J’ai rencontré Marc Sautet à Paris en septembre 1994, à Paris, au Café des Phares. Je lui ai proposé de travailler pour son Cabinet de Philosophie, ce qu’il a accepté. Je me suis rendu compte que son initiative, qui associait librement « la philosophie », jusque là seulement discipline institutionnelle et étatique, aux « cafés », ouvrait l’imagination pour toutes les associations. Marc Sautet lui-même venait de créer ce « Cabinet de Philosophie », explicitement ou non, concurrent des cabinets de psychanalystes, et ses premiers clients étaient même plutôt des entreprises qui le réclamaient pour des « séminaires ». Fallait-il donc être surpris de voir et d’entendre des responsables de la Fondation 93, située à Montreuil en Seine Saint-Denis, venir le voir pour nous demander si nous pourrions « faire quelque chose », c’est-à-dire proposer « de la philosophie », à des jeunes des banlieues, « défavorisés » ? Car, pour la plupart, élèves des filières professionnelles, mais aussi des SEGPA, ces élèves n’ont pas le droit, officiel, de « faire de la philosophie » puisque leur programme annuel n’en prévoit pas. La Fondation allait-elle laisser ces intervenants faire à leur guise, en, toute, liberté ? Ou bien devais-je, comme les autres, philosopher en liberté surveillée ?
La seconde année de mes contrats avec la Fondation, le thème de « la mort » fut proposé. Faire penser, à, sur, la mort, penser la mort, et donc la vie - mais lorsque je proposais de conduire une classe dans une morgue, pour voir de « vrais » morts, la réponse fut négative. De la mort, des morts, il s’agit seulement de penser, c’est-à-dire de parler, et donc... Or, cette identification du penser au jeu interpersonnel de la parole est problématique. Car, n’est-ce-pas, « les philosophes », ceux qu’une autorité et un « sens commun » reconnaissent en une « tradition », n’ont pas parlé, et pour la plupart écrit, en prenant les notes d’un dialogue communautaire, mais bien souvent, à tort ou à raison, ont fait œuvre, depuis et dans la solitude. Pour eux, il est possible de s’engager, avec réussite, dans la voie de la connaissance, à partir de l’expérience, de la perception personnelle pour la construction d’une connaissance personnelle et véritable. Chez Platon, ce qu’il désigne sous le terme de contemplation fait le lien entre toutes ces dimensions. Bref, de fortes raisons soutenaient mon souhait, mais un tabou, social, ethnique, pour tout dire, un tabou « de blancs », un tabou récent, « la modernité », interdisait à ces élèves et à moi-même la porte, terrifiante mais également prometteuse, d’une morgue, où les morts, dans leur silence, ont, je crois encore, j’en suis sûr, quelque chose à nous dire sur notre vie, à contrario de. Et ce parce que la mort, la cessation des activités des fonctions vitales de nos organismes n’est précisément pas une « image », une métaphore, mais une réalité déterminante : toute personne décédée disparaît.... pour l’éternité !
Ce que j’ai fait, pendant deux ans, pour et avec la Fondation 93, fut donc cadré, encadré, précisé et délimité par ses dirigeants. Et c’est donc dans le cadre du « Carré de nature, carré de culture » que j’intervins auprès d’une classe de SEGPA. Et « faire de la philosophie », avec de jeunes élèves, et des élèves dits en difficulté, des élèves qui n’ont pas pour vocation et avenir d’emporter un prix Nobel de Physique ou de Biologie, était-ce possible, était-ce surtout honnête ? En avaient-ils, en ont-ils besoin ? Et, finalement, maintenant, quelques années plus tard, ne serait-il pas temps, utile et intéressant de savoir ce qui est resté de ces quelques moments passés ensemble, en découvrant ce que sont devenus ces garçons et ces filles ? Y a-t-il un apport, réel, lors de ces séances ? Et est-ce que l’intervenant, ou le professeur, peut l’évaluer ? Et sinon, qui peut évaluer cet apport ? Mais n’est-ce pas là LE problème de la « prétention » scolaire ? A savoir, du savoir y a-t-il ? Et si oui, y a-t-il transmission ? Si tant est que ce qui est transmis à ces élèves lors de l’une de ces séances et de toutes quant à ce qu’est « la philosophie » est une simple définition du genre « c’est se poser des questions », ne faut-il pas constater que les élèves, in fine, sont à l’arrivée, aussi ignorants, qu’ils pouvaient l’être avant ? Je me souviens avoir essayé, avec l’une de ces classes, de rendre intelligible le récit de « la Caverne », ce récit platonicien célèbre selon lequel des hommes... (je ne réécris pas ici l’histoire puisqu’elle est, bien - ?-, connue de tous). Selon ce récit, il y a des hommes qui croient savoir quelque chose et qui sont bernés, mais aussi se bernent eux-mêmes, et il y a une poignée d’individus qui savent qu’une majorité est bernée pour la bonne et simple raison qu’ils sont responsables, et maîtres, d’une gigantesque entreprise de manipulation mentale. Le récit est par certains aspects comique, mais il n’est pas, au fond, amusant, « comique », car la leçon est claire : la plasticité de la conscience humaine est telle qu’un homme est, par nature, un jouet, ou autrement dit, un esclave, car il y a une science de la conscience. La leçon est claire, pour « un philosophe », mais pour ceux qui ne le sont pas ? Qui n’ont pas le goût d’aller chercher midi à 14 heures ? qui ne voient pas le mal ? qui ne peuvent avaler l’idée qu’ils soient, comme des robots pour leurs maîtres, aussi transparents quant à leur système d’exploitation, le logiciel conscience-langage-images ? et pour « les philosophes » eux-mêmes ? Alors, n’était-ce pas folie et même malhonnêteté que de confronter des enfants à de telles difficultés ? Certes, cette histoire, comme la découverte de la finitude de notre condition humaine, représente souvent pour ceux qui comprennent son b.a.ba une douche froide. Etre un jouet, n’est-ce pas, ce n’est pas spécialement amusant. Mais qu’est-il préférable ? De le savoir ou de ne pas le savoir ? Qu’est-il demandé à un intervenant en philosophie dans l’une de ces classes ? d’être le porteur des bonnes nouvelles, tout le monde il est beau..., la croissance dans les années à venir sera monstrueuse, il n’y aura plus de guerres, en somme l’Homme est bon, ou bien s’agit-il, à eux comme pour les élèves des classes de terminale littéraire ou scientifique, de les aider à devenir conscient, autant que possible, de les préparer à une vie qui est encore largement déterminée par l’agressivité... ?
Car n’est-ce pas ce que nous cherchons nous-même, en faisant des études de philosophie, en lisant des livres de, en les écrivant, ... ? Or pouvons-nous mesurer sur l’instant, dans les minutes ou dans les heures qui suivent, la « fécondité » de ce travail ? Je ne crois pas. Les élèves ne peuvent pas être « transformés »de manière magique, car il faut du temps au temps. Par « transformer », je veux indiquer là qu’ils acquièrent cette souplesse intellectuelle, cette capacité à percevoir et exprimer des nuances et des réalités complexes, et non qu’ils parviennent à des opinions et des conduites « raisonnables ». C’est qu’il s’agit de leur permettre, une fois devenus des adultes, de développer en eux-mêmes le plus grand nombre de réflexions et de sentiments possibles, pour choisir, leurs orientations (personnelles, affectives, professionnelles, politiques). Les Idées sont comme des germes, et le temps les aide à pousser, et leur éclosion se passe à des moments où l’intervenant et le professeur ne sont plus là, pas là, et nous n’assistons pas à ce que nous avons, en partie, préparé. En partie, car nous ne pouvons rien contre le refus, la peur de penser, lorsque ces sentiments et ces choix sont profonds, et ce d’autant qu’ils sont incarnés à la tête de nos organisations par des individus qui reçoivent tous les honneurs possibles de la République et de la Nation alors même qu’ils se contentent de jouer avec les mots, pour mieux même instrumentaliser... Yves Michaud a fait paraître un ouvrage édifiant sur ce problème de la tête de vos mots, pardon, de nos mots, si sacrés en somme puisqu’ils forment notre lien profond, unique et central, de nos mots lorsqu’ils se trouvent frappés par le sceau présidentiel. « Les mots » qui, de la philosophie, sont, conscience, inconscient, ... - et sont-ils les mots de la pensée ? ou leur identité et leur architecture, ne relèvent-elle pas d’une identification superficielle des obsessions, des soucis et des acquis de « la philosophie » ? Mais de cela, comme du reste, peut-il y avoir discussion ? La pensée philosophique, originairement libre, créatrice, contestataire, est devenue, avec le cours de philosophie institutionnel, somme de principes et de vérité pour simuler la science. Les philosophes ne sont pas dans libres dans l’institution, ils ne sont pas libres non plus hors de l’institution, à l’image d’une civilisation de plus en plus policée où les « libéraux » sont les premiers à parler sans discontinuer de libertés pour mieux promouvoir dans les faits des interdits et d’interdictions, passées, présentes et à venir. Si je n’ai pas senti, à l’occasion de ces interventions, cette totale liberté que j’appelle de mes vœux pour qu’un véritable travail philosophique soit possible, et je ne dis pas certain, il faut reconnaître qu’il s’agit là de l’habitude prise par l’encadrement scolaire avec des programmes et des principes, auxquels seul le professeur de philosophie semble échapper, pour le meilleur ou pour le pire - mais surtout qu’il s’agit là d’une conséquence profonde d’une loi majeure de notre état, de notre vie, individuelle et collective, parce que le monde a peur de la pensée, et par le monde j’entends celles et ceux qui ont des intérêts tellement personnels...
Par contre, les élèves, les jeunes, ont confiance dans les forces encore cachées et prometteuses de la pensée, de cette « réserve » qui reste en réserve et qui néanmoins donne de la substance à nos sentiments, à quelques unes de nos convictions et parfois même à une opinion, et ils aussi confiance en eux, dans cette énergie cérébrale, cachée et pourtant évidente dans les regards et dans les gestes et d’où tout naît à chaque instant, pour le meilleur et pour le pire. Mais, comme Epicure l’affirmait à ses disciples, il ne paraît pas que philosopher soit réservé à un âge, et par exemple, à la seule jeunesse ; car celle-ci, la nôtre, est tout de même assez « gavée » de savoirs, de connaissances, ... Ne sont-ce pas les adultes, et plus encore, les gens âgés qui ont besoin, aujourd’hui, dans la civilisation du confort, d’être « secoués », éveillés, réveillés, par un peu de philosophie ? A quand des interventions dans les maisons de retraite ? et auprès des salariés ? Ne faudrait-il pas imaginer, élaborer et concevoir une « éducation » tout au long de la vie (comme le disent des politiques qui ne lisent plus depuis...) de la petite école à la grande vieillesse ? Ne s’agit-il pas, en effet, avec « la philosophie », de penser tous les jours, et chaque jour mieux encore ? Que ce soit avec ces élèves de SEGPA, des élèves de lycées professionnels ou des participants d’un café de philosophie, je peux dire et conclure que, à chaque fois que nous avons réussi, ensemble, à approcher d’un début de pensée réelle et commune, j’ai senti, en moi, et en eux, ce frisson de notre épanouissement, car nous sentions, seul ou en même temps, que nous devenions plus forts, que nous venions d’éclairer une part de notre obscurité et qu’ainsi, nous nous faisions du bien, quasi charnellement. Ils respiraient mieux, plus calmement. Or, à l’évidence, ces moments sont trop rares, car le monde dont je parlais précédemment n’entend sans doute pas que nous puissions être heureux, profondément. Pour quoi, un tel système de la frustration ? c’est le mystère !