent très instructif.

- Au cycle 3 : en grandissant, ils posent des questions plus en rapport avec la connaissance, les disciplines scolaires telles que l’histoire, et découvrent les questions d’ordre éthique. Toutefois, certains thèmes leur restent particulièrement chers, comme celui de l’amitié ou la question de dieu.

A ce stade, ils sont capables de mieux formuler leurs interrogations et le support n’est plus une difficulté majeure.

- Entre les cycles 2 et 3, nous pouvons noter un changement dans l’attitude des enfants. Alors que les plus jeunes investissent la discussion pour le plaisir d’exprimer et de découvrir leurs idées jusque là insoupçonnées, celle-ci est appréciée chez les plus grands pour ce qu’elle leur apporte du point de vue du contenu. Les enfants du cycle 3 sont dans une réelle dynamique de recherche de sens même s’ils savent bien que celui-ci se construit sans cesse.

III - Conséquences au niveau scolaire :

Etablir le bien-fondé de la pratique d’un atelier de philosophie est difficile. Nous pouvons cependant l’entrevoir à deux niveaux .

1 - au niveau des disciplines scolaires :

(à travers quelques exemples non exhaustifs)

- en français : d’une manière générale, l’accès au sens sera privilégié car les extraits d’œuvres ou les livres lus dans le cadre de différentes activités BCD constitueront un point de départ pour leur réflexion. Les enfants ne s’y trompent pas et apparaissent même critiques par rapport à certains ouvrages. Comparant une série, pourtant à succès, « Au grand galop » avec des ouvrages tels que « Le petit Prince » une enfant du groupe témoin remarque qu’elle a plus de plaisir à lire St Exupéry parce que « ça parle de choses importantes alors que l’autre, on passe un bon moment mais c’est tout, on reste vide après ».

- en sciences : l’intérêt apparaît parce que, disent-ils :« ça nous aide à comprendre comment c’est le monde ». Leur surprise vient de ce qu’ils croient savoir des choses, qu’ils se sont constitués une certaine idée du monde alors qu’en fait, ils découvrent une réalité insoupçonnée parfois.

- en histoire et géographie : la découverte d’un temps autre que le leur, immédiat, suscite des questions concernant leur origine et la connaissance de l’espace et de leur environnement est aussi source d’intérêt et de questionnement. Ces disciplines les obligent à un décentrage qui n’est pas toujours évident.

L’atelier de philosophie n’intervient pourtant pas dans les disciplines mais l’attitude qu’il éveille chez les enfants va se réinvestir dans le cadre scolaire lui-même. Le groupe témoin est constitué d’enfants semblables à ceux de leur génération : pas forcément passionnés par l’école et pourtant, il s’y investissent réellement, y trouvant du plaisir à apprendre.

Sans doute parce leur quête de sens constitue une véritable motivation intérieure, beaucoup plus efficace que tous les subterfuges que les enseignants imaginent pour capter l’attention souvent défaillante des élèves. Parce qu’ils veulent comprendre, ils vont pouvoir établir plus facilement un lien entre leurs questions et ce qu’ils apprennent à l’école. Les disciplines scolaires vont être une nouvelle source d’intérêt créant ainsi un rapport positif au savoir .

2 - au niveau des enfants :

Les différents maîtres en charge du groupe témoin constatèrent, année après année, des attitudes récurrentes chez les enfants de ce groupe par comparaison avec l’autre moitié de leur classe.

De façon synthétique ces enfants, d’un niveau scolaire comparable à l’autre moitié de classe, apparaissent plus pertinents dans certains domaines.

au niveau disciplinaire :

> dans le domaine littéraire :

- ils abordent les textes de façon plus globale, s’embarrassant moins des détails, ce qui leur permet d’aller plus facilement à l’essentiel et de pouvoir en questionner le sens avec plus de pertinence.
- au niveau du lexique, il semble posséder une réelle capacité d’anticipation au niveau de la polysémie du sens de certains mots, dans et hors contexte.

> dans le domaine scientifique : leur argumentation est mieux construite et ils parviennent à mieux expliquer leur démarche, leur raisonnement.

au niveau transversal :

D’une manière générale, quelque soit le domaine disciplinaire, ce que les maîtres consignent tous c’est une attitude, un état d’esprit particulier en classe et par rapport au savoir :
- ils s’autorisent à prendre réellement du temps pour réfléchir à ce qu’on leur demande et notamment lorsqu’il s’agit d’un travail difficile ou nouveau.

- lors des travaux de groupe où la suprématie des leaders s’impose généralement, la parole circule plus librement et l’écoute est attentive et constructive lorsqu’il y a des enfants du groupe témoin.

- habitués dans l’atelier à émettre des idées et à les travailler, ils n’ont pas de peur de se tromper, cela fait parti du jeu en quelque sorte. L’erreur est dédramatisée et ils semblent moins démunis que les autres face à une situation d’apprentissage nouvelle et parfois déstabilisante.

- ils assument leurs idées même si celles-ci vont à l’encontre de ce que pensent la majorité de leurs camarades. Ils ne craignent pas la singularisation et donc sont amenés à être plus critiques.

- leur curiosité ne semble pas s’émousser au fil des années, ils ont une attitude vraiment active par rapport à ce que propose l’enseignant allant même spontanément approfondir certains sujets sous forme d’exposés alors que personne ne le leur demande.

Cette attitude positive, ce désir exprimé d’apprendre malgré les obstacles, les difficultés qu’ils peuvent rencontrer, redonne à l’école sa véritable place et ils s’y épanouissent parce qu’ils font preuve d’une dynamique intellectuelle au sens propre « d’activité de l’esprit ». (Rien ne semble vraiment les rebuter).

CONCLUSION

Un des enjeux de la mise en place d’un atelier de philosophie à l’école réside dans la recherche de sens qui fonde tout acte de penser. A travers ce difficile travail de la raison, les enfants découvrent en même temps leur pouvoir de penser et la difficulté de mener l’entreprise à la 1ère personne. Car le plus important n’est pas d’avoir des idées mais de savoir ce qu’elles valent et ce qu’on en fait.

L’atelier offre la possibilité de questionner toute forme de savoir. Il est ainsi l’occasion de de comprendre son savoir. Un savoir non approprié par un jugement nous dit Kant, est un savoir non su. « Sapere aude » signifie d’abord « ose savoir » c’est à dire sache savoir, aie conscience de ce que tu sais. Notre savoir n’est-il pas constitutif de notre humanité, ne nous humanise-t-il pas ?

De la même manière que nous serons les auteurs de notre savoir, nous serons les auteurs de notre volonté. Savoir et vouloir sont liés : le savoir rend libre.

L’atelier tente de relever ce défi éducatif. Au fait, ne serait-ce pas la mission même de l’école laïque ?

Annexe : historique de ma démarche et positionnement par rapport à d’autres

1-historique :

Sensibilisée au questionnement philosophique par ma formation universitaire (maîtrise de philosophie), je fus intéressée, dans les années 1994, par un article relatant l’expérience canadienne du programme de philosophie de Lipman. Après m’être imprégnée dudit programme, il m’est apparu que les présupposés du travail de Lipman m’apparaissaient critiquables d’un point de vue philosophique.

Ses présupposés philosophiques sont ceux de la philosophie pragmatique anglo-saxonne pour laquelle une idée est comme une hypothèse, un plan d’action et sa mise en œuvre est en même temps sa mise à l’épreuve : sa validité n’a de sens que par rapport à son action sur la réalité : « tout ce qui est vrai est utile et tout ce qui est utile est vrai » (W. James). La philosophie pragmatique se veut avant tout une méthode pour penser, méthode calquée sur la démarche scientifique. Au doute métaphysique Cartésien, les philosophes pragmatiques substituent le doute réel du savant.

La philosophie pragmatique s’approche donc plus d’une théorie rationaliste expérimentale de la signification (méthode pour décider de la signification de mots difficiles et de concepts abstraits) que de la démarche réflexive de la philosophie « classique » depuis Platon. La démarche pragmatique ne s’embarrassent ni de métaphysique ni d’éthique (dans l’ordre moral le juste est ce qui est avantageux pour notre conduite puisque c’est l’action qui prime et qui, en dernier recours, valide ou non ).

On sait que Lipman doit beaucoup à J. Dewey, notamment dans sa conception de la démocratie : or, pour Dewey, la méthode expérimentale est le modèle de toute démarche démocratique : les fins, l’idéal sont la conséquence des moyens (et non leur fondement) : « les moyens et les fins sont comme le stimulus et la réponse, deux fonctions d’un même processus ». C’est pourquoi la démocratie est pour lui expérimentale, en tant qu’espace d’action où les hommes inventent et réinventent sans cesse les modalités du vivre ensemble. On est loin d’une conception métaphysique du politique dans laquelle les modes de gouvernement (monarchie/ aristocratie/ démocratie) constituent des moyens d’organisation sociale (et non une fin en eux-mêmes), dont la finalité réside dans la recherche d’un bien supérieur commun à tous les hommes : une « res publica » en tant que chose publique, commune à tous.

C’est donc dans un cadre particulier, que Lipman conçoit son programme de philosophie pour enfants sur la base d’un parallèle entre formation logique du raisonnement et formation à la démocratie.

C’est pourquoi ces a priori m’ont amenée à émettre certaines réserves sur la conception de l’acte philosophique dans l’optique de Lipman. Si l’on revendique la qualification de philosophique dans un quelconque travail et particulièrement dans l’institution scolaire, il me semble capital, dans un souci d’honnêteté intellectuelle, de questionner quelques principes Lipmaniens. Au moins, cela permet d’être au clair pour pouvoir les mettre en œuvre, les aménager ou les réfuter en connaissance de cause.

- qu’est-ce que « bien penser » ? si « bien penser » c’est penser logiquement, est-ce pour autant penser philosophiquement ?

N’y aurait-il pas confusion entre les raisonnements analytiques nécessaires à toute démonstration de type scientifique (dont on peut « corriger les erreurs logiques ») qui eux visent l’objectivité, le vrai et les raisonnements dialectiques qui fondent l’argumentation philosophique , qui s’effectuant dans des langues naturelles avec toute leurs ambiguïtés et ne peuvent que prétendre au vraisemblable. (cf sur ce point « l’empire rhétorique » de C. Perelman).

Entre « le bon usage de la raison » et « la capacité de critique », s’agit-il seulement des mêmes types de raisonnements ?

Dans les programmes, les raisonnements travaillés sont analytiques parce qu’ils sont contraints par la spécificité de chaque discipline dans lesquelles ils s’exercent. Quand on fait des maths, on ne demande pas aux élèves de réfléchir sur le fondement de cette discipline, on leur demande une certaine habilité technique dans l’application des règles nécessaires à la résolution du problème de départ.

Alors que les raisonnements en jeux dans la discussion philosophique sont d’un autre ordre : celui de la dialectique. (dia logos = à travers le verbe), c’est parce qu’ils permettent l’émergence de ce qui fait obstacle à la pensée (la problématique) qu’ils peuvent ouvrir sur la capacité critique de la pensée.

Est-ce qu’une idée n’est valable que formellement ? Quid du danger de présenter des arguments bien ficellés logiquement mais parfois inacceptables d’un point de vue éthique ? (les idées racistes, à un moment donné de l’histoire, étaient formellement très bien construites, à condition d’adhérer bien sûr aux présupposés !) Quel rapport entre la forme et le fond ? Au nom de quoi la forme primerait sur le fond ? rechercher du sens n’est-ce pas d’abord travailler le fond, la forme n’étant qu’un moyen rationnel d’y arriver ? Est-ce qu’une pensée réflexive peut se réduire à la sophistique sans danger pour elle-même ? D’ailleurs, au passage, penser est-ce une « performance » qu’il s’agit d’ « évaluer » chez soi comme chez les autres ou une recherche commune de sens ?

Les arguments philosophiques ne prétendent pas atteindre le vrai mais leur domaine est celui du vraisemblable parce qu’ils travaillent à partir de la réalité humaine complexe. Le critère formel s’il est nécessaire à la construction de la pensée, ne peut donc suffire. A ce niveau, il faut sans doute réfléchir en quoi consiste la démarche philosophique et ce qu’elle propose pour valider les arguments autrement que par leur seul aspect formel ?

Toute idée peut-elle toujours se fonder sur une réalité vérifiable au sens scientifique de quantifiable, d’objectivable ? Tout ce qui touche à la notion des valeurs peut faire l’objet d’expériences, certes, mais celles-ci sont-elles quantifiables, objectivables selon une loi générale, extérieure à l’homme qui s’imposerait à lui (comme les lois de la physique par ex) ou leur caractère profondément humain en fait des expériences, multiples, parfois même contradictoires où se jouent la liberté ?

N’y a -t-il pas le risque de confondre généralisation de l’expérience et recherche de valeurs universelles ?

2-positionnement par rapport à d’autres travaux :

Toutefois, l’enjeu philosophique d’une telle expérience m’intéressait. C’est ainsi que j’ai essayé de penser ce travail d’une façon plus traditionnelle au « vieux continent », soit selon une approche plus métaphysique.

Au cours de mon cheminement, j’ai rencontré M. Tozzi dont les intérêts de recherche croisaient mon questionnement. Cependant, des désaccords de fonds sont rapidement apparus notamment en ce qui concerne la conception philosophique d’un tel travail et le rôle du maître. Pour ma part, et contrairement aux options choisies par les collègues de Montpellier qui travaillent avec M. Tozzi, je tiens à garder comme objectif principal de l’atelier ce qui justifie son appellation de philosophique : l’élaboration, la construction de la pensée et n’adhère absolument pas à une conception instrumentaliste de l’acte philosophique, envisagé comme un moyen d’éduquer à l’oral, à la citoyenneté ou à des techniques communicationnelles.

Le danger, d’une réduction utilitaire de l’acte philosophique, me semble double :

- d’abord de rester à l’extérieur de la pensée en s’épuisant dans la mise en place de dispositifs formels, démocratiques certes, inspirés des techniques communicationnelles avec une certaine efficacité rationnelle mais dont la qualité philosophique est le plus souvent absente. Les avocats, par exemple, argumentent d’une façon logique, savent écouter les idées des autres, les réfuter et assumer leurs propos avec une efficacité formelle, on ne peut pas dire qu’ils philosophent pour autant ; de même les discussions qui ont lieu dans multiples associations sont démocratiques sans pour autant prétendre à être philosophiques.

De plus, ces dispositifs sont souvent doublés d’une certaine démarche dans l’approche du thème « 1 - lecture silencieuse d’un texte ... 2 - échange sur le vocabulaire relevé... 3 - lecture collective à voix haute... 4 - collecte des idées ... 5 - choix du sujet de discussion parmi les idées collectées. 6 - débat sur le sujet choisi. »

Ceci ressemble fort à une succession chronologique d’activités qui peut être travaillé à l’intérieur de certaines disciplines si l’on se donne l’oral et le débat argumentatif comme objectif . Mais en quoi est-elle caractéristique de la démarche philosophique ? N’y-a-t-il pas confusion entre une démarche pédagogique et la démarche philosophique ? C’est pourquoi, il devient essentiel de connaître l’intention de tout acte philosophique, quelles en sont les étapes obligées, si l’on veut prétendre à ce qualificatif. Où apparaît l’examen des opinions ? (qui ne consiste pas seulement en leur simple expression). L’enjeu du débat est-il de tenter de répondre à la question ou de la traiter de façon philosophique ? Où se situe le travail de la question elle-même pour en faire émerger ses présupposés, bref, pour la problématiser ? Cette étape est nécessaire et préalable à toute discussion si on veut éviter que celle-ci ne tourne à la simple conversation démocratique. Discuter soit, mais sur quoi débouche le débat : chacun est-il renvoyé à lui même dans ce qu’il a pu entendre ? (et alors le risque du « à chacun ses opinions » ne rend-il pas inutile tant d’efforts malgré la confrontation entre pairs ?) ou s’agira-t-il d’en tenter une synthèse qui, en permettant à tous d’avoir une vue d’ensemble des idées débattues et confrontées, rend possible l’accès à la pensée critique ?

On touche sans doute là une limite d’une telle approche, qui aura une incidence directe d’ailleurs sur la façon d’envisager le rôle de l’enseignant. Celui-ci ne peut en aucun cas se soustraire à sa fonction de guide. S’il est confronté à la même incertitude que les enfants quant aux possibles réponses, il n’est pas pour autant au même niveau de réflexion et a quelques longueurs d’avance, c’est justement en cela qu’il peut jouer un rôle. Revendiquer son retrait, voire même son changement de statut (il devient parfois animateur), me semble un leurre pédagogique : on ne peut se passer du maître que si justement on en a eu un !

- ensuite de glisser sans s’en apercevoir dans la dérive idéologique, de vouloir former les élèves à ce qu’on croit être la démocratie ou la citoyenneté selon les conceptions véhiculées les plus communément sans s’être demander d’abord ce que recouvrent ces concepts. Une des limites de la conception pragmatique de la démocratie comme des dispositifs communicationnels, réside dans le fait que la validation d’une idée ou d’un argument est donnée par l’adhésion majoritaire (c’est la notion de consensus qui fonde la notion de communauté de recherche). Que fait-on des minorités ? Et si la majorité se trompait, peut-on avoir raison seul contre tous ? Penser n’est-ce pas a contrario l’effort de s’extraire du sens commun pour questionner ce que justement la majorité ne questionne plus et se donne pour évident ?

L’accord des esprits n’est pas une question de quantité mais une question d’acceptabilité de ce qui est pensé. A la place de la notion communauté de recherche où la majorité prime, je préfère l’idée de recherche commune de ce qui peut valoir pour tous au delà des particularités de chacun, ce qui n’a rien à voir avec la loi du nombre mais avec la recherche de valeurs universelles. (et là, c’est sans doute le garde-fou à toute manipulation idéologique souvent masquée de très bonnes intentions)

Dans cette conception utilitariste (qui vise l’établissement « de relations personnelles, interpersonnelles et sociales ») peut-on encore réellement parler de philosophie en tant qu’acte de penser fondamentalement libre, gratuit et donc potentiellement subversif. D’une façon provocatrice, la philosophie ne sert à rien, elle n’éduque pas à quelque chose de spécifique, elle ne peut être une « pédagogie du détour », elle est d’abord et avant tout l’effort de tout être humain de se tenir debout en éprouvant sa liberté dans sa quête de sens et en l’assumant. Rappelez-vous Aristote dans Métaphysique « la philosophie est aussi la seule discipline libérale puisque seule, elle est à elle-même sa propre fin ».


Notes

[1] Hegel, Discours du gymnase, 1811

[2] E. Kant, Réflexions sur l’éducation.

[3] F.Savater, La valeur d’éduquer, Payot.

[4] G.Vignaux. L’argumentation, p53.


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