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La philosophie avant la terminale dans les environs de Poitiers par Jean-François Chazerans

Professeur de Philosophie, intervenant dans les classes. 2003
Publié le jeudi 5 juillet 2007.


Pour des éléments complémentaires voir Apprendre en philosophant, CRDP de Poitou-Charentes, 2006

Histoire des interventions

Organiser des interventions de philosophie à l’école et au collège a été dans la continuité des animations de cafés-philo[1]. Dans un cas comme dans l’autre l’objectif était de faire entrer la philosophie dans des lieux où elle n’est pas encore présente et de permettre de philosopher à ceux qui ne philosophent pas encore ou qui ne pourront pas philosopher du tout...

A partir de 1994, ayant eu connaissance des interventions annuelles de Marc Sautet[2] au collège de Latillé (petit village à 25 km de Poitiers) durant les journées philosophiques de Vouillé, et ayant organisé celle de Guy Samama[3] en 1996, il m’est apparu que l’enseignement de la philosophie pourrait être possible bien avant la terminale. J’avais lu les articles du GREPH[4] et des Cahiers Pédagogiques[5] et quelques articles dans la presse, en particulier sur la philosophie à l’école maternelle au Québec. Je portais donc un œil intéressé sur les controverses sur l’âge du commencement et sur la maturité. L’enjeu n’était-il pas de taille : ou bien seulement certains sont capables de philosopher et cela à partir d’un certain âge (18 ans) ou bien philosopher est (ou devrait être) une activité de tous : les très jeunes comme ceux qui n’ont pas suivi d’études ?

Comme pour les cafés-philo j’étais très inspiré par Eric Weill et Jean Toussaint Desanti. Avec le premier, je pensais qu’on commençait à philosopher en rupture avec une attitude première violente et qu’il s’agissait de mettre en place des conditions pour passer de la violence à la philosophie[6]. Avec le second, que la philosophie était un jeu dont on créait les règles en jouant[7]. Tout cela, pour moi, allait de pair avec un engagement individuel psychanalytique et collectif politique : s’émanciper soi-même avec les autres par la philosophie.

Dès 1996, suite à mes activités dans les cafés-philo, j’ai effectué quelques interventions sous forme de débats dans des lycées professionnels et des classes de seconde et de première des lycées d’enseignement technique et général. Mais les choses ont vraiment commencé en 1997. J’étais maître auxiliaire de philosophie et il m’a été proposé par le rectorat un poste de réemploi au collège de Latillé. M. Fleurisson, le Principal, m’a proposé d’être son adjoint. Je montais, entre autre, les dossiers et j’en ai profité pour proposer un « club philo » sous forme d’atelier de pratique artistique, pour les 4° et 3°. Le dossier a été accepté par les services de la MAAC (Mission Académique à l’Action Culturelle) et j’étais payé à la vacation. A partir de septembre suivant, à raison d’une séance d’une heure par semaine, j’ai animé avec une collègue de français Elisabeth Ballaguy, ce club-philo sur le modèle du café-philo[8].

A la même époque, en mai 1997, j’ai eu la chance de rencontrer Michel Tozzi au premier Colloque des cafés-philo à Marseille. Comme j’arrivais en retard le vendredi soir et que je ne connaissais pas grand monde, j’ai demandé en entrant au café de la Samaritaine où se tenait ce colloque à l’un des organisateurs, Pascal Hardy, de me placer à une table. Une place était libre à une table de quatre : il y avait François Housset, Michel Tozzi et Marcelle sa femme. Il n’y a pas de hasard : bien que ne les connaissant pas physiquement, j’avais participé avec François Housset (et Eric Coulon et surtout Jean-Christophe Grellety) au magazine philo-journalistique Socrate & C° et, étant « échoué » sans appui et sans aide dans un lycée de campagne, j’avais appris à enseigner la philosophie en lisant les productions de Michel Tozzi. Cette première rencontre s’est transformée en des relations étroites conduisant à des échanges, d’abord sur les cafés-philo et l’enseignement de la philosophie, puis, en y ajoutant la philosophie avant la terminale, par une collaboration continue. En même temps que je commençais à faire de la philosophie au collège je découvrais les articles publiés dans l’ARDAP (Association pour la Recherche en Didactique de l’Apprentissage du Philosopher) qui avait le charme d’être artisanalement photocopiée dans tous les sens...

Et fin 1998 l’ARDAP est devenue Diotime.l’Agora. C’est Oscar Brénifier, que j’ai lui aussi rencontré la première fois au colloque de Marseille, qui a proposé à Michel Tozzi de transformer les photocopies même pas agrafées en revue imprimée et de faire une coédition du CRDP de Montpellier et de ses éditions, les Editions Alcofribas Nasier. Michel m’a proposé de participer au comité de rédaction ce que j’ai accepté de suite.

Je n’ai pourtant jamais été tout à fait d’accord avec Michel Tozzi sur l’enseignement et l’apprentissage de la philosophie. J’ai toujours bien sûr souscrit à sa critique de l’exclusivité du cours magistral, de la dissertation et de la référence aux grands textes qui définissaient les cours de philosophie de terminale mais j’ai toujours pensé par ailleurs, selon le bon mot de Jacques Muglioni, que la philosophie était à elle-même sa propre pédagogie, et ne me suis jamais retrouvé dans une perspective didacticienne de son enseignement. Je fondais aussi ma critique de la façon exigée d’enseigner la philosophie en terminale plutôt dans le fait que toutes les conséquences n’avaient pas été tirées : si la philosophie était à elle même sa propre pédagogie, il y avait identité de la philosophie et de la pédagogie. La pédagogie ne pouvait pas être une science séparée de la philosophie et la dirigeant de l’extérieur.

Cela me conduisait à penser que la philosophie n’était pas un savoir mais une activité questionnante et critique à la base de tout savoir, prenant ce dernier pour objet. Ce qui m’avait amené à postuler que l’objet de la philosophie était le sujet philosophant lui-même. Elle ne pouvait pas être une discipline à côté des autres disciplines scolaires mais traversait de part en part l’enseignement qui se déployait dans chacune d’elles. Cela me conduisait donc à rejeter, non pas le nouveau programme de philosophie pour en revenir à celui de 1973, mais tout programme. Cela m’amenait aussi à trouver scandaleux le fait que la philosophie était cantonnée seulement aux classes terminales et y avait une fonction presqu’exclusivement sélective. Je postulais d’ailleurs que, pour être vraiment de la philosophie, il fallait qu’elle soient l’activité reine de tous et que, s’il y avait des exceptions, nous étions dans le rapport de force, le pouvoir et la violence et pas du tout dans la philosophie.

Je trouvais aussi que le « tryptique » tozzien « conceptualiser - argumenter - problématiser » ne permettait pas de définir l’essence de la philosophie[9], considérant que le critère distinctif en était plutôt le dialogue, pas la conversation socratique mais la mise en place d’un discours rationnel collectif[10]. Philosopher était pour moi penser par soi-même et avec les autres.

Mi-octobre 1997, j’ai été contacté par Pablo Carrion de la fondation 93[11] de Seine-Saint-Denis. Il m’avait trouvé par internet et il essayait d’étendre en province des interventions de philosophie au collège, particulièrement en classe de SEGPA (Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté). Avec Alain Beretesky, il partait du principe que, « face à des élèves en difficulté, les opérations culturelles proposées devaient être les plus ambitieuses possibles ». Ce projet consistait à faire intervenir des philosophes, en général quatre heures, dans des classes de SEGPA[12], ce qui provoquait un certain bouillonnement qui devait déboucher sur la production d’une œuvre artistique créée dans ou à partir d’un carré en bois de 3 mètres sur 3. Il cherchait deux classes. J’ai de suite accepté et lui ai communiqué les établissements de Poitiers qui avaient des SEGPA. Seul Philippe Pohin du collège Jean Moulin de Poitiers a répondu présent. Et Pablo a accepté que je fasse participer à l’expérience une 4° générale du collège de Latillé en collaboration avec leurs enseignants, en particulier Elisabeth Ballaguy avec qui j’animais le club-philo, Jean-Pierre Chabanne, un professeur d’histoire-géo et Georges Delplanque un professeur de technologie.

Nous avons mené à bien ce projet jusqu’au bout avec les deux classes. Nous avons même exposé les deux carrés tout l’été à l’Espace Scientifique Mendès France à Poitiers. Nous n’avons pas pu continuer la collaboration avec la Fondation 93 car le financeur étant le conseil général de Seine Saint Denis, il ne pouvait pas subventionner un projet qui avait lieu dans un autre département. Nous avons donc continué de notre côté avec Philippe Pohin en gardant toutefois des relations étroites et en prenant les mêmes thèmes qu’eux : la violence la première année, l’amour la seconde, apprendre la troisième. Nous avons choisi comme thème l’année suivante : la vie et les années suivantes nous avons adopté le choix du sujet en début de séance parmi ceux proposés par les élèves.

A la même époque, j’ai rencontré par Internet Jean-Marc Juret, un instit qui faisait son stage pour passer le CAAPSAIS F et qui avait pris pour sujet de son mémoire professionnel : Philosopher en classe de SEGPA. Nous avons quelque temps échangé, il m’a fait connaître Lipman et Marie France Daniel. Je lui ai proposé d’écrire un article pour la revue Diotime l’Agora[13] et j’ai l’ai mis en relation avec Michel Tozzi.

Le projet initié avec la Fondation93 continue encore aujourd’hui et s’est étoffé. A partir de septembre 2000, je suis intervenu une heure semaine avec les 3° SEGPA du collège Jean Moulin de Poitiers, et à partir de septembre 2001 s’est rajoutée une heure semaine avec les 3° SEGPA des deux autres établissements de Poitiers ayant des SEGPA, les collèges Renaudot et Serazin.

Nous avons continué l’année 2002-2003 en ajoutant la classe de 4° SEGPA du collège Jean Moulin. Une stagiaire CPE[14], Anne-Frédérique Brault, qui a fait des études de philosophie jusqu’à la maîtrise, suit la classe de 3° du collège Renaudot, anime elle-même des séances avec la classe de 6° a pris ces pratiques pour objet de son mémoire professionnel.

En décembre 1998, comme on parlait des cafés-philo et de la philosophie en SEGPA, avec l’institutrice de ma fille, Patricia Roux, elle m’a demandé d’intervenir dans sa classe de CM1-CM2. La classe travaillait sur la Justice, ils avaient eu l’intervention d’un juge sur l’institution, et nous avons décidé de continuer en proposant des débats sur ce sujet. Ces séances ont été suivies par une candidate au concours de professeur des écoles ayant une maîtrise de philosophie, Sandrine Fillatre et celles de l’année suivante ont débouché sur la rédaction de son mémoire professionnel : Le débat : une pratique philosophique à l’école primaire et sa soutenance à l’IUFM de Poitiers. L’expérimentation continue depuis à raison d’à peu près une heure tous les 15 jours et a encore été suivie en 2001-2002 par deux candidates au concours de professeur des écoles dont une, Stéphanie Mure à soutenu le dossier professionnel : Les ateliers philosophiques à travers le débat à l’école primaire[15], toujours à l’IUFM de Poitiers.

Durant l’année 2001-2002, sur la demande du Principal Mme Evrart et de la CPE, Mme Lahorgue, j’ai effectué cinq heures d’intervention sur les quatre 6° du collège de Latillé (20 heures). Il s’agissait de mettre en place des débats philosophiques en classe afin d’essayer d’améliorer les relations entre élèves et de réduire les incivilités. En effet, les élèves dominants le sont parce qu’ils sont physiquement plus fort que les autres. Les règles mises en place dans le débat : on peut parler de tout, égalité de la prise de parole, respect de celui qui parle... inversent ce rapport, car, le plus souvent, les plus forts physiquement ne sont pas ceux qui parlent le mieux, et rééquilibrent les relations, si bien que le dialogue prend progressivement le pas sur la violence. Je suis intervenu dans la classe de collègues de diverses disciplines, avec certains collègues avec qui on avait déjà travaillé ensemble en 1998, histoire-géo, maths, français, anglais, arts plastiques et EPS. De la même façon, en 2002-2003 je suis intervenu sept heures sur chacune de trois classes, une sixième, une quatrième et une troisième (21 heures) au Collège Ronsard à Poitiers sur la demande d’une stagiaire CPE, Nathalie Lassalle, qui a fait des études de philosophie jusqu’à la maîtrise, et qui a pris ces pratiques pour objet de son mémoire professionnel : L’initiation à la pratique du débat philosophique comme alternative à la violence.

En 2000, 2001 et 2002, nous avons participé, mon ami David Sawadogo, docteur en philosophie actuellement CPE au lycée Marguerite de Valois à Angoulême, et moi-même, au CESC (Comité d’environnement social et citoyenneté) du collège France Bloch Sérazin de Poitiers (4 ou 5 heures).

En 2002-2003, à la demande de Danielle Lacam la directrice du Centre Départemental de Documentation Pédagogique des Deux Sèvres et avec la collaboration de deux conseillères pédagogiques et de quatre puis cinq enseignants, trois de 6° SEGPA des collèges Rabelais et Pierre et Marie Curie à Niort et deux de CM2 des école Mermoz de Niort et de la Rochénard (79) et d’une libraire, nous avons lancé le projet Philopoème. Il s’agit pour moi d’intervenir et d’accompagner et pour le groupe de s’organiser collaborativement pour mener à bien les débats. Il est convenu que quelques classes effectuent une production écrite suite aux discussions et qu’une rencontre soit organisée avec Brigitte Labbé, l’auteur avec Michel Puech de la collection Les goûters philo chez Milan.

Au mois d’avril à débuté un projet dans le Lycée Professionnel Gaston Barré en seconde et terminale BEP dans le cadre de l’ECJS (3 heures) et, en mai, en grande section de maternelle, en CP et en CE1 à l’école Jacques Brel en ZEP (20 heures).

Pour finir, nous ne ferons que noter quelques interventions ponctuelles dans des lycées de Poitiers (une ou deux heures chacune) dans des Lycées Professionnels, lycée du Dolmen et lycée Auguste Perret, ou des lycées d’enseignement général, lycée du Bois d’Amour, lycée Aliénor d’Aquitaine et lycée du Futuroscope.

Il est à remarquer que quelques collègues professeurs de philosophie, au moins 4 sur Poitiers et 2 sur Niort commencent à s’intéresser à de telles pratiques et que nous pourrions peut-être organiser des projets plus conséquents l’année prochaine.

Parallèlement à ces activités locales dans des classes et à l’élaboration progressive de ma méthode d’animation, j’ai été invité par la Fondation93, sur les conseils de Michel Tozzi, fin avril 2001 au colloque « Nouvelles pratiques de la philosophie » qui s’est déroulé à l’INRP et j’ai proposé de participer au comité de pilotage des colloques suivants qui ont eu lieu au CRDP de Rennes en 2002 et à Nanterre en 2003.

A ce même colloque j’ai proposé de créer un site internet et une liste de discussion web, ce qui fût fait le 26 avril. Aujourd’hui la liste compte à peu près 170 adhérents et le site plus d’une centaine de travaux qui vont de l’article à la thèse[16].

La méthode de l’intervenant en philosophie par les enfants[17]

Ma méthode fait appel à un intervenant extérieur spécialiste des débats philosophiques. C’est la méthode que j’ai utilisée la première fois en 1997 pour le club philo du collège de Latillé et pour l’opération"carré de nature, carré de culture" de la Fondation 93. L’enseignant est présent durant toute la séance, prend le plus souvent des notes et peut intervenir (surtout s’il est mis personnellement en cause par les élèves de la classe...). Mais son rôle ne se limite pas à cela puisqu’il peut aider les élèves avant le débat, dans leurs recherches préalables des sujets, des définitions, ou des exemples et anecdotes, et après le débat dans la mobilisation des acquis et la préparation de la séance suivante. Enfin, cela se passe ainsi au début quand ils ne savent pas ce qui va arriver et qu’ils ont besoin d’être rassurés. Après, avec l’expérience ils acceptent l’improvisation.

J’ai adapté la méthode que nous avons mise en œuvre dans le cafés-philo de Poitiers et tirée de celle initiée par Marc Sautet. Ordinairement, le débat de café-philo dure au plus deux heures et consiste en une libre argumentation entre les participants. Le sujet n’est pas donné à l’avance, mais choisi parmi ceux qui ont été proposés par les participants en début de séance. En votant les élèves choisissent, soit de continuer sur la question débattue lors de la précédente séance, soit de changer mais alors, ils doivent en proposer de nouvelles. La durée des séances en classe est assez variable, de une heure en CM2 à deux heures en 3°SEGPA et les sujets peuvent être aussi donnés d’une séance à l’autre. Les élèves sont en cercle (pas en demi cercle mais en cercle). Le professeur est assis parmi eux ou un peu en retrait. L’animateur doit trouver et prendre sa place, le plus souvent un peu en retrait du cercle. Les règles de la prise de parole sont aussi très simples, quand le sujet est choisi en début de séance, celui qui l’a proposé ne peut pas accaparer la parole au début du débat. Chacun doit demander la parole que l’animateur distribue dans l’ordre dans lequel elle a été demandée. Sauf dans certains cas : ceux qui n’ont pas encore parlé ont priorité sur ceux qui ont déjà parlé et ceux qui ont peu parlé sur ceux qui ont beaucoup parlé.

L’animateur dans un débat philosophique est pour moi comme un psychanalyste dans une analyse : un ferment catalytique[18] Comparaison que l’on peut prolonger en disant que comme dans une psychanalyse le patient à besoin de quelqu’un d’étranger pour cheminer, il en est de même de la classe dans le débat philosophique. Puisque l’ « agitateur » n’est pas l’enseignant de la classe, ni un enseignant mais un "ferment catalytique", cela permet en particulier aux élèves de pouvoir passer plus facilement de l’hétéronomie à l’autonomie en acceptant le dialogue collectif. L’enseignement généralement est un "flux" prof-élèves avec de temps en temps un retour élève-prof ou élèves-prof. Le débat philosophique est un "flux" élève-élèves ou élèves-élèves, dans lequel l’animateur ne sert pas de médiation entre les élèves. Dans une situation d’enseignement un élève particulier s’adresse rarement à un autre élève, tout passe par le prof. Dans un débat philosophique les élèves s’adressent toujours les uns aux autres.

Il ne s’agit pas d’enseigner un "savoir" mais de faire apparaître, de faire prendre conscience, d’ouvrir, de délester en suscitant l’autonomie en pensant par soi-même et le dialogue collectif en pensant avec les autres. Jean-Toussaint Desanti faisait un jour cette métaphore : Il y a deux attitudes lorsqu’on est en présence d’une déchirure. Dans la première, l’attitude techniciste, on va prendre du fil et une aiguille et tenter de la recoudre. Dans la seconde, l’attitude philosophique, on va essayer d’ouvrir cette déchirure pour aller voir ce qu’il y a derrière. L’artiste est celui qui fait des déchirures. Recoudre ici, c’est utiliser un savoir ou un savoir faire, science, technique ou opinion (idée toute faite, préjugé.). Et philosopher c’est non seulement s’empêcher de recoudre mais aller y voir. Et personne ne peut le faire à la place d’un autre.

Bien qu’il y ait un rythme propre à chaque groupe, certaines constantes sont à remarquer. Puisque je suis identifié comme un « intervenant », les élèves, surtout les plus jeunes, dans leur quasi totalité attendent des réponses de ma part à leurs questions. Nous faisons donc, une grande partie de la première séance, un travail sur la question et le sujet du débat. Les élèves doivent apprendre à poser leur propres questions et je me défends de répondre à celles qu’ils me posent. C’est frustrant pour beaucoup qui, quelques fois, m’en veulent car ils pensent que je fais de la rétention. J’ai peut-être dernièrement trouvé un moyens de les mettre sur la piste. C’était en CP-CE1 et je leur ai demandé de poser les questions qu’ils se posent et qu’ils posent autour d’eux, à leurs parents à leurs enseignants et auxquelles ils n’obtiennent pas de réponses. Cela semble les avoir aidés.

Mais cela ne s’arrête pas là car si les élèves ont l’habitude qu’on pose des questions à leur place, ils ont aussi l’habitude qu’on leur pose des questions, d’être interrogés par leur enseignant pour savoir s’il ont compris. Après avoir choisi collectivement le sujet, ils vont donc répondre à la question très dogmatiquement. Par exemple avec la même classe de CP-CE1, après avoir choisi le sujet : Où va-t-on quand on est mort ? les cinq premières interventions ont apporté la même réponse : au paradis. Et puis progressivement cette réponse est apparue pour ce qu’elle était : un « occulte-problème » car il était très difficile de savoir où était le paradis et ce qu’il était. Surtout que j’ai posé l’autre question : ou étions-nous avant de naître ? Là aussi les réponses ont jailli immédiatement : dans le ventre de notre mère ? dans les roses et les choux (et même les choux de Bruxelles...) ? mais très vite la « simplicité » de la réponse et le fait qu’elle servait à éviter d’aller penser plus loin, sont apparus de façon cruciale. Le débat a alors dérivé sur : est-ce que les sorcières existent ?

Mais était-ce vraiment une dérive ? Car il m’a semblé que le groupe devait s’atteler à la question : est-ce que le paradis ça existe ? et donc ils ont trouvé un autre cas plus immédiat « les sorcières » pour en débattre. Il fallait s’entendre sur la réalité, si je le vois, est-ce que ça existe vraiment ? Si quelqu’un nous dit qu’il l’a vu, est-ce que ça existe ? Cette façon de procéder, qui semble, pour les enseignants que nous sommes, tourner longuement en rond, et qui n’est pas toujours si évident à comprendre, est un moment remarquable de tout débat. Ni l’enseignant de la classe, ni moi même, pouvons arriver à ce que les élèves le dépassent. Il faut que ce soit l’un d’entre eux qui le fasse. Par exemple, en CM2 à l’école Mermoz de Niort, le sujet était : Pourquoi la guerre ? et ça tournait, tournait et retournait sur la guerre en Irak, quand à un quart d’heure de la fin, un élève n’ayant jamais rien dit avant, ni dans cette séance ni dans les précédentes, a recentré le débat sur la nature même de la guerre en proposant une définition qui synthétisait les propos déjà entendus, ce qui a eu comme effet de permettre une suite d’interventions plus structurée d’autres élèves et de permettre la mise en place d’un dialogue.

J’ai découvert tardivement qu’il s’agissait comme en pédagogie institutionnelle, tendance Lobrot[19], Lapassade[20] ou Lourau[21] de proposer un cadre pour que la classe s’institutionnalise et s’autogère. Mais, différemment de ces auteurs, je pense que, puisqu’il s’agit de l’intervention d’un enseignant dans la classe de ses collègues, le débat philosophique est à la fois le but et le moyen d’institutionnalisation. On dit souvent qu’il n’est pas possible d’enseigner à philosopher, et je serais plutôt d’accord. Je considèrerais même que, comme l’écrit si justement Michel Lobrot dans « l’autonomie de l’acteur », in Les pédagogies autogestionnaires (Ivan David, 1995) :

« rien, dans le domaine de la construction psychologique, ne peut être obtenu par la contrainte ». Ne faudrait-il donc pas en tirer comme conséquence que peut-être on pourrait commencer à apprendre à philosopher tout seul si on nous en donnait les moyens ? De plus, n’en est-il pas d’un groupe constitué comme d’un individu particulier ? Ne peut-on pas suivre Kurt Lewin sur ce point ? En effet, Michel Lobrot l’explique ainsi dans « l’autonomie de l’acteur », in Les pédagogies autogestionnaires (Ivan David, 1995) :

"L’idée de base, venue de Kurt Lewin et que celui-ci avait soumis à des épreuves expérimentales, était que tout groupe, quel qu’en soit le but et l’origine, est fondamentalement autonome. Il se conduit lui-même et toutes les tentatives pour lui imposer, de l’extérieur, une direction ou une orientation ne peuvent que le paralyser ou le rendre stérile. La seule position valable et utile que puisse prendre quelqu’un qui prétend l’aider et le rendre efficace est de se placer en marge, dans un rôle d’observateur, d’analyste voire de conseiller, en tout cas pas dans un rôle de dirigeant" (p.66). Et donc, ne s’agirait-il pas d’apprendre et de commencer à philosopher parce qu’un enseignant nous l’apprend, ni tout seul en autodidacte, mais dans notre relation, non pas à un individu particulier mais à un groupe ? Ne s’agirait-il pas en pensant par soi-même avec les autres par le dialogue toujours entretenu d’acquérir et de garder son autonomie personnelle et l’autonomie collective du groupe ?


Notes

[1] Pour des informations à ce sujet voir le site de l’Association Philosophie Par Tous http://www.philopartous.org et de Café-PhiloWeb http://cafephiloweb.free.fr . On pourra se référer en outre aux articles suivants :
- Fait-on de la philosophie dans les cafés-philo ? par Jean-François Chazerans, Article paru dans Diotime/L’Agora, n°3 janvier 1999, http://www.ac-montpellier.fr/ressources/agora/ag03_039.htm
- Tout le monde peut-il philosopher ? par Jean-François Chazerans et Jean-Pierre Seulin Article paru dans Comprendre le phénomène café-philo - Les raisons d’un succès mondial en 30 questions. Ouvrage collectif sous la direction de Yannis Youlountas, La Gouttière, 2002, http://pratiquesphilo.free.fr/contribu/contrib25.htm
- Philosophe-t-on vraiment au café-philo ? par Jean-François Chazerans et Jean-Pierre Seulin Article paru dans Comprendre le phénomène café-philo - Les raisons d’un succès mondial en 30 questions. Ouvrage collectif sous la direction de Yannis Youlountas, La Gouttière, 2002, http://pratiquesphilo.free.fr/contribu/contrib24.htm
- A quoi peut bien servir un animateur dans un café-philo ? par Jean-François Chazerans et Jean-Pierre Seulin Diotime /L’Agora, n° 19, novembre 2003 http://www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora/D019002A.HTML

[2] Professeur de philosophie qui a créé le premier café-philo au café des Phares place de la Bastille à Paris, auteur d’ Un café pour Socrate, Laffont, 1995.

[3] A l’époque assistant de François Jullien, président du Collège International de Philosophie.

[4] Sylviane Agacinski, « Ces éducations prématurées qui font tant de bruit » ; Jacques Derrida, « l’âge de Hegel » ; Roland Brunet, « Margarita Philosophica » et « Platon en sixième » et Bernadette Gromer et Jean-Luc Nancy, « Philosophie en cinquième », in GREPh, Qui a peur de la philosophie ? Garnier Flammarion, 1977.

[5] Roland Brunet, « Enseignement philosophique en sixième », Les Cahiers Pédagogiques, n°159, décembre 1977.

[6] Eric Weil, Logique de la philosophie, Vrin.

[7] Jean-Toussaint Desanti, Philosophie : un rêve de flambeur, Grasset, 1999.

[8] Voir Jean-François Chazerans, Un club philo au collège de Latillé, http://www.pratiques-philosophiques.net/contribu/contrib01.htm.

[9] Pour une critique de cette définition, voir François Galichet, « Qu’est-ce que le philosopher ? », Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre, Actes du Colloque de Rennes, sous la direction de Michel Tozzi, CRDP de Bretagne, 2003.

[10] Voir l’article écrit avec Jean-Pierre Seulin, « A quoi peut donc bien servir un animateur de café-philo ? » Diotime /L’Agora, n° 19, novembre 2003 http://www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora/D019002A.HTML

[11] www.fondation93.org

[12] Voir par exemple « un agrégé de philo en SEGPA » par Jean-Pierre Zarader Diotime / L’Agora, n°9, mai 2001.

[13] Voir « Philosopher en classe de SEGPA », Diotime/L’Agora, n°2.

[14] Conseillère Principale d’Éducation.

[15] www.pratiques-philosophiques.net/contribu\contrib74.htm

[16] www.pratiques-philosophiques.net pour le site et http://fr.groups.yahoo.com/group/pratiques-philosophiques par la liste pour des explications voir Qui sommes-nous ? www.pratiques-philosophiques.net/sommes.htm

[17] voir Jean-François Chazerans, La méthode de l’intervenant en philosophie par les enfants, Diotime/L’Agora, n°17, mars 2003, www.pratiques-philosophiques.net/contribu\contrib33.htm

[18] Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, p. 61.

[19] Michel Lobrot, La pédagogie institutionnelle, Gauthier-Villars, 1966.

[20] Georges Lapassade, l’autogestion pédagogique, Gauthier-Villars, 1971.

[21] René Lourau, l’analyse institutionnelle, Editions de Minuit, 1970.


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